Bordée de bosquets épars, une terre aride occupe de la moitié aux deux tiers de l’image. Fixes, les plans sont traversés ; par un homme en vélo, un chevreau, des femmes transportant du bois sur une remorque tractée par un âne, des feuilles sèches charriées par le vent. En quelques plans, le début du Périmètre de Kamsé marque ainsi un attachement au lieu, demeurant quand les êtres passent. Mais le film montre la manière dont la mise en mouvement des habitant.e.s du petit village du Burkina Faso va elle-même modifier cet espace immuable en voie de désertification. Olivier Zuchuat s’intéresse en effet à un processus de revitalisation des terres, dont il observe les étapes avec précision, sans que le didactisme l’emporte sur les situations, à travers des choix formels qui parviennent comme rarement à exprimer sur l’écran une solidarité entre des hommes (et des femmes) et un territoire. Pour cette proposition cinématographique autant qu’en raison de l’attention qu’il porte à un type d’initiative méconnu, nous avons souhaité poser quelques questions au cinéaste. À l’heure où les salles sont saturées, Le Périmètre de Kamsé n’a pas bénéficié d’une attention à la hauteur de ses mérites. L’image qu’il nous livre est en effet des plus importantes quand l’heure est aussi celle où, en Afrique comme dans le reste du monde, la nécessité de repenser collectivement l’action exercée sur l’environnement se fait partout de plus en plus pressante, inévitable.
Débordements : Comment avez-vous découvert le village de Kamsé et le processus de revitalisation terres ?
Olivier Zuchuat : En 2006-2007, je m’étais « enfermé » dans un camp de réfugiés dans la région du Darfour, le long de la frontière Soudano-tchadienne et j’y avais tourné Au loin des villages. J’avais filmé ce camp comme un paysage de guerre. Les récits des réfugiés que j’ai enregistrés se sont glissés dans les images de ce quotidien au ralenti, agissant comme un révélateur et donnant à voir un (jusque-là) invisible de la guerre. Les images du camp devenaient paradoxalement des images de guerre, même si cette dernière est hors champ, « hors camp ». L’enjeu paradoxal de ce film était là : filmer la guerre sans la montrer. Les paysans déplacés ne cessaient de parler de leurs champs, que d’autres cultivaient désormais…
En 2016, au plus fort de la crise des migrants qui traversaient la Méditerranée dans des embarcations de fortune, de nombreux films étaient tournés sur ces drames. Pour autant, je me suis dit qu’il fallait également aller au-devant d’un autre drame, d’une autre guerre, face à la désertification cette fois-ci, en filmant ceux qui restent. En effet, une partie considérable de la population sahélienne n’émigre pas ou ne quitte pas les villages pour les villes, et se retrouvent à la fois actrice et victime de la sécheresse. Ce film est consacré à celles et ceux qui décident de faire front, de mener bataille contre le désert. Un film à l’envers des « films aux frontières » consacrés aux drames migratoires. Un film pourtant à la frontière puisque sahel signifie « bord », « rivage » en arabe… sur la rive du désert donc…
Au hasard de mes recherches, j’ai appris à l’été 2016 l’existence au Nord du Burkina Faso d’un certain nombres d’initiatives de luttes collectives contre le désert, basées sur la construction de périmètres arborés, comme cela avait lieu à Kamsé. J’avais toujours avec moi le souvenir vif de ces femmes tchadiennes que j’avais filmées en 2006 dans le camp de déplacés de Gouroukoun lors du tournage d’Au loin des villages : elles plantaient quelques plans de mil et de sorgho au pied des tentes fournies par le UNHCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés), car aucune parcelle de terre ne devait rester improductive… Planter, c’était affirmer qu’on est en vie.
D : Qu’est-ce qui vous a décidé de faire un film à cet endroit en particulier ? Et sur quelle durée s’est étalé le tournage ?
OZ : Kamsé est un tout petit village de la région du Centre-Nord. À une dizaine de kilomètres de Kamsé, proche du village de Goèma, se trouve une ferme expérimentale, qui essaie de promouvoir, avec le soutien de l’ONG Terre Verte, des techniques de revitalisation des zones qui étaient arables. Il y a une cinquantaine d’années encore, toute cette région était recouverte d’arbres, de végétation. C’était une savane, avec des lions ! Actuellement, cette zone est semi-désertique. On assiste à la multiplication des « zippélés », ces zones de terres dures sur lesquelles plus rien ne pousse. La raison principale de cette désertification rapide est l’activité humaine sur place, et dans une moindre mesure le changement climatique au niveau planétaire. L’augmentation récente de la population, les coupes sauvages de bois (notamment pour faire du bois de cuisson), la surexploitation non durable des terres ainsi que la multiplication des troupeaux de chèvre et de moutons qui dévorent la végétation sont les principaux facteurs responsables de ce désastre. Je me suis alors décidé à filmer la transformation locale de ce tout petit endroit, le village de Kamsé qui, au moment où je suis arrivé, commençait une série de consultations entre tous les habitants.
