Ready Player One, Steven Spielberg

Two Readers Playing

Voyage au bout du virtuel, Ready Player One est aussi un planisphère de la pop culture et une update du rêve d’avatar : Matrix + Zemeckis + Cameron, avec une pincée de chevalerie (dans Oasis, Wade se fait appeler Parzival), un Graal laïque (l’Œuf que cherchent tous les joueurs, qui contient les clés du trône informatique) et une anthologie intime (le monde virtuel quitté par son créateur, James Halliday, reste structuré par ses secrets, et les gladiateurs numériques doivent aussi se montrer fins biographes). Bref, à la fois fable sur la fabrique des mondes et usine de traitement des jeux usés, Ready Player One oscille entre le statut d’événement et celui de resucée. En témoigne l’échange qui suit.

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Gabriel Bortzmeyer : Passé l’éblouissement, très appréciable, je me suis demandé ce qui au fond avait vraiment changé depuis Tron et les premières fables de l’informatique. Pas grand-chose, je crois : il y a eu toutes les optimisations et accroissements possibles en termes de rendu ou de cartographie, selon une trajectoire similaire à celle du jeu vidéo, mais, au-delà de ce gain d’épaisseur, je ne suis pas sûr que l’imaginaire numérique ait réellement évolué. Ready Player One relaye la même théologie de la programmation que Tron, Avalon ou Matrix : l’informaticien est un démiurge, le programme une providence codée et, excepté dans Matrix, le jeu vidéo sert de paradigme créatif. Il y a bien des variations : dans Tron, les logiciels asservis rencontraient leur programmeur et un bug messianique renversait la dictature de l’intelligence artificielle ; les sœurs Wachowski ont largement retweeté ce schéma, alors que Spielberg est plus proche de celui d’Avalon, où des joueurs échappent à un monde décoloré en arpentant des univers parallèles dont ils cherchent le cœur éventuel. Dans tous les cas, la trame suit la quête d’un créateur ou d’une origine aux traits fort monothéistes. À cela s’ajoute la croisade habituelle contre les simulacres et la sacralisation du « réel ». Ready Player One n’y échappe pas, avec sa morale sur l’insubstantialité des repas servis dans les mondes programmés. Il semblerait que les fables numériques culpabilisent de flirter avec un créationnisme du calcul et du code, et connaissent en retour une tentation iconoclaste à l’égard de cela même qu’elles figurent. La réalité virtuelle a donné naissance à une sorte de puritanisme du réel dont Matrix serait la version fondamentaliste, eXistenZ la version schizo-sceptique et Ready Player One le versant réformiste ou jésuitique, enclin au compromis (cf l’apologue sur le sevrage hebdomadaire et l’équilibre du principe de réalité et du principe de plaisir). Bref, de ce point de vue, Spielberg n’innove pas beaucoup, et, au bout du compte, je ne sais pas si l’intégrité du réel le préoccupe tant que ça. Son vrai problème, c’est l’écosystème de l’entertainment, et c’est ce dont Ready Player One dispose en propre par rapport à ses prédécesseurs : un modèle hybride entre le parc, le grand magasin et la bibliothèque, dans lequel la culture pop autorise un encyclopédisme 2.0 faisant du geek le nouvel érudit. Ce principe – l’inventaire de l’imaginaire – a quelques ancêtres dans le cinéma d’animation, mais demeure absent de la lignée vidéoludique commencée avec Tron. L’intérêt du film est sûrement dans la bouture de ces deux héritages, qui parachève au lieu d’inventer : Spielberg m’a toujours semblé être un cinéaste de la récapitulation systématique plutôt que de la “disruption”, malgré sa technophilie. Jurassic Park avait ouvert quelque chose mais presque accidentellement, parce que son projet initial était tout de même de recycler toute l’histoire du stop-motion et de l’animatronique. Ready Player One a cette même ambition : être une grande synthèse, sans rien de nouveau sous le silicium. Cela dit, ça ne l’empêche pas d’être splendide.

