« Enfant, je faisais des films d’animation en dessinant directement sur la pellicule. C’était une façon de l’économiser, car elle coûtait très cher. Ainsi, en dessinant photogramme par photogramme, je pouvais m’occuper plus longtemps. La première chose que j’ai apprise en tournant en temps réel, c’est que la bobine était effectivement très vite finie et qu’il fallait sans arrêt en acheter de nouvelles… » Voici quelques propos échangés de manière informelle dans le hall de l’hôtel où résidait le directeur de la photographie Peter Zeitlinger. Quelques jours plus tard, il allait faire une masterclass intitulée « Mesurer l’espace », dans le cadre du programme « Berlinale Talents » organisé durant le Festival International du Film de Berlin.
Bien des années ont passé depuis les premières expérimentations désargentées de Zeitlinger sur le médium cinématographique. Il est désormais l’un des directeurs de la photographie les plus prisés, et le bras droit de Werner Herzog depuis le documentaire produit par la télévision Gesualdo : Mort à cinq voix (1995).
Prenant le film en compétition Queen of the Desert (2015) comme point de départ et objet d’étude, l’entretien qui suit est une tentative pour éclairer la profession de Zeitlinger, ainsi que le processus créatif derrière les films de Herzog.
Débordements : Comment décririez-vous votre travail à un néophyte ?
Peter Zeitlinger : Je suis directeur de la photographie. Cela signifie que je crée les images que vous voyez sur l’écran. Je m’occupe de la caméra, je la déplace pendant les prises, fais le point, et ainsi de suite. Comme presque tous les artistes dans le domaine du cinéma, je travaille de manière indépendante. Ce qui veut dire que les cinéastes ou les producteurs me contactent car ils ont vu ce que j’ai fait auparavant. Et, en général, ils me demandent de refaire la même chose pour leur compte. Ce que je trouve très problématique, car je cherche précisément à toujours trouver une nouvelle manière de transformer ou traduire une histoire en images mobiles.
D. : Depuis maintenant vingt ans, vous travaillez avec Werner Herzog. Compte tenu de votre appétit créatif, qu’y a-t-il dans ce travail en commun qui continue à vous intéresser ?
P. Z. : J’ai été présenté à Werner au début des années 1990 par mon ami Ulrich Seidl, un cinéaste autrichien avec qui j’ai fait Mit Verlust ist zu rechnen (1992), Die Letze Männer (1994), Bilder einer Ausstellung (1996) et Tierische Liebe (1996).
Werner est un cinéaste qui pense en termes de vision intérieure. Il installe une ambiance, une atmosphère qui sera celle du film. Il crée une scène en amenant dans le lieu de son choix les êtres humains, les animaux, et tout ce qu’il a besoin d’autre. Il n’est pas du genre à « diriger » au sens traditionnel du terme. Il ne dit pas aux acteurs ou aux figurants comment créer leur personnage. Il parle simplement des choses qui l’émeuvent, l’intéressent, des raisons pour lesquelles il fait le film, afin qu’une forme de compréhension plus profonde se diffuse sur le plateau.
On ne se parle pas beaucoup. En fait, il ne me parle même pas du tout du film [rires]. Il me dit juste : « Lis le scénario, et tu sauras ce que nous allons faire. » Par principe, il ne discute jamais de questions esthétiques ou de l’apparence d’un film. Cela l’ennuie profondément. Il déteste même cela. Quand nous tournons, il ne me dit jamais « fais un gros plan, un plan d’ensemble, bouge la caméra ici ou là. » Il me laisse la liberté de voyager dans la scène, la situation qu’il a créée, afin de saisir ce qui me semble important. Cette liberté est un peu effrayante mais, au final, c’est ce que je préfère. C’est ce qui me permet d’être toujours intéressé par le travail que nous faisons, même après toutes ces années.
D. : Jusqu’à quel point pouvez-vous faire ce que vous voulez ?
P. Z. : Werner est le patron, il n’y a aucun doute là-dessus. Ce n’est pas un cinéaste-mercenaire, embauché pour remplir un contrat, quoiqu’il puisse parfois dire. Il est toujours co-producteur de ses films. Par conséquent, toutes les décisions importantes passent par lui. Cela dit, je décide d’environ 90 % des cadrages et des mouvements de caméra. Werner n’intervient que lorsqu’il a le sentiment que je fais quelque chose de trop « artistique ». S’il voit trop de sophistication dans la prise, il la détruit. Non seulement il déteste parler d’esthétique, mais il déteste aussi l’esthétique au cinéma. Si une « coquetterie formelle » s’est glissée dans un de ses films, c’est contre son gré, ou alors la chose s’est produite ainsi par hasard.
