Ce texte reprend, dans une version augmentée pour l’occasion, la présentation de La Secrétaire de Steven Shainberg faite le 18 juin 2014, au Forum des images, à Paris, dans le cadre de la soirée d’ouverture du cycle “Le Goût du jeu”. Les éléments liés au contexte de présentation ont été maintenus dans le corps du texte.
L’exercice de présentation d’un film est périlleux. Il exige un choix de positionnement par rapport à son objet, qui s’exerce de manière moins évidente s’il s’agit de commenter ou de proposer une analyse de l’objet cinématographique avant visionnage. Il semble exister a priori deux positions possibles : la première consisterait à se placer dans le film et à vous parler depuis l’objet même, c’est-à-dire dans un mouvement circulant de l’intérieur vers l’extérieur, en vous rejetant d’emblée du côté de la non connaissance de l’objet, et la seconde consisterait à vous parler depuis l’hypothétique salle en mettant à distance l’objet. Je vais tenter en écho au film même et à la thématique à partir de laquelle j’ai été invitée à prendre la parole, « Le Goût du jeu », d’adopter une position de proximité plutôt que de distance critique, de n’être ni dans le film ni dans la salle et aux deux endroits simultanément.
Ce qui caractérise le jeu est avant tout la notion d’un mouvement interne, d’un va-et-vient, à l’occasion duquel quelque chose est en jeu, quelque chose se joue, quelque chose est joué. L’événement du jeu dépasse les joueurs. Ils sont joués plus qu’ils ne jouent. Ouvrir ce festival avec La Secrétaire de Steven Shainberg, c’est-à-dire avec pour thématique le S/M et à travers ce récit, une histoire d’amour, est une manière bien spécifique d’entrer en matière. C’est un geste gonflé mais sérieux, un véritable geste de joueur.
La Secrétaire de Steven Shainberg (sorti en 2002 sur les écrans) est tiré d’une nouvelle de l’auteure américaine Mary Gaitskill, intitulée « The Secretary », extraite du recueil Bad Behavior, publié en 1988. Mary Gaitskill s’est montrée très critique envers l’adaptation de Steven Shainberg, celui-ci revendique d’ailleurs le fait de ne pas avoir fait évoluer la relation entre les personnages (un avocat et sa secrétaire) dans la même direction que l’auteure. Le principe étant de faire basculer une relation S/M à l’opposé des clichés établis.
La Secrétaire a d’abord fait l’objet d’un court métrage de 22 minutes, plus fidèle, de la part du réalisateur, quelques années avant sa version longue. Il a ensuite envisagé d’en faire un long métrage en poursuivant l’idée de transformer la relation des personnages en véritable histoire d’amour afin de briser les codes de représentation du S/M.
Il se positionne ainsi dans la lignée de Michel Foucault et Gayle Rubin. Michel Foucault explique : « L’idée que le S/M est lié à une violence profonde, que sa pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à l’agression est une idée stupide. Nous savons très bien que ce que ces gens font n’est pas agressif ; qu’ils inventent de nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps —en érotisant ce corps. »[11] [11] « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité » parue dans « The Advocate », Los Angeles, 7 août 1984. Gayle Rubin précise en 1986 : « « le sadomasochisme n’est pas une forme de violence ; c’est plutôt un type de jeu sexuel ritualisé et contractualisé ; ses amateurs déploient d’immenses efforts pour, quand ils le pratiquent, garantir la sécurité et le plaisir des uns et des autres ; »[22] [22] G. Rubin, Surveiller et jouir, une anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, 2010. .
Le terme de sado-masochisme, est employé ici par Rubin pour évoquer la scène sado-masochiste ou S/M, mais s’il se réfère étymologiquement au couple psychanalytique formé par Sade et Sacher-Masoch, à l’initiative de Krafft-Ebing, le film semble basculer davantage, si l’on s’attache à l’invocation littéraire sous-jacente, à l’œuvre de Sacher-Masoch, puisque les interventions à la première personne concernent uniquement le personnage féminin, celui de la secrétaire, Lee Holloway, interprétée par Maggie Gyllenhaal qui endosse symboliquement le rôle de la soumise, submissive en anglais. La relation développée entre les personnages est de type masochiste, à aucun moment il n’est question de sadisme.
Dans sa Présentation de Sacher-Masoch, en 1967, Deleuze précise : « nous ne nous trouvons plus en présence d’un bourreau qui s’empare d’une victime, et en jouit d’autant plus qu’elle est moins consentante et moins persuadée. Nous sommes devant une victime qui cherche un bourreau, et qui a besoin de le former, de le persuader, et de faire alliance avec lui pour l’entreprise la plus étrange. C’est pourquoi les petites annonces font partie du langage masochiste. » De petites annonces il est effectivement question dans le film. À l’issue de sa formation de dactylo, Lee tombe par hasard sur la page d’un journal, dédiée aux petites annonces : elle s’arrête sur HELP WANTED • BE A LEADER • SECRETARY NEEDED pour arriver finalement devant le bureau de l’avocat arborant fièrement l’enseigne : SECRETARY WANTED. Du NEEDED nous arrivons au WANTED c’est-à-dire du besoin à l’envie, au désir.
Après l’annonce faite à Lee vient le contrat. Deleuze oppose l’institution sadienne au contrat masochiste en parlant de « possession instituée » chez Sade et d’« alliance contractée » chez Sacher Masoch. Il existe effectivement une relation forte entre le contrat de travail passé entre Lee et Edward dans La Secrétaire et celui signé entre Séverin et Wanda dans La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch. Wanda et Edward font signer des contrats à Séverin et Lee.
