J’ai vu, à la fin de Queer, quelque chose que je craignais de ne jamais voir dans un film. William Lee (Daniel Craig) et Eugene Allerton (Drew Starkey) sont arrivés au bout de leur périple toxico-érotique, au fin fond de la jungle amazonienne, et ont pu gouter au yagé, c’est-à-dire à cette plante psychotrope que l’on nomme aujourd’hui plus volontiers l’ayahuasca. Au cœur de leur expérience hallucinatoire, éludée dans le roman de Burroughs, leurs deux corps se mélangent, les doigts de l’un traversent la chair de l’autre, si bien qu’ils ne forment plus qu’une seule figure. Des films de l’ère argentique l’avaient déjà fait, avec leurs moyens : les films de Cocteau, avec la traversée du miroir d’Orphée, citée au milieu du film (et donc central), dans un travelling avant qui mime et redouble cette traversée ; Pas de deux de Norman McLaren, revu il y a quelques jours, qui faisait d’un couple de danseurs des figures lumineuses qui se mêlaient à l’écran. Dans les images numériques, le jeu vidéo nous y avait habitué, mais par sérendipité – si, dans un jeu multijoueur, je m’approche d’un autre joueur, nos avatars finiront peut-être par se traverser un peu. On a aussi pu le voir dans un cinéma expérimental ou avant-gardiste récent, par une recherche « à l’aveugle » du déplacement aberrant d’objets numériques. Et maintenant c’est au tour de Queer, avec ses corps de synthèse, ses modèles photoréalistes, qui impossiblement se traversent les uns les autres.
Si ce n’était que cela Queer aurait déjà le mérite d’exister – fort heureusement cet effet n’est pas gratuit, et pour ainsi dire il n’arrive pas tout seul. Il est clair que, comme la plupart des films de Guadagnino, Queer est le récit de personnages qui cherchent à tout prix la pénétration qu’on ne leur donnera pas si simplement – dans Call Me by Your Name, Elio se branlait dans une pêche, les deux garçons de Challengers n’échangeaient qu’un baiser. Seulement cette fois, Guadagnino semble prêt à prendre au sérieux, à raconter sans l’embellir le prix que cela coûte, d’accéder au désir, et quel désir : un désir queer, tordu, inacceptable. Alors que les larmes de Chalamet étaient d’une tristesse douillette, celles de Craig sont lourdes comme du plomb, radioactives peut-être ; alors que les garçons de Challengers semblaient pouvoir jouir sans interruption, les « pipes endiablées » (je cite la personne qui m’accompagnait – je ne saurai écrire une meilleure description) qu’échangent Lee et Eugene semblent les drainer, les épuiser. Ici le héros orphique sait exactement ce qu’il veut, mais sait aussi ce que cela lui coûte, et est malgré cela prêt à plonger au fond du gouffre. D’où la mélancolie profonde de ce film, ressassée par les lentes mélodies de la musique de Trent Reznor et Atticus Ross, plongeant dans les affres d’un amour dont on comprend très vite qu’il ne sera jamais tout à fait réciproque (mais quel amour l’est ?), ce que les personnages acceptent pour se sauver d’une misère tout à fait universelle, celle d’être humain, d’être mortel – ils n’ont pas peur, comme Orphée, d’affronter la mort, à condition qu’ils n’aient pas à affronter la solitude.
Le mythe d’Orphée fut un enjeu pour la musique, la peinture, mais c’est du côté de la sculpture que Luca Guadagnino le prend[11] [11] Jean-Luc Godard avait déjà, dans le texte écrit des Histoire(s) du Cinéma, trouvé une correspondance d’images entre le récit de la Femme de Loth, changée en statue de sel parce qu’elle s’était retournée vers Sodome, et celui d’Eurydice renvoyée aux Enfers. Le mythe d’Orphée, la sculpture, la marginalité, l’érotisme : on aura compris que Queer est un film cousin de La Chimère d’Alice Rohrwacher. . Or Guadagnino est toujours empêtré dans la sculpture, car il ne sait filmer que des statues vivantes, des statues de sel brillantes de sueur, des statues de synthèse (il faudrait peut-être considérer les graphistes 3D comme les sculpteurs de notre époque). Anti-cinématographiquement, peut-être par goût pour la mode (tout le monde, dans Queer, est très bien habillé), Guadagnino aime les corps au repos. Il faut dire qu’il les filme bien : sans rendre à Daniel Craig la vitalité intense qu’il avait dans ses médiocres premiers films (le vertige était le plus palpable dans Layer Cake, en 2004, où Craig est magnifique, et le film hideux), il parvient à l’envelopper d’une brume où il paraît sans âge, intangible – dans les derniers plans du film, il ressemble inexplicablement comme deux gouttes d’eau à Burroughs, alors qu’il semblait y avoir peu d’efforts pour marquer la ressemblance plus tôt (on pourrait dire qu’il ressemblait autant à Burroughs que le personnage du roman : vaguement). Plus étrange encore : le nombre de personnages secondaires, simples apparitions d’artistes non-acteurs. Le médecin qui prescrit de l’opium à Lee est interprété par l’artiste belge Michaël Borremans, l’assistant de la docteure vivant dans la jungle par le cinéaste argentin Lisandro Alonso, la compagne d’Eugene par la sculptrice roumaine Andra Ursuța… Une tentative, sans doute, pour reconstituer le temps d’un film le fantasme du monde disparu de l’underground new-yorkais, où Burroughs fréquentait Andy Warhol, Jonas Mekas et Susan Sontag ; mais aussi, à mon avis, une volonté de mettre une légende sous chaque personnage, d’en faire plus que leur apparition visible, de les embaumer dans un supplément de sens ou d’âme.
