Aller du terroir au trou noir, en passant par les fêtes de village et les centrales nucléaires. Bricoler des antennes satellites de fortune pour biper des aliens répondant par l’entremise de barbe à papa. Utiliser des jouets musicaux et des tubes disco comme signaux, un camping-car en lieu d’« ovnibus » et des Inuits en guise d’E.T.. Les ufologues d’Ovni(s) vont de l’eurêka mathématique à une expérimentation low cost, accrochant des ampoules dans une chambre étudiante pour des calculs d’astrophysique ou récupérant de la poussière extraterrestre avec une balayette joliment ringarde. Le vieux neuf y a déjà des allures de discount, de modernité au rabais, et si la seconde saison se clôt sur le lancement réussi d’Ariane, réparant l’ouverture de la première sur l’explosion de la fusée fictive de Didier Mathure, Cristal, elle aura trouvé nombre de ses gags dans la défaillance technique ou le high-tech grotesque. Toute la série, aussi, transpire l’asphyxie financière. La première saison avait embrayé l’intrigue en mettant Didier à la tête du GEPAN (Groupe d’études sur les phénomènes aérospatiaux non identifiés) avec pour mission d’en justifier la fermeture. Une même rationalité budgétaire ouvre la seconde avec les coupes annoncées au CNES (Centre national d’études spatiales) par le ministre de la recherche, pour cause de crise financière suite au second choc pétrolier. De ce paupérisme scientifique, Ovni(s) tire à la fois l’argument du traficotage clandestin en quoi tient l’essentiel des actions – connecter le plombage d’une paysanne à une radio cosmique, participer à une émission de variété pour empêcher la fin du monde – et la caution de ses propres limites techniques. La simplicité règne sur les effets, d’une poupée qui plane aux apparitions intermittentes d’un flamand rose intergalactique. Le style en est moins proche du Ed Wood burtonien (des ficelles apparentes) que d’un Spielberg réaménagé aux conditions hexagonales, et croisé au cru mélièsien : si elle convoque sans cesse le réalisateur d’Indiana Jones (auquel Mathure est associé lors d’une dernière scène y faisant littéralement clin d’œil), jusqu’à l’inviter comme bref personnage de la saison 1, la série emprunte aussi au magicien de Montreuil son goût pour la fumée et le fantastique scientifique, jusqu’à rendre hommage à sa fameuse Lune en un des effets les plus « primitifs » qui soient de cette dernière saison. Ce paradoxe dimensionnel – entre la voie lactée et les étangs, entre Hollywood et Farces et attrapes – est résumé par la circonscription du drame, qui ne relie une planète lointaine qu’à quelques dizaines de kilomètres carrés dans le Sud de la France[11] [11] Par ailleurs filmés en Belgique. .
Ovni(s) provincialise Spielberg. Mais il si elle en ampute les moyens – pas de vaisseau, et un cochon pour tout dino – c’est au nom de la morale d’Encounters of the Third Kind, dans lequel des cours d’optique à destination de civils alarmés démontraient que de parfaites illusions viennent des trucs les plus sommaires : le reflet d’un phare ou le vol de vaisselle, du givre sur des branches ou un ballon volant au bas des nuages. Toute la première saison, jusqu’à son twist ultime et incertain, en restait encore à cette morale sceptique : la possibilité du phénomène extraterrestre relevait de la pure spéculation, et les enquêtes ne débouchaient que sur des déceptions rassurantes. Elle semblait par là proposer une archéologie du complotisme contemporain, trouvant dans l’ufologie l’origine à la fois scientifique et loufoque de son herméneutique déréglée. La seconde saison, si elle continue de se référer au cinéma de complot et de cultiver les figures du charlatan, dépasse toutefois le doute hyperbolique. Les scénaristes semblent avoir voulu répéter avec elle la bascule narrative entre les deux parties du film de Spielberg, qui va de l’incrédulité à la croyance jusqu’à la rencontre. Preuve en serait que deux photos de Truffaut extraites du film de 1977 illustrent la page « Didier » du photomontage servant de dossier artistique à la série[22] [22] Disponible sur le site du CNC . La trajectoire de Mathure reproduit celle de Claude Lacombe, divorces et remariages en plus. Lui qui doutait croit et communique, avec un lointain qui s’avérera finalement d’une autre distance que celle prévue.
