Sur l’image sainte
Yosa Buson
elle lâche un fiente —
l’hirondelle !
Wim Wenders a fait toute une carrière sur le fait de s’arrêter à la première idée qui lui passait par la tête, et d’oser la filmer. Tous ses films sont faits de cette première idée, la plus simple, la plus évidente, qu’il met ainsi en scène. Même dans ses interventions publiques, Wenders dit toujours la chose la plus évidente, la plus facile, la plus séduisante aussi ; je pense à un documentaire sur Edward Hopper où il voyait dans ses peintures des plans de cinéma (quelle originalité), qu’il avait d’ailleurs – première idée qui avait dû lui traverser l’esprit – reproduit dans son pastiche de Lost Highway, The End of Violence. S’arrêter à cette première idée, oser la montrer, sans l’apprêter, la maquiller, voilà qui pourrait être tout à son honneur. C’était peut-être la définition des franc-tireurs modernes, d’une génération qui n’en faisait qu’à sa tête et dont il fut, incontestablement, un des héritiers. Mais, précisément, Wenders hérita bien peu de Fassbinder ou de Godard ; il prouva vite qu’il n’en était que le suiveur académique. Contrairement à eux, il n’a pas fait de cette audace une honnêteté, un courage : son geste n’est pas pur, direct, culotté. Et les charmes des premiers films, opérations de séduction parfois irrésistibles, est aujourd’hui totalement effacé : le soin formel de L’Ami américain ou de Hammett, la beauté brute des acteurs et des actrices de Paris, Texas, tout cela est aujourd’hui remplacé par des exercices d’admiration consacrés au Pape François. Il n’a malheureusement jamais eu le courage d’avoir tort, d’être mal-aimable, de se jeter sans garde-fou dans la saleté ou l’impudeur – sinon dans Nick’s Movie, où l’impureté inévitable du partage de l’auctorialité le poussera à plonger jusqu’à l’immonde. Perfect Days, exemplairement, pourrait être résumé en une phrase : un film tout entier consacré à des chiottes et où l’on ne voit pas une seule merde.
Mais justement, ce n’est pas une histoire de chiottes ; c’est une histoire d’Art. C’est, concrètement, l’histoire de Hirayama, un homme âgé, solitaire, qui se trouve être employé dans le nettoyage des toilettes publiques de Tokyo. La vie de Hirayama est, surtout, ritualisée à l’extrême : il fait les mêmes actions chaque matin, lit chaque soir, mange tous les jours dans le même parc, où il photographie toujours le même arbre. Même quand des circonstances extérieures l’empêchent, le font dévier de ses itinéraires, il y retourne toujours, inflexiblement. Ritualisation qui est l’occasion, pour Wenders, de filmer des clichés, des idées toutes faites (les premières qu’il a dû avoir quand le sujet du film lui est venu) : celles qu’il semble se faire de l’artiste, et même de l’artiste japonais.
Car, en réalité, Hirayama ne nettoie pas des chiottes, il est poète. Certes, il n’écrit pas de poésie, il n’est pas « artiste » à proprement parler, tout au plus prend-il quelques photos du même arbre, tous les jours, mais sans prétention – il les garde pour lui. Impossible de contester, cependant, que Wenders lui attribue toutes les qualités idéales du poète : il est rêveur (il rêve tout le temps, de beaux rêves en noir et blanc léché), taciturne, attentif aux détails. Il passe tout son temps le nez en l’air : le poète, semble dire Wenders, c’est celui qui, même le nez dans la merde, prend le temps de regarder les nuages. Il ne prend d’ailleurs de temps que pour cela : Hirayama n’a pas d’amis, il a abandonné sa famille, et maintient toutes ses relations à distance – il donne plus d’importance aux rencontres fortuites, minuscules, qu’aux relations ayant vocation à durer dans le temps. Un soir, il s’amuse avec l’ancien mari de la tenancière du bar où il se rend régulièrement ; il prend le soin d’échanger des regards de respect avec un clochard sublime.