Je suis resté à Kamsé huit fois deux semaines. Comme souvent dans mes films, je me suis alors « arrimé » à ce lieu. Je m’installe souvent dans des endroits relativement confinés (un camp de réfugiés, un îlot inhabité de la mer Égée, ici un périmètre dans le désert), que j’arpente longuement. Il s’agit d’observer celles et ceux qui s’y sont établis ou qui ne font que les traverser, de tenter de comprendre les puissances de l’espace, ses forces géométriques, ainsi que les modes de vie de ceux qui se sont décidés à habiter un tel lieu ou qui y ont été contraints. Ensuite, je cherche où placer la caméra afin d’accueillir les situations, en somme, accepter de laisser advenir les choses, la vie se faire, et se défaire. Inscrire l’action des femmes et des hommes dans un territoire, percevoir les liaisons fondamentales entre des corps et les lieux qu’ils habitent.
D : Le film documente un processus de revitalisation dont on suit les étapes, mais il le fait avec les moyens spécifiques du cinéma. Il ne se situe pas « au plus près » de l’action : ce qui frappe dans la forme est l’utilisation d’un format large, le scope, et aussi de plans plutôt larges et fixes. Comment en êtes-vous arrivé à choisir ce type de plan ? Est-ce que cela posait des contraintes particulières au tournage ?
OZ : Le format scope m’a paru intéressant pour filmer une transformation collective d’un espace, d’un paysage. Je savais que j’allais filmer des espaces vides écrasés par le soleil, des groupes de personnes qui se déplacent, et qui creusent. S’attaquer au désert, c’est tenter de modifier l’horizon, cette ligne lointaine d’où surgissent des silhouettes. Le choix du scope me semble compatible avec cette idée. Je savais aussi que je n’allais pas suivre une personne en particulier, mais filmer les groupes en discussion. À nouveau, un format scope permet, en privilégiant l’image dans l’axe horizontal, de resserrer le cadre sur l’étendue du collectif (au travail, au repos, en réunion…), d’en célébrer la force. Mais le choix du scope a rendu la prise de son plus difficile : le preneur de son Hamado Kangambega dit « Stickman » a du se munir d’une perche très longue pour les scène de groupe, ainsi que de trois micros HF.
D : Le premier plan semble inverser le dispositif le plus courant du film : au lieu d’une caméra fixe et un cadre où passent les gens, on a une caméra mobile qui filme des femmes immobiles. On a aussi l’impression que c’est un plan qui est mis en scène pour le film. Comment ce plan s’est-il mis en place ?
OZ : Je voulais rendre hommage à ces femmes de Kamsé et des villages avoisinants, à leur force de travail, à leur courage. Elles ont tant à porter, dans tous les sens du mot. Aussi, un matin, avant qu’elle ne se mettent à creuser, Hamado Kangambega et moi-même leur avons proposé de faire une pause et de se regrouper. Je leur ai expliqué que je voulais faire leur « portrait de groupe » dans cette bataille contre le désert. Elles ont gardé leurs pioches à la main. Certaines avaient peur de la caméra si proche, surtout pour leurs enfants. Ce qui explique que certains visages soient quelque peu tendus. Mais toutes ont tenu à être dans le plan, déterminées. Quelques-unes d’entre elles avait déjà marché 10km, avec leurs enfants sur le dos, pour venir creuser…
D: Le Périmètre de Kamsé n’est pas seulement concentré sur le processus de revitalisation, ce n’est pas qu’un film de travail et de mobilisation, d’effort. Le récit alterne entre des discussions collectives, de l’action, et des pauses, des moments qui montrent un quotidien (une cour, des enfants dans l’eau…) et qui expriment aussi une forme de recul de la part de celles qui travaillent (la femme qui dit qu’une fois ses trous creusés elle prend ses indemnités et se repose). Comment avez-vous pensé cette économie du récit ?
OZ : Il m’importait de filmer également cette vie précaire aux prises avec la chaleur, avec le manque d’eau. À Kamsé le temps paraît suspendu, et pourtant une urgence sous-tend ces existences menacées par le désert et par la possible arrivée des djihadistes, qui heureusement sont encore plus au Nord. Qui plus est, les travaux se sont étalés sur deux ans. Entre temps, il a plu, la vie a continué, les djihadistes ont procédé à des attaques…
D : À la suite d’une pluie, on trouve dans le film une séquence particulière, filmée par des habitants eux-mêmes. Qu’est-ce qui vous a fait intégrer ce plan ? Car vous auriez pu choisir de privilégier la « cohérence » esthétique.