Si le contrat joue un rôle important dans ce film, l’entretien d’embauche semble avoir perpétuellement cours, la même scène de présentation du cv et d’exercice de motivation sera d’ailleurs jouée deux fois ou plutôt remise en jeu. « La même scène est simultanément jouée à plusieurs niveaux, suivant des retournements et des dédoublements dans la distribution des rôles et du langage », nous dit Deleuze. Shainberg propose ainsi une forme de représentation cinématographique de la relation sur le mode de la renégociation du contrat. L’objet du film n’étant pas la relation elle-même mais le récit des tractations qui la rendent possible, relation qu’il nous sera en fin de compte refusé de voir. L’assimilation du plaisir au sexe est donc dépassée par le S/M nous disait Foucault, de même la relation ne se réduit pas à un cadre relationnel mais à la renégociation perpétuelle de ses limites.
Le problème posé par la relation de symétrie instituée entre le couple oppositionnel sadisme-masochisme réside dans la non réciprocité des termes. Le sadisme ne s’oppose pas au masochisme, l’un n’est pas l’inverse de l’autre. Le couple idéal formé par un(e) sadique et un(e) masochiste ne peut exister ailleurs que dans des projections mentales, le petit couple impossible peut éventuellement poser bagages dans la maison aux escaliers à double point de fuite d’Escher puisque le partenaire du masochiste n’est pas le sadique, tout comme celui du sadique ne saurait être le masochiste. Le point de liaison n’opère pas directement.
Steven Shainberg contextualise la relation des protagonistes de Gaitskill en fournissant des éléments de la vie d’Edward avec l’introduction du personnage de son ex-femme. Si rapport sadique il y a c’est bien dans le passé du personnage masculin qu’il faut aller le chercher. Un autre élément sadique est également présent au cours du premier entretien d’embauche si l’on s’en tient à l’analyse deleuzienne du sadomasochisme. Deleuze parle de monotonie sadique liée à l’accélération de la répétition, de l’apathie comme source de plaisir intense. Je retiens notamment deux échanges de question-réponse à ce sujet : « You’ll be bored to death. I wanna be bored » « It’s very dull work. I like dull work. » Les réponses de Lee étonnent et bouleversent apparemment Edward qui ne s’attendait pas à l’entendre émettre de telles affirmations. Le masochiste, lui, œuvre dans la lenteur, le suspense et la décence qui sont d’ailleurs les parti-pris du cinéaste, vous aurez l’occasion de le vérifier dès la scène d’ouverture. Lee Holloway fait son apparition avec lenteur dans le cadre désert et kitsch du bureau de l’avocat, les bras écartés maintenus par une spreader bar assortie de menottes de cuir noir et d’un collar lui enserrant le cou. Digne, droite, d’une sensualité maîtrisée dépourvue de toute soumission subie, exécutant les tâches prédéfinies qu’exigent son rôle de secrétaire et en l’absence de partenaire de jeu.
Steven Shainberg a régulièrement fait l’objet de critiques, il centrerait ses films autour de figures féminines fortes sans arriver à dépasser le cadre des relations hétéronormées. J’ai relevé un moment anecdotique en apparence qui me semble pourtant central, qu’il s’agisse à la fois des problématiques soulevées par le masochisme et des options cinématographiques du réalisateur. Un jeu s’installe entre Edward et Lee autour de la fétichisation de la correction orthographique et physique au sens de recevoir une bonne correction. L’un des termes mal orthographiés par la secrétaire et s’affichant plein écran est celui de gender (genre en français), écrit avec deux « r ». La question de la normalisation des rapports de couple se trouve ainsi posée, tenue correcte exigée. Steven Shainberg propose une queerisation des rapports hétérosexuels, une relation-jeu dans le sens d’un va-et-vient autorisant la redéfinition même de la notion de couple sans pour cela avoir à poursuivre un objectif prédéterminé. Il n’est pas question d’installer une relation, ni de s’installer dans la relation.
C’est en cela qu’il semble doublement astucieux d’ouvrir ce cycle dédié au jeu avec ce film en particulier. Dans Vérité et Méthode, à l’occasion d’un chapitre dédié au jeu comme fil conducteur de l’explication ontologique de l’œuvre d’art, Hans-Georg Gadamer explique : « Si l’on part du joueur pour décrire ce qu’est son jeu, il ne s’agit évidemment pas de métamorphose mais de travestissement. Qui est un travesti ne veut certes pas être reconnu mais paraître comme étant un autre et passer pour lui. […] Certes, celui qui joue ainsi renonce apparemment à la continuité avec lui-même. Mais en réalité, il se réserve à lui-même cette continuité et n’en prive que ceux pour qui il joue. ». Selon moi, Steven Shainberg opère à son tour un travestissement de cette proposition de telle manière que : « Si l’on part de l’individu pour décrire ce qu’est la relation, il ne s’agit évidemment pas de métamorphose mais de travestissement. Qui est un travesti ne veut certes pas être reconnu mais paraître comme étant un autre et passer pour lui. […] Certes, celui qui entre dans la relation ainsi renonce apparemment à la continuité avec lui-même. Mais en réalité, il se réserve à lui-même cette continuité et n’en prive que ceux avec qui il entre en relation. » Nous sommes en présence d’un film pour paraphraser Gadamer dans lequel les joueurs ne sont finalement pas « le sujet de leur jeu ».