Voilà une idée bien ancienne, virile, conservatrice de l’artiste : que son œuvre doit se faire contre la société, et même parallèlement à celle-ci. Bien sûr, la famille qu’il a quittée est une famille riche (quand sa sœur vient chercher la nièce venue prendre refuge chez lui, elle débarque dans une grosse voiture noire, alors qu’il conduit une petite camionnette bleue cabossée). Bien sûr, l’artiste fait la déconnexion complète entre les conditions matérielles de sa vie, et son activité ; l’art ne se fait que dans le temps libre, il contredit le temps travaillé. Hirayama semble vivre dans la pauvreté et dans le confort ; nouveau fantasme de l’artiste, qui se fond dans une existence paisible et monacale, qui n’a besoin que d’un livre pour être heureux. Il semble se nourrir presque exclusivement de nouilles lyophilisées et de sandwichs triangles – sans doute considère-t-il le fait de se nourrir comme une activité tristement somatique, lui qui souhaiterait n’être qu’une créature de l’esprit voguant parmi les nuages et les feuilles des arbres. Il aimerait, au fond, rejoindre le film de ses rêves : ces images d’installations chics, réalisées par Donata Wenders, qui ne s’embarrassent pas d’un récit, et donc pas d’une vie humaine. Une pure abstraction esthétique, voilà ce que tout artiste devrait embrasser. C’est au fond l’idée de l’artiste qu’il a défendu dans ses documentaires hagiographiques, y compris dans Anselm : le bruit du temps, le dernier en date, célébration de l’artiste démiurge et viril par excellence, provocateur et sculpteur du monde, allant jusqu’à consacrer des hectares entiers de territoire à sa création personnelle.
Or un artiste a bien une vie matérielle, des difficultés dans son travail (ici, le collègue qui démissionne et n’est pas remplacé), des problèmes d’argent. Mais Wenders fait tout pour intégrer la vie et ses aspérités, bon an mal an, dans l’austère emploi du temps du poète ; quand quelqu’un débarque dans la cabine qu’il nettoie, ce qui le met donc en retard, c’est toujours, pour Hirayama, une nouvelle occasion de regarder le ciel, et pour Wenders de nous le montrer ; il a aussi le temps, jour après jour, de jouer au morpion avec un inconnu en déposant un petit bout de papier dans le coin d’un cabinet. Il y a une raison pour laquelle Hirayama a tant de temps libre : il ne nettoie que des toilettes déjà propres, et il a beau les récurer avec le soin du parfait artisan du quotidien, cela lui prend moins de temps que s’il devait nettoyer la moindre tâche d’urine. Wenders, pourtant, s’intéresse à ces toilettes, il les filme sous tous les angles, prend le temps de montrer le fonctionnement de ces fameux toilettes publiques aux portes transparentes qui deviennent opaques lorsqu’on y entre. C’est que l’artiste de Wenders est toujours propre sur lui, qu’il trouve l’or posé sur la boue déjà sèche et peut le ramasser aisément (ce que fait littéralement Hirayama, qui ramasse parfois les détritus à mains nues et ne se lave jamais les mains). Même dans un film sur les chiottes, un artiste qui se salit les mains reste impensable. L’art n’est pas une opération laborieuse de digestion du digéré, mais un simple processus technique d’épuration.
