Phoenix, Christian Petzold

Ni une, ni deux : sortie de fiction

par ,
le 5 février 2015

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Le titre du dernier opus réunissant le réalisateur Christian Petzold et l’actrice Nina Hoss, Phoenix, pourrait, du moins si l’on se réfère à la capacité d’un majestueux et mythique oiseau à renaître de ses cendres avec éclat, être trompeur. Plutôt qu’à un Phénix, on songerait à un Ouroboros, se dévorant soi-même, tant la renaissance, ici, s’opère à travers une démarche négative. Lorsque nous découvrons Nelly, le personnage à faire renaître, celle-ci vient en effet de connaître, à travers son expérience des camps de concentration, l’équivalent d’une mort. Si elle en est sortie vivante, elle porte des séquelles morales et, c’est là une donnée essentielle pour que le récit fonctionne, physiques : son visage est à l’image du pays, totalement dévasté, à reconstruire. Elle n’apparaît d’abord que recouverte de bandages, jusqu’à ce qu’elle récupère grâce à la chirurgie une apparence relativement normale, c’est-à-dire regardable, visible.

Physiquement et moralement détruite, Nelly apprend d’une amie, Lene, qu’elle est désormais, suite à la disparition de sa famille, à la tête d’un important héritage. Toutefois, alors que cette amie l’incite à aller vivre à Haïfa pour prendre un nouveau départ, Nelly exprime son désir de savoir ce qu’est devenu Johnny, son mari, dont le souvenir lui servait de soutien pendant la déportation. Elle part à sa recherche mais son époux, quand elle le retrouve, ne la reconnait pas. Il remarque juste une ressemblance entre cette étrangère qui dit se prénommer Esther, et sa défunte femme, et lui propose de se faire passer pour celle-ci afin qu’ils puissent réclamer l’héritage. Elle est aux côtés de son mari comme elle le souhaitait, mais l’association d’intérêt s’est substituée aux liens affectifs du mariage, et leurs échanges vont globalement consister en une série de consignes, de répétitions, afin qu’elle soit une Nelly crédible. Johnny se fait metteur en scène, et Nelly actrice.

L’audace du film réside dans le fait que Nelly accepte de se prêter au jeu. Compte tenu de son profil, le personnage aurait pu être traité comme un bloc moral, comme le dépositaire d’une histoire collective avec laquelle il a le devoir de ne pas transiger. Ce serait en fait Lene qui remplira cette fonction. Mais de cette audace semble d’abord résulter de l’invraisemblance. Car on nous demande ici doublement créance : il faut que le spectateur accepte à la fois que Nelly entre dans la machination de son ex-mari, et que celui-ci ne finisse pas par la reconnaître. Le fait que cette étrangère a exactement la même écriture que son épouse ne devrait-il pas lui mettre la puce à l’oreille, alors qu’il compte justement faire valoir cette écriture comme une preuve ? Or, c’est la présence de ces apparentes, voire criantes, invraisemblances qui, on ne tarde pas à le comprendre, fait la force singulière du film, le rattache à une donnée historique et permet de faire pénétrer le collectif dans la situation des personnages. C’est l’incapacité à voir les preuves, la fuite devant le réel et son refoulement au moyen d’une fiction, qui soutient l’intrigue et caractérise les personnages.