Camille Brunel : Je trouve très ironique de voir Spielberg mettre tout le monde d’accord sur les images de synthèse, lui qui a lancé le mouvement en 1993 avec Jurassic Park, et malgré lui la tendance à trouver que moins un film est réel, moins c’est du cinéma (la fameuse malédiction des fonds verts de Star Wars). Ready Player One se retrouve même comparé à Mad Max Fury Road : tous deux sont des films des années 80 sous une couche épaisse d’effets spéciaux numériques, mais à la différence de Miller, Spielberg revendique la dimension artificielle de son hommage – et, je le crois vraiment, en revendique aussi la laideur. C’est pourquoi je m’étonne de lire des mots comme “éblouissement”, “sidération” ou “sublime”, qu’on réserve généralement aux émotions brutes. Là, si éblouissement et sublime il y a, je n’imagine pas qu’ils puissent être autre chose que différés, digérés, passés au prisme de la théorie : j’en veux pour exemple la réutilisation maline de la cascade de sang de Shining, et le travelling bazardé par-dessus permettant de suivre l’espèce de gros orque du Hobbit 2 en train de clapoter dedans en meuglant. A l’œil, impossible d’être sidéré par ça, ou alors on l’est par la course de tonneaux du Hobbit 2 ; dans l’idée en revanche, je te suis, c’est sidérant : après avoir momifié Kubrick en reprenant son A.I., Spielberg le fait ressortir du tombeau et le lâche en plein 2018. Mais pour lui faire quoi ? Ce qu’on fait aux momies qui ressuscitent, en fait : le flinguer. Alors sur le jeu vidéo, je ne suis pas sûr que Spielberg ait grand chose de plus à dire que les Wachowski ou Cronenberg, si ce n’est que chez lui, la culpabilité dont tu parles se double d’une part réelle de responsabilité. C’est ce qu’il disait il y a quelques années, quand il prédisait l’implosion du système hollywoodien des blockbusters, fabriqué par lui avec Les Dents de la Mer : attention les gars, vous mangez trop, vous allez craquer ; la Raison est un art qui se perd et les masses sont devenues potentiellement abruties à tel point qu’il faut même leur rappeler l’importance de retourner au réel quand on leur sert Roger Rabbit (l’Oasis n’étant jamais que Toontown avec la texture de Beowulf – Robert Zemeckis est partout dans ce film, ce n’est pas un mystère). Avec Ready Player One, on dirait que Spielberg cherche à précipiter l’implosion, justement. Et entendre quelqu’un qui a littéralement préféré le cinéma à la vie pendant des décennies rappeler les vertus du réel, je trouve ça triste. Comme s’il s’en voulait d’avoir autant aimé le cinéma, d’avoir suscité un tel amour pour ces images dont il a contribué à établir l’addiction mondiale. Il culpabilise d’avoir trop aimé, c’est d’un déprimant ! La morale du film est là, répétée au moins trois fois : le Créateur qui hait sa propre Création, c’est lui. Comme avec Jurassic World et The Last Jedi, deux dérivés du Spielberg-verse, on se retrouve à nouveau avec un de ces “blockbusters malgré eux” dont j’ai déjà parlé par ici. Dans Jurassic World, ça passait encore : c’était le premier du genre. Mais The Last Jedi transpirait la phobie de son cœur de cible. Et Ready Player One y voit moins d’érudits que de puceaux… Non mais vraiment : l’héroïne ressemble à celle d’Arthur et les Minimoys ! Arthur et les Minimoys, Gabriel !