Un homme qui fait briller ce qui est déjà immaculé, voilà l’idée du travail que se fait Wim Wenders. Et s’il se permet une vision aussi idéaliste, alors que la longue vie qu’il a vécue aurait dû lui prouver plusieurs fois le contraire, ce n’est pas seulement parce que son cinéma est profondément, incontestablement bourgeois ; c’est aussi parce qu’il a choisi de décentrer son récit de l’Europe et des États-Unis pour aller tourner au Japon, pays auquel il attribue sans aucune ironie tout un tas de fantasmes orientalisants. Hirayama est l’idéal du vieux travailleur dévoué, « typiquement japonais », évoluant dans un univers où l’urbain et le naturel se répondraient alchimiquement, fantasme que l’on peut se faire des villes nippones (tous les matins, il jette aussi un coup d’œil ému au Skytree de Tokyo). Peut-être sommes nous, nous-mêmes, aveuglés par des clichés occidentaux sur le monde du travail au Japon, sa difficulté, ses liens avec le taux de suicide ; peut-être, après tout, ne sait-on rien de ce qu’est le quotidien d’un travailleur au Japon, et que Wenders, qui s’y est rendu plusieurs fois, a plus de raisons de le savoir. Mais on sait, et malheureusement cela est bien universel, que là où le capitalisme force les hommes et les femmes à travailler, les rapports sociaux sont des rapports de domination et d’aliénation. On sait aussi que l’art n’y est jamais étranger. Tout cela Wenders l’ignore, ou, pire, le rêve ; il nous semble qu’il voit, ou plutôt qu’il plaque sur le Japon l’idéal une société qui « marche », qui tient et qui se tient, qui laisserait à l’individu une liberté intérieure qui n’existerait plus « chez nous ».
L’autre fantasme, tout aussi ridicule, est celui que Wenders se fait de lui-même. Toute sa vie il a filmé des poètes, des artistes, des photographes (de celui d’Alice dans les villes à Sebastião Salgado) en confrontant leur posture d’artiste à la sienne. Malheureusement pour Wenders, ces portraits révèlent souvent ses propres faiblesses : l’égo surdimensionné d’Anselm ou de Yohji Yamamoto, l’idéalisme total de ses personnages de fiction. Hirayama n’est donc que le dernier d’une longue série de personnages qui lui servent à en dire toujours plus sur lui-même. Révélation embarrassante sur tous les points : Wenders se rêve donc en artiste idéal, dégagé de la société, prêt à l’abandon de tout au nom de l’art, alors que toute sa carrière est la preuve du contraire ; il se ridiculise jusque dans les détails, quand fait de son personnage un audiophile ringard qui n’écoute que les tubes pop les plus marquants du XXe siècle. Dans le goût même de Hirayama, Wenders montre son point de vue profondément conformiste, conservateur et occidental. Wenders ne nous fait pas entendre la moindre œuvre oubliée, le moindre joyau gardé comme une relique – à l’exception, peut-être, de la seule chanson japonaise entendue dans le film, une chanson de la méconnue Sachiko Kanenobu, tout de même issue d’un album produit et enregistré aux États-Unis, qui n’a pas attendu Wenders pour être redécouvert. Il semble pourtant qu’il essaye de nous convaincre du contraire : dans une scène ridicule où il fait d’ailleurs une apparition discrète, Wenders tente de nous faire croire que les cassettes que possède Hirayama sont particulièrement rares et précieuses, alors qu’il écoute des albums parmi les albums les plus célèbres de l’histoire du rock (Transformer de Lou Reed, Horses de Patti Smith…).
Hirayama est poète, et poète japonais (Wenders lui attribue tous les clichés de l’un et de l’autre). On devine donc rapidement que Wenders a une idée derrière la tête : associer les deux dans la forme du haïku. Si cette forme poétique n’est pas citée explicitement, elle est incontestablement la forme la plus évidente, la plus flagrante d’un imaginaire d’une « poésie du quotidien » venue du Japon. Et Wenders, qui filme toujours la première chose qui lui passe par la tête, la tarte à la crème de son objet, l’a évidemment en tête. Mais il n’en a, semble-t-il, rien compris, ou seulement ce qui l’arrange. Il n’en retient pas, comme Kiarostami, la dimension comique, presque paillarde, que le cinéaste-poète iranien avait si bien repris dans ses propres haïkus et dans ses films de paysages, Five ou 24 Frames ; il n’en retient pas, comme Jarmusch, l’attention intransigeante et l’ouverture au monde que cela exige, quand il filmait lui aussi un poète-prolétaire, dans Paterson. Alors que les auteurs de haïka chantaient souvent les pets, le crottin de cheval et les fientes des oiseaux, Wenders a une peur panique de la merde ; et il pense que pour montrer le vent dans les feuilles des arbres, il suffit de filmer des arbres.