Un semblable trajet justifie qu’à l’archéologie du complotisme se substitue celle des crises migratoires, à travers les échos répétés des boat people et d’autres réfugiés hantant les ondes. Une chasse à l’homme par la gendarmerie rappelle par rétroprojection toutes les dispositions d’accueil ultérieures de la France, en même temps que se font entendre des voix du temps où Bernard Kouchner passait pour un héros et où le sort des migrants était objet de commisération médiatique. L’une des beautés de la série vient de son regard historien sur cette charnière dans la généalogie de la déprime contemporaine, la sortie des Trente Glorieuses, les derniers morceaux d’espoir déjà éclipsés par une gouvernementalité de la crise permanente. D’où l’esperanto, portail civilisationnel si décisif dans le récit, et qui y relaie cette force faible des fois placées dans d’improbables objets. Clémence Dargent et Martin Douaire, à l’origine de la série, semblent avoir voulu extraire du crépuscule d’une époque le noyau d’un optimisme bientôt hors de saison, en ravivant les couleurs d’un monde plastifié[33] [33] Voir l’entretien avec le chef-opérateur Nicolas Gaurin. . Mais cette même chaleur des tons, sensible dans le rose sucré de la barbe à papa comme dans les tenues venues d’une friperie bariolée, accuse en même temps, par sa saturation, la distance du regard joueur posé sur cet âge clinquant. L’anthologie vintage motivant l’esthétique d’Ovni(s) vitrifie un brin ce qu’elle recueille. Cela l’autorise en retour à un éclectisme rare dans les références qu’elle convoque, sous la forme d’une « digestion distanciée » à la base de toute poétique postmoderne. Ce métabolisme culturel spécifique intègre le passé non en tant que tradition mais au titre de fétiche : tout objet devient gadget, tout vêtement costume et tout code vignette, tandis que l’expression se glisse dans le pastiche. Ovni(s) se plie joyeusement à cette fonction d’agrégatrice référentielle, avec un sens de l’allusion qui n’a d’égale que l’ampleur du spectre qu’elle embrasse. Des couples nouvelle-vaguesques formés par Quentin Dolmaire et Daphné Patakia (Truffaut jeunes années, jusqu’à Baisers volés) ou Melvil Poupaud et Géraldine Pailhas (quelque part entre Domicile conjugal et L’Amour en fuite) aux références à la loge lynchienne de Twin Peaks, en passant par une ouverture lorgnant vers Chernobyl , des scènes inspirées du cinéma de camping ou de complot, de Hitchcock et de Superman, de clips vidéo improbables ou des expérimentations sonores de Tati, la série pioche dans tous les panthéons, y compris musicaux (Jean-Michel Jarre et David Bowie dans la première saison, Michel Sardou dans la seconde), bédéesque (un magnétiseur nommé Mandrake), techniques (l’informatique d’hier, les premiers téléphones portatifs) ou publicitaires (d’un t-shirt « Giscard à la barre » à une subplot racontant les désillusions de Marcel face aux promesses des pubs pour produits de grande consommation). Il arrive que de tels millefeuilles tournent au seul kitsch, lorsque les fétiches arrachés aux icônes deviennent simple quincaillerie décorative. La position d’Ovni(s), dans une zone grise entre le premier et le second degré, toujours ludique mais jamais cynique, la détourne d’une telle distance. La série évite ainsi l’écueil frankensteinien du postmodernisme, qui chez d’autres (Michel Hazanavicius par exemple) fait de l’œuvre un tissu de dépouilles indigérables auxquelles est rendu un hommage contrarié. Les références ne sont pas pour Ovni(s) un déguisement, plutôt une archive (d’une bascule historique) et un idéal (ou un moule).
En quête d’un émerveillement perdu, cette reconstitution mosaïque inhibe l’écart moqueur, et c’est en cela qu’elle reste avant tout spielbergienne. Le « wonder » si connu de la « Spielberg-face »[44] [44] Voir l’essai vidéo Kevin B. Lee, The Spielberg Face. , gage du pouvoir écarquillant du cinéma, sert fréquemment au réalisateur Antony Cordier de cliffhanger visuel. Ovni(s) fait de l’allusion distanciée le vecteur de retrouvailles avec des affects « naïfs » que Spielberg entreprenait déjà de restaurer, lui qui tard venu voulait revenir au regard insoupçonneux du cinéma « d’avant ». Le problème de la série est finalement voisin de celui de Stranger Things, quel que soit ce qui sépare leurs univers de références : peut-on avoir un rapport spielbergien à Spielberg, c’est-à-dire une nostalgie d’une nostalgie, soit une fétichisation au carré. Sa cousine américaine y parvient par une surenchère régressive. Ovni(s), elle, profite de son regard lointain, qui mêle à la fascination enfantine une dose de cartésianisme burlesque. Son fétichisme détaché la rapproche plus de la solution qu’avait formulée Spielberg lui-même dans Ready Player One à propos du droit d’inventaire sur le folklore du siècle passé, convoqué à la seule condition de venir en masse et mélangé. Dans le monde virtuel de l’Oasis s’accomplit le rêve postmoderne du melting pot référentiel et des identités totémiques ; d’où, aussi, que le cinéaste semblait si absenté de ce film impersonnel, dont il paraît avoir laissé les manettes à des animateurs comme son héros démiurgique, James Halliday, a laissé l’Oasis à des administrateurs en attente d’héritier. Si l’ufologie d’Ovni(s) ne verse pas dans les mêmes brassages que le vidéoludisme de Ready Player One, les deux participent pareillement de l’imaginaire du portail si en vogue dans les fables postmodernes, et qui trouve son parangon dans le pistolet pour multivers de Rick et Morty. Des loges de David Lynch aux accidents magiques des derniers Marvel, l’époque est pleine de trous noirs par où passe avant tout le passé. Là encore, Ovni(s) se signale par sa logique soustractive et bricoleuse. Un rétroviseur ou un miroir servent de portes, avec un peigne, un pin’s ou une poupée en guise de clé, de même que le Philippe Rickwaert de Baron noir magouille avec des bulletins de vote à Dunkerque au lieu d’arpenter les coulisses de la Maison Blanche et que Le Bureau des légendes jouit d’un matériel bien moins sophistiqué que celui de Homeland . Ovni(s) prolonge la recherche canal-plusséenne d’une touche télévisuelle nationale en forme d’américanité francisée, consistant en somme à revoir à la baisse l’environnement – des petites campagnes, des bureaux étroits et des moyens du bord – afin d’intensifier le mouvement. Le merveilleux ruralisé issu des noces de Spielberg et Tati, entre high-tech grésillant et folles traversées en vieilles voitures, poursuit aussi ce modèle de « petit épique » pour équipe réduite, qui tente d’insuffler la grandeur à ce qui n’en a a priori pas l’ampleur. C’est en somme le « génie » commun à ces trois séries : exorbiter le provincial.