D. : 90%, c’est beaucoup !
P. Z. : Il faut bien comprendre que n’importe quel cadrage sera toujours trop petit pour Werner. Il ne pense pas en « petites images ». Ce n’est pas du tout le genre de cinéaste capable de concevoir un montage du type « Je vois ce visage, puis ce pied, puis cette main, et enfin le ciel. » Il ne veut pas découper une scène en morceaux, faire des plans isolés qui seront plus tard assemblés dans la salle de montage dans le but de créer une impression de continuité spatio-temporelle. Il voit la grande image, la scène dans son ensemble. C’est pour cela qu’il n’aime pas couper. Néanmoins, l’imago, « l’image du tout », ne peut jamais être réalisée au cinéma. Mon travail est par conséquent d’ « extraire » une partie de la situation conçue par Werner afin de présenter l’essence de sa vision sur l’écran. Notre travail a beaucoup à voir avec la poésie. En Allemand, le mot « poésie » [dichtung] vient du verbe « dichten », qui signifie « condenser », « concentrer », « compresser ». L’étymologie dit parfois la vérité.
D : Roman Jacokbson, je crois, a écrit que le cinéma est par essence métonymique, puisqu’il ne montre jamais qu’une partie pour le tout. Auriez-vous un exemple concret de ce travail de « compression » ?
P. Z. : La scène de foule sur le marché, dans Queen of the Desert, pourrait être un bon exemple. D’abord, l’espace : la scène a été filmée en extérieur, sur une place historique du Maroc partiellement reconstruite par le chef décorateur Ulrich Bergfelder. Puis les figurants et les objets occupant cet espace : Werner a recruté de vrais artisans en leur demandant de reproduire leurs gestes quotidiens. Par conséquent, dans la scène du bazar de Queen of the Desert, il n’y a pas de figurants en arrière-plan qui cogneraient sur une pierre simplement pour créer du mouvement dans le cadre. Quand vous voyez quelqu’un avec un marteau, vous pouvez être sûr qu’il est vraiment en train de confectionner quelque chose à cet instant-là – que ce soit un bijou, un fer à cheval, ou autre. De même, la fumée que vous voyez s’élever ne vient pas d’une machine, comme c’est le cas dans la plupart des films. De la vraie viande était en train de cuire, et l’odeur emplissait l’air. Quand tout a été au point avec le décor et les figurants, Werner a intégré les acteurs principaux à cet environnement en leur demandant de s’y mêler, d’y réagir. Il provoque toujours les choses : il produit des obstacles qui obligent les acteurs à se retrouver dans des situations qu’ils n’aiment pas. Les acteurs qui suivent la « Méthode » – et en particulier les Américains – aiment se servir des obstacles pour composer leur personnage. Certains arrêtent simplement de jouer quand ils se trouvent perturbés – « je ne peux pas aller par là car il y a une chaise dans le passage », et ce genre de choses.
J’avais donc face à moi la réalité magique du bazar, cette situation inventée mais qui n’en contenait pas moins quelque chose de la vie réelle. J’avais lu le scénario, je connaissais l’histoire et les dialogues. Mon rôle était alors de parcourir ce vaste espace avec ma caméra, qui est comme une petite fenêtre, et de montrer ce qui se passe entre les acteurs principaux, tout en saisissant la vie singulière du monde qui les entoure.
D : Comment retrouvez-vous « l’image du tout » à partir de cette image comprimée par la « petite fenêtre » ?
P. Z. : Werner essaie de provoquer de l’aléatoire, du hasard, car il est en quête de tous ces petits détails et erreurs qui peuvent créer le sentiment d’un monde plus vaste. C’est la même chose pour moi. Par exemple, si cela arrive au bon moment, même un effet moche de lens flare peut être intégré au flux du film, car il vous donnera l’impression de plonger votre regard dans le vrai monde, plutôt que sur quelque chose de parfaitement propre, stérilisé, glacé. Pour moi, l’aléa contrôlé est le secret. C’est pour cette raison que je définis parfois mon travail comme une manière de « surfer sur les incidents ».