Ainsi lorsque Nelly apprend que son mari l’a trahie et a demandé le divorce, ce dont Lene peut attester à l’aide de documents, elle se refuse à y croire. Les faisceaux d’évidences sont balayés par une histoire qu’elle invente pour, tout en reconnaissant l’acte, en disculper moralement l’auteur. Nelly ne veut pas savoir cette vérité, son mari ne veut pas reconnaître sa femme, et c’est la société allemande d’après-guerre dans son ensemble qui ne veut pas qu’on lui jette aux yeux et aux oreilles la dure réalité des camps (c’est à dire la conséquence de ses choix passés). C’est ce qu’expose Johnny à Nelly, lorsqu’il prépare la mise en scène des retrouvailles de celle-ci avec ses proches : c’est la Nelly d’avant les camps qu’ils voudront retrouver, pas un personnage sombre et plein d’histoires sordides. Le metteur en scène montre une connaissance totale de son public : teinture, maquillage, robe rouge, voilà ce qu’il attend, et donc ce qu’il acceptera. On se souvient que, dans To be or not to be de Lubitsch, l’actrice Maria Tura était convaincue que faire irruption sur scène vêtue d’une robe de soirée, alors qu’elle était censée interpréter une déportée, vaudrait comme un gag irrésistible. Dans la situation décrite par Phoenix, ce procédé n’est pas perçu comme un décalage absurde pouvant susciter le rire : tout le monde fait l’effort d’y croire.

Le problème dès lors n’est pas celui du trouble psychologique induit par la relation entre les personnages ou simplement celui de la vraisemblance, c’est de saisir l’accord régnant entre une mise en scène et un public. La condition particulière des spectateurs que constituent le peuple allemand d’après-guerre redistribue les cartes du vraisemblable et de l’invraisemblable. Mais le problème se creuse à travers une question : est-ce qu’il ne se dessinerait pas, de par le désir de fiction, et quoique la plupart des spectateurs ne puissent être soupçonnés de partager les idées des nazis, une forme de continuité avec cela même qu’on tente de nier – l’horreur de la guerre ? On aurait tort en effet de considérer la fiction seulement comme ce qui arrive après la pointe de réel qu’aurait été la guerre, pour la recouvrir.

Nous savons bien que le pouvoir du régime nazi ne s’autorisait pas seulement d’actes brutaux, mais aussi d’une stratégie qui lui permettait de nier le réel à coup de mise en scène. Il suffit sur ce point de repenser à Un vivant qui passe, de Lanzmann, où est relatée l’expérience d’un délégué de la Croix-rouge, et de l’inspection qui avait été consentie par les autorités responsables du camp de Theresienstadt. Ceux-ci avaient conçu la visite comme une performance théâtrale, dans laquelle chaque déporté devait jouer au mieux son rôle, participant à créer l’image d’un lieu somme toute pas si terrible que ça. Or, si le rapport officiel a relayé la fiction, si l’émissaire n’a rien vu d’autre que ce qu’on avait voulu lui montrer, c’est qu’une connivence inconsciente entre les metteurs en scène et leurs spectateurs a pu faciliter l’aveuglement. Le « succès » du metteur en scène, c’est le désir du spectateur qui le rend possible[11] [11] À propos d’Un vivant qui passe, nous renvoyons à l’analyse de Jean-Louis Comolli, dans Voir et pouvoir, Lagrasse, Verdier, 2004, pp. 420-424. Le propos n’est pas de renvoyer tout aveuglement à ce type de connivence inconsciente, et d’induire un rapprochement systématique entre l’aveugle et le bourreau. L’aveuglement peut aussi être le signe d’une impossibilité ontologique à imaginer le crime, il peut être induit par la démesure du crime. Et il conviendrait alors de distinguer entre un désir de ne pas voir les preuves de ce que l’on sait, et le fait de ne pouvoir s’imaginer ce qu’on ignore. Si l’on accepte cette distinction, alors dans le dernier cas, l’aveuglement, tout dommageable qu’il demeure, peut être le lieu d’un écart entre un spectateur et un metteur en scène. Il semble, dans le cas du délégué de la Croix-Rouge et dans celui des proches de Nelly dans Phoenix, qu’il y va bien d ‘un désir d’ignorer les preuves, l’horreur étant connue ou pouvant être envisagée par tous. Et sans y retrouver le nazi comme metteur en scène, constante est la demande faite au déporté de ne pas montrer ce qu’il vit réellement.