Ne s’intéressant qu’à ces corps et ces noms et pas du tout à leur environnement, Guadagnino fabrique une Amérique latine dans les studios de Cinecittà : il aurait bon dos de faire passer cela pour un cartepostalisme ironique venant contrebalancer l’ambiguïté coloniale du récit de Burroughs alors que ce n’est qu’un chemin de traverse. Dans ce décor les personnages errent, se rapprochent et s’éloignent, racontent tout un tas de conneries insensées (Lee proposant de mettre le feu à un cochon vivant avant d’en manger les oreilles). Il faut que les personnages se figent pour qu’enfin il se passe quelque chose : c’est quand ils sont assis, allongés, après l’orgasme, que le film déploie le plus sa beauté, dans un goût de la pause et de la pose mannien, à la différence qu’aucun personnage de Michael Mann ne fume, alors que dans Queer tout le monde fume comme un pompier et prend la pose avec une clope entre les doigts (c’est rare, aujourd’hui, autant de cigarettes dans un film – ça manque). C’est cette fixité qui permet le plus beau needle drop de ce film qui en compte un peu trop : Lee, qui a enfin obtenu l’accord de son amant pour partir en voyage, décide de faire passer les jours en se shootant à l’héroïne. Dans un long plan étrangement décadré il prépare méticuleusement sa dose, se l’injecte : la caméra panote vers le haut et donne alors à voir Daniel Craig assis, dans un moment de stase, alors que démarre en trombe le riff inaugural de Leave Me Alone de New Order (groupe que Reznor et Ross citaient déjà dans Challengers).
Voilà donc Lee et Eugene nus dans la jungle, zoomés hors de leur esprit comme on dit en anglais, communiquant par la pensée et mélangeant leurs chairs. Voilà la confession, entendue plusieurs fois dans le film mais qui ne prend sens qu’à la fin, qu’Eugene fait à Lee : « I’m not queer, I’m disembodied. » Comme les iconoclastes qui, pour des raisons morales, démembraient les statues ; comme Lee qui tirera, à la toute fin, dans la tête de son amant (on sait que cette scène reconstitue l’incident au cours duquel Burroughs a tué sa propre femme, soleil noir du roman, explicité en préface et ici absent) ; comme les ésotériques européens du XIXème siècle, dont l’imagerie parcours le film (paumes posées sur les tables, feuilles en lévitation), qui rêvaient, comme Lee, de se désincarner pour communiquer directement avec l’âme des êtres et des choses. C’est peut-être pour cela que Lee n’est pas attristé par la confession d’Eugene : ils partagent le même idéal.
Or, l’idéal, il faut s’en défaire. Cette scène est aussi un adieu, et l’épilogue que réserve le film en est le souvenir resté en travers de la gorge. Dans cet épilogue, dont il est difficile de juger ce qui relève du rêve et de la réalité, Lee plane dans les étoiles, puis chute sur la plage[22] [22] Faut-il voir ici une référence à la Genèse ? Les premiers mots du film parlent d’un « garçon juif » ; d’autres fragments semblent évoquer la religion juive et la Shoah. Ces plans de Daniel Craig chutant sur Terre nous rappellent d’ailleurs la fin de la série The Curse, où Nathan Fielder s’élevait dans les airs et flottait dans l’espace : autre œuvre de frustration sexuelle, autre œuvre nourrie discrètement par le judaïsme, que j’avais abordé dans un article pour AOC. On peut aussi penser aux films de Kornel Mundruczo, qui aborde aussi un certain mysticisme et évoque parfois la Shoah. , se relève, et reprend une nouvelle fois sa promenade mexicaine, à la recherche d’Eugene – mais cette fois il ne le trouvera pas, ou plutôt il le retrouvera in articulo mortis, seulement dans le souvenir. Derrière le flou de la drogue, les décors artificiels, les événements qui s’enchaînent avec une plate douceur, c’est cela que raconte Queer : que contrairement à ce que nous apprend la physique quantique et en accord avec ce que nous apprend le mythe d’Orphée, traverser une barrière, plonger aux enfers, ça a toujours un prix. À l’image de ces sculptures magrittiennes qui parcourent le film, quand on aime, on démembre, on mutile, les autres, soi-même[33] [33] « Je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi — l’objet petit a, je te mutile. » Jacques Lacan, Séminaire XI. .