D. : Queen of the Desert est un drame historique se situant au début du XXème siècle. Votre travail est-il le même pour ce type de production que pour un documentaire ?
P. Z. : Oui, il me semble. L’idée que le documentaire serait « la vie telle qu’elle est » est une grosse erreur. Les documentaires que j’ai faits ou que je suis en train de faire sont toujours des œuvres de re-création de ce qu’il y a face à moi, exactement comme Queen of the Desert ou n’importe quelle autre fiction. Dans les deux cas, je vois le monde comme il est et les mécanismes qu’il y a derrière, mais je dois condenser la réalité en images, en scènes. Je dois la transformer en évènements pour l’écran, tout simplement parce que « la vie telle qu’elle est » est très, très ennuyeuse. Il n’y a ni tension, ni rythme, et bien trop de moments creux.
Si je devais malgré tout trouver une différence entre la fiction et le documentaire, je dirais qu’en documentaire, je fais plus un travail de « direction » qu’en fiction. Dans ce dernier cas, le cinéaste peut créer une situation et exercer sur celle-ci un certain contrôle. Pour le documentaire, je suis beaucoup plus laissé à moi-même. Des choses se produisent et c’est à moi de les saisir et de les assembler dans le plan – tout en ayant à l’esprit qu’il n’y aura peut-être pas de seconde prise.
D. : A quoi ressemblait votre journée de travail type sur Queen of the Desert ?
P. Z. : Le tournage était divisé en trois périodes distinctes. Ma journée de travail n’était donc pas toujours identique. Durant la première étape, nous avons fait ces plans merveilleux dans le désert, avec le vent et la neige. Il s’agissait de plans très « documentaires ». Les acteurs principaux n’étaient pas encore là. Seuls les seconds rôles étaient présents. Sylvia, mon épouse, faisait la doublure-cascade de Mme Kidman pour les séquences avec le chameau. Il y a aussi des jours où l’on ne faisait rien de spécial, si ce n’est préparer le matériel. Durant l’un de ces « jours tranquilles », une tempête de sable s’est déclenchée sans prévenir, et, évidemment, Werner a dit : « Allons-y, allons filmer ! » Nous avons donc attrapé le matériel pour filmer quelques heures au milieu de la tempête. Il nous a fallu beaucoup de temps ensuite pour nettoyer les lentilles, les caméras et le reste de l’équipement.
Durant la seconde étape, tous les acteurs principaux étaient là. C’était un tournage en extérieur plutôt « normal ». J’avais désormais une feuille de tournage quotidienne détaillée, avec toutes les scènes à filmer dans le désert. Comme toujours quand il y a une telle feuille, Werner passait son temps à la modifier afin de créer un peu de perturbation chez les acteurs et dans l’équipe. Quand vous tournez tous les jours, une routine s’installe, quand bien même vous êtes dans le paysage naturel le plus merveilleux qui soit. Werner changeait donc sans arrêt le programme pour que nous restions vigilants. Nous n’étions pas en vacances, tout le monde devait rester concentré et trouver de nouvelles idées.
Enfin, la troisième partie, qui fut la plus « professionnelle ». Nous étions en Angleterre, avec une énorme équipe de techniciens anglais, et nous nous sommes retrouvés confrontés à ce système très strict de découpage en corps de métier, où chacun ne fait qu’une petite partie du travail. Comme on peut le voir dans La Grotte des rêves perdus (2010), Werner a pour habitude de travailler avec un petit noyau de personnes qui font tout. Nous en sommes capables, si bien que lorsqu’il faut faire quelque chose, nous le faisons nous-mêmes. Nous aimons vraiment cette manière chaotique et anarchique de travailler. Cela est bénéfique pour les projets de Werner. Mais, durant le tournage en Angleterre, tout était très, très bureaucratique. Il fallait passer par le chef du département, puis son assistant, puis l’assistant en chef du chef des assistants, jusqu’aux assistants du chef-assistant de tous les autres travailleurs. Si vous suivez les règles syndicales et professionnelles, trois personnes se pointent quand vous demandez une lumière. L’électricien ramène les câbles, un machiniste le pied, et un second machiniste manipule les volets pour régler l’ombre. Ce système nécessite le travail de beaucoup de gens, et la moindre chose prend dès lors un temps fou. Sans compter qu’il faut faire de la place sur le plateau pour tous ces gens, les nourrir et les loger, donc tout devient très compliqué. Personnellement, je n’aime pas donner des ordres. Je préfère quand, sur le plateau, il y a une ambiance amicale, une intimité, comme si l’on fomentait un complot.