Il ne s’agit pas nécessairement d’opposer la fiction, la mise en scène, à la vérité ou au réel. To be or not to be montrait justement que, de vivre de représentation, le pouvoir totalitaire pouvait aussi en mourir. C’est que la représentation devenait alors une forme de résistance, et dans le cas du film de Lubitsch, il n’existait pas vraiment de vérité dont la négation aurait constitué un excès. Cependant, si la performance de Nelly semble d’abord pour elle une manière de s’en sortir, en s’accrochant à un fantasme, elle ne semble pas être du même ordre que le jeu des acteurs lubitschiens. Elle reproduit plutôt la logique à l’intérieur de laquelle la victime se prête au jeu du bourreau et participe à sa propre négation, pour ne pas produire de remous dans les consciences. Elle doit s’imaginer que la condition du bonheur retrouvé est la négation de son expérience vécue, celle-là dont elle porte la preuve à même la peau.

Se jouant et s’effaçant, luttant à la fois pour et contre elle-même, tel est le mouvement de Nelly au cours du film. Face à quelqu’un qui prend en charge son propre rôle, il est possible de se demander s’il y a plus ou moins de supercherie que si une autre personne avait été recrutée. A priori, Johnny a réalisé à nos yeux le casting parfait : pourtant, si Nelly finit par ressembler à ce qu’elle était, ce n’est pas sans mal, ni sans résistance. Si elle lutte pour et contre elle-même à la fois, l’actrice est cela qui crédibilise la fiction tout en la menaçant, s’avérant parfois incapable de simplement jouer comme on le lui demande, et ce parfois pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les capacités physiques, mais bien avec un état intérieur. Il arrive ainsi, pendant les répétitions, que Nelly discute les directions qu’on lui donne car elles ne renvoient pas à sa propre expérience. Ainsi donc lorsque Johnny lui demande d’essayer une robe rouge, prévue pour le jour des retrouvailles avec ses proches. Elle semble également par moments à deux doigts de cesser de se prêter au jeu, comme lorsqu’elle se montre pour la première fois à son mari metteur en scène avec les cheveux colorés et le rouge sur les lèvres, soit ses attributs passés. Si le désir d’un retrait se manifeste à l’issue de cette exhibition c’est que, pour elle, le moment de la ressemblance maximale devrait aussi être celui où elle serait reconnue pour elle-même. Mais Johnny, que cette vision semble d’abord troubler, ne la reconnaît pas. Aussi, après s’être sentie si proche au niveau des apparences, Nelly se sent-elle plus éloignée d’elle-même que jamais.

Cet éloignement au cœur du succès se perçoit au mieux lorsqu’ont finalement lieu les retrouvailles programmées, lors de la représentation devant un public à laquelle elle propose un spectacle parfait. À cette occasion où tous sont à la fois acteurs et personnes, et alors qu’il s’agit bien de ses proches, c’est pour nous le trouble plus que l’émotion de circonstance qui ressort. Les regards fixes, perdus, semblent moins correspondre à un jeu destiné au public des proches qu’à un trouble réel de Nelly. Et l’on peut en imaginer l’origine : qu’en réalité le fait de s’interpréter soi-même lui ravisse les retrouvailles réelles, que tous les sentiments exprimés à cette occasion sont adressés à une autre. La réplique de l’un des proches, se réjouissant qu’il n’ait plus à fermer les yeux pour la voir, est teintée d’une ironie amère, ne faisant qu’accuser le fait que les yeux ne s’ouvrent que sur une illusion. De ces retrouvailles de l’ancienne Nelly avec ses proches, la Nelly nouvelle est bel et bien exclue. Ainsi ce qui pourrait être le parachèvement de la fiction rend la fissure manifeste.