OZ : Comme il ne pleut pas souvent, la probabilité que j’assiste lors de l’un de mes tournages à une grosse pluie qui allait remplir le bassin de rétention appelé « bulli » était très faible. J’ai remis à des personnes qui travaillaient à la ferme pilote de Goéma une petite caméra fixable sur la tête. Ce sont donc eux qui ont filmé cette séquence. Lorsque les djihadistes ont commencé à perpétrer des attaques aux abords de la région de Kaya, j’ai d’ailleurs réfléchi à ce que cela soit les habitants de Kamsé qui terminent eux-mêmes le film. Mais cela demandait un peu d’infrastructure et je n’ai pas eu le temps de le faire avant que la situation ne devienne encore plus complexe et ne m’empêche de retourner à Kamsé sans me mettre en danger. Je le regrette…
D : Une des séquences les plus longues du film pourrait sembler a priori nous éloigner du « sujet » de la revitalisation des terres, celle où l’on assiste à un sacrifice de poulets. On est aussi loin à ce moment d’une approche du lieu plus technique et rationnelle qu’on peut voir par ailleurs. Est-ce que c’est justement ce rapport qui vous intéressait ?
OZ : Le sacrifice fait partie intégrante du processus. Les semis en terre, il faut qu’il pleuve régulièrement sinon les jeunes pousses de mil sèchent très vite dans la fournaise avant que leurs racines ne leur permettent de trouver de l’humidité dans le sol. Il faut donc demander aux ancêtres qu’il pleuve et effectuer les sacrifices idoines, ici une offrande de trois poulets d’une espèce rare. Construire un périmètre c’est certes « rationaliser » des techniques agrobiologiques ancestrales, mais c’est aussi s’inscrire dans la tradition animiste. C’est là une des conditions indispensables à la réussite de ce processus qui mobilise la totalité du village, et donc toutes ses sensibilités, toutes ses religions et pratiques traditionnelles.
D : En filmant ce qui se passe à Kamsé, le film s’arrête sur une situation locale, laissant le reste hors-champ. Mais certains éléments permettent de faire un lien entre la situation isolée et un contexte plus large, entre la petite histoire de Kamsé et l’histoire du pays : je pense notamment aux radios. Quelle était la nécessité pour vous d’ouvrir le lieu à un contexte ?
OZ : Les petites radios ont une fonction importante dans la vie du village, et par extension dans le film. On y écoute les nouvelles, ainsi que des radios locales qui diffusent des émissions liées à l’agriculture, à la santé. Ces radios locales renforcent le tissu social dans ces campagnes et il y a désormais des émissions spécifiques destinées aux femmes. Lorsque les djihadistes ont attaqué la capitale Ouagadougou début mars 2018, j’étais en tournage à Kamsé et les premières nouvelles sont arrivées par le truchement des petites radios. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’en faire un des « actant » du film… Les radios, c’est le hors champ, le hors-périmètre. Plus on gagne cette bataille locale contre le désert, plus on apprend que la situation au Nord se délite, qu’un désert étatique, sanitaire, scolaire se met en place…
D: Dans votre premier film, Djourou, une corde à ton cou, vous abordiez la situation de l’Afrique sous un angle économique, en vous intéressant à la crise de la dette, à travers l’exemple du Mali forcé de rembourser des emprunts dont le pays n’avait pas même bénéficié. Vous vous interrogiez sur le rôle des banques suisses, du FMI et de la Banque Mondiale dans cette crise financière. Ici on est a priori dans un rapport à l’environnement, sur un problème dont les causes semblent avant tout locales : est-ce que vous voyez un rapport entre les deux, entre l’économique (et même le macro-économique) et l’environnemental ? On remarque aussi que les techniques de revitalisation du sol sont des techniques traditionnelles, demandant peu de machines.
OZ : La lutte contre le changement climatique et la désertification ne sera possible que si les pays riches soutiennent les pays du Sud, notamment dans la zone sahélienne. Un développement économique durable au niveau planétaire est indispensable. Les changements climatiques, la désertification et les crises migratoires dramatiques qui vont en découler vont se charger de nous rappeler que nous sommes une seule et même population, de plus en plus interdépendante, sur une seule et même planète en danger. Il est intéressant de noter que les techniques de revitalisation des sols mise en place à Kamsé et le principe du bocage tel qu’il a été pratiqué en France ne sont pas si lointaines. On a ensuite coupé les haies en Europe dans les années 70-80 pour intensifier l’agriculture, et on reçoit désormais des subventions pour les replanter… L’agro-écologie est la seule voie possible. Certaines pratiques traditionnelles, non intensives, vont alors retrouver grâce, bien sûr avec quelques aménagements et progrès.