D : Aviez-vous déjà, au moment du tournage, des idées précises de ce qu’il faudrait faire, concernant votre partie, en post-production ?
P. Z. : Oui, en effet. J’ai travaillé de manière étroite avec le responsable de la post-production, mon ami Kaspar Kallas, ainsi qu’avec son épouse Aune, qui se sont occupés de l’étalonnage des rushes sur le plateau. Je tournais avec la caméra [une Red Epic Dragon, ndlr] réglée sur deux flux HDR différents (un flux sur-exposé et un flux avec une exposition normale), afin qu’assemblés ces deux flux offrent le rendu que nous voulions obtenir pour le grand écran. Le monteur, Joe Bini, était aussi avec nous. Durant la journée, tandis que nous tournions, il montait les scènes du jour précédent pour qu’au soir, ou le lendemain matin au plus tard, nous puissions en voir une première version. Les technologies numériques nous permettent de réaliser aujourd’hui des choses formidables. Nous avons un retour très rapide sur ce que nous faisons, ce qui nous permet d’économiser du temps et de l’argent. Cela dit, c’est peut-être trop rapide, trop immédiat. J’ai parfois l’impression que nous n’avons pas le temps de rêver à nos rushes, d’imaginer des choses.
D : Je suppose que ce qui intéresse Werner Herzog en tant qu’artiste, c’est la lutte qu’il mène contre les circonstances matérielles et les contraintes afin de réaliser sa vision intérieure. Parfois il réussit, parfois non, mais c’est la lutte elle-même qui compte. Comme vous l’avez dit, vous êtes l’un de ceux qui travaillent à essayer d’approcher l’inatteignable « image du tout ». Je me demande donc ce qui vous intéresse le plus en tant que directeur de la photographie.
P. Z. : Je suis flatté lorsque quelqu’un me dit avoir aimé les images de tel ou tel film que j’ai fait. C’est bon pour mon ego [rires]. Néanmoins, la beauté pour la beauté ne m’intéresse pas. Mon travail ne consiste pas à prendre de jolies photos de gens et de paysages. J’essaye plutôt de construire le monde dans lequel l’histoire va se dérouler. Mes séquences préférées sont donc celles où j’ai l’impression qu’un monde existe à l’écran. En tant que directeur de la photographie, je veux que les spectateurs soient aspirés par la fenêtre qu’il y a en face d’eux. Je veux qu’ils aient vraiment l’impression de se mouvoir dans le monde montré sur l’écran. C’est la chose la plus importante pour moi.
On trouve de telles séquences dans Queen of the Desert, en particulier celles sans découpage. Par exemple, j’aime bien la séquence où Gertrude Bell – Mme Kidman – rend visite à un haut-gradé dans le quartier général. La caméra la suit tandis qu’elle traverse un hall avec des colonnes. Au moment où elle quitte le cadre, le militaire apparaît dans la profondeur de champ et se rapproche de la caméra en disant : « Je vous ai convoquée, Miss Bell ». Puis, une fois la réplique dite, la caméra fait un panoramique vers Gertrude répondant : « Personne ne me convoque. » J’aime quand il y a cet accord de rythme entre les mouvements des acteurs, le mouvement de la caméra, et les répliques échangées. C’est presque du ballet. Cette scène est l’une de mes préférées. J’essaye toujours de saisir des scènes qui contiennent le monde entier, mais parfois les producteurs ou les monteurs pensent qu’elles sont trop longues ou ennuyeuses. Ils suppriment donc un morceau ici et là, et le monde s’effondre. Quel dommage.
D : Bien des directeurs de la photographie avec qui j’ai pu parler comparent leur travail à la danse.
P. Z. : Oui, c’est comparable à la danse, surtout quand vous portez vous-même la caméra. Elle devient comme une partenaire de danse. Je bouge sur le plateau, la tenant dans mes bras, faisant de petits pas à droite et à gauche, en avant et en arrière, alors que les acteurs composent leur propre chorégraphie. Nous sommes plongés dans cette situation, ce champ d’énergie, et interagissons. Des fils invisibles nous rapprochent ou nous éloignent. Mon souhait est qu’à travers tous ces mouvements, les spectateurs se retrouvent mus et émus à leur tour.