Cette séquence des retrouvailles, qui est par un côté la scène où le simulacre triomphe, et aussi celle où il éclate. Le moment où elle semble avoir retrouvé aux yeux de tous son ancien visage sera aussi celui où Nelly opère réellement sa mue, sa renaissance – sous la pression d’une preuve. En effet, tandis qu’elle entonne le Speak low de Kurt Weil, accompagnée par son pianiste de mari, la position de son bras laisse apparaître son tatouage de déportation. Alors que son chant gagne en assurance, qu’elle retrouve sa voix, elle regarde sans gêne, non sans insistance, le visage de Johnny changeant sous la surprise. Ce nouvel élément n’est pas l’ultime perfection dont n’aurait osé rêver le metteur en scène, il ne lui signifie pas rien qu’un « je suis mon personnage, ta femme ». Et le point capital est que cette exhibition se produise à un moment où Nelly a déjà pris le pas sur son metteur en scène, qu’elle sert d’affirmation de son identité réelle et présente. Ce qui est signifié ainsi est que la renaissance est moins la reconstitution d’un visage et d’une image venus du passé que le passage à une nouvelle identité, qu’un « je ne joue plus » qui nécessite la monstration d’un point de réel. Nelly se sert d’une configuration spectaculaire (c’est bien elle qui a demandé à chanter une chanson), pour opérer sa sortie de fiction, et échapper à une logique qui se caractérise aussi bien par la négation du réel que par celle des identités[22] [22] Rappelons que ces problèmes étaient déjà présents dans le film précédent de Petzold, Barbara. .

Dans les couloirs de l’hôpital où elle devait subir ses opérations, Nelly croisait une autre patiente, qui, vêtue de la même blouse et portant les mêmes bandages, venait figurer une perte d’individualité la poursuivant en dehors des camps. Le refus de la proposition faite par les médecins de la faire ressembler à une vedette de cinéma connue allait dans le sens d’une volonté de retrouver cette individualité en retrouvant ses propres traits. Le film fait alors se succéder à la peur de la désindividualisation la crainte de n’être plus qu’un double de soi-même, de ne plus se reconnaître. C’est ainsi, de manière peut-être trop éloquente, sous la forme d’une scission (un miroir brisé engendre un double reflet) que se produit la première confrontation de Nelly avec son nouveau visage, manifestant que l’opération plastique ne suffira pas à recoller le passé et le présent. Mais ces peurs sont finalement surmontées : le tatouage vient empêcher la confusion de ce qu’elle fut avec ce qu’elle est, et l’assimilation de Nelly à n’importe qui d’autre. C’est évidemment subvertir la fonction du tatouage. Celui-ci valait, dans le système nazi, comme négation des êtres, réduits à un nombre. Nelly le retourne ici comme témoignage d’une identité inaliénable, troublant littéralement l’image et transperçant la fiction[33] [33] Il faut signaler la participation d’Harun Farocki comme co-scénariste. Cette transformation du chiffre n’est pas sans lien avec la proposition théorique faite à la fin d’Images du monde et inscription de la guerre, à savoir la possibilité pour des chiffres (les déportés tels que les conçoit le pouvoir nazi) de se transformer en image (celle d’une chambre à gaz détruite après une révolte). Les actions des victimes peuvent non pas annuler, mais inverser le mouvement qui est celui de la déshumanisation, introduisant le désordre au sein d’une représentation réglée avec les moyens mêmes de l’ennemi. . La fable de la renaissance menée par Petzold exprime donc la nécessité de composer avec le réel. On ne s’étonnera pas que ceux qui avaient jusque-là joués leurs rôles à la perfection se sentent un peu démunis : la vision du tatouage fige les doigts du pianiste, et les auditeurs oublient d’applaudir. Seule Nelly continue à chanter.

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Phoenix, un film de Christian Petzold, avec Nina Hoss (Nelly), Ronald Zehrfeld (Johnny), Nina Kunzendorf (Lene)

Scénario : Christian Petzold et Harun Farocki (d'après Le retour des cendres, d'Hubert Monteilhet) / Image : Hans Fromm / Montage : Bettina Böhler / Musique : Stefan Will

Durée : 98 minutes

Date de sortie : 28 janvier 2015