G. B. : Je ne sais pas si, comme tu sembles le dire, l’industrie du blockbuster est usée et ses maîtres lassés d’eux-mêmes, ou si cette jubilation faussement naïve n’a pas été d’emblée à l’origine d’un genre ayant toujours eu pour programme le recyclage réenchanté. Spielberg sort d’un croisement de Kubrick et du John Mohune de Moonfleet, d’une gadgetomanie mélangée à un regard de gosse : son truc, c’est de retrouver la candeur de jadis (quitte à la nuancer) en la débranchant du manichéisme classique pour la rattacher à une fascination technicienne – à la place du Bien et du Mal, désormais, il y a juste différentes éthiques techno-marchandes (Ready Player One n’oppose pas l’individu à l’entreprise, mais deux gouvernances ne variant qu’en degré de ludicité – le méchant est d’abord un mauvais joueur). Donc je ne vois pas d’évolution fondamentale entre E.T. et le dernier film, sinon quant à la taille de l’univers de référence. À chaque fois, l’ensemble se résume en un culte du fétiche technique et culturel. C’est d’ailleurs ce qui fait de Spielberg un authentique postmoderne, un pasticheur euphorique jouant avec la dépouille d’un passé indépassable. Il m’a toujours paru percer quelque chose de très endeuillé derrière cette figure de cinéaste à succès sacré maître en futurologie : son cinéma transpire la conscience un peu triste d’arriver en dernier et de n’avoir plus rien à inventer qu’un nouveau régime sensoriel et commercial, parce que toutes les autres cases sont prises (celles des pionniers, des classiques, des modernes et des baroques, grosso modo). De ce point de vue, Ready Player One a une valeur paradigmatique : bien sûr, Spielberg s’y réfléchit à travers le programmeur de génie, mais je crois qu’il se cherche aussi d’autres échos chez son ami préférant endosser le rôle de conservateur de la mémoire d’autrui (d’où le côté film-musée). Jurassic Park l’avait dit à sa façon : Spielberg, c’est avant tout un amateur de fossiles, un type qui se sert des nouvelles technologies pour ranimer la momie du passé.

Du coup, je n’ai pas l’impression qu’il y ait une récente déprime ; j’y vois plutôt une perpétuelle relance de la régression (au sens positif du terme, j’entends). S’il y a un changement notable, c’est davantage dans le spectacle du regard. Ce cinéma aura été la plus grande enquête d’Hollywood sur la division du voir entre émerveillement et terreur, et il a été l’un des points de départ d’une phase de « ré-innocentement » du regard. Or, c’est un peu ça qui a disparu de Real Player One – les yeux, le plus souvent cachés derrière la visière de la réalité virtuelle et sinon rarement écarquillés. On ne trouve plus guère de trace de cette apologie de la Méduse qui traversait les films antérieurs de Spielberg (voir, à ce propos, l’essai-vidéo de Kevin B. Lee). C’est ce qui sépare le médium du XXè siècle de ses successeurs : la distance, au principe même de la machinerie fantasmatique du cinéma (pas de projection sans écart de l’écran) et nécessairement absente des dispositifs de réalité virtuelle. Les avatars d’Oasis s’extasient, mais ne s’émerveillent pas. L’objet numérique n’est jamais pour eux un lointain ou un grand Autre. Peut-être qu’un jour on célébrera Ready Player One pour cela, parce qu’il a enterré le regard et montré que le cinéma représentait le dernier grand avatar d’une culture de l’imprimé et de la contemplation ; et donc, incidemment, que la coupure historique déterminante ne se situe pas dans l’apparition des écrans mais dans leur conversion en interfaces. J’ai du mal à ne pas trouver à ce film une grandeur hégélienne et mcluhanesque, qui serait à mi-chemin d’une Phénoménologie de l’Écran et d’une méditation sur l’emboîtement de chaque médium par les autres – conformément à la loi de McLuhan, le contenu du plus récent (la réalité virtuelle), c’est l’ancien (le cinéma), même s’il revient encore à ce dernier de prédire sa dissolution future. Ce qui fait de Ready Player One un film d’adieu.

C. B. : Tu le démontres très bien : théoriquement, c’est un des films les plus excitants du siècle. Spielberg et Cameron se sont toujours un peu tiré la bourre en matière de coupures historiques déterminantes au cinéma, et le second doit se réjouir d’avoir attendu la sortie de Ready Player One pour relancer sa saga Avatar, qui dès 2010 imaginait l’irruption de la Réalité Virtuelle dans le cinéma – à ceci près que les arbres connectés n’y avaient pas encore été substitués par les films connectés. On y partait déjà d’un futur désaffecté, sans faune ni flore ; le tunnel qui conduisait à l’intérieur des avatars de Pandora est exactement celui qui conduit à l’Oasis. D’ailleurs le personnage de Sam Worthington se retrouvait également dans un univers entièrement numérique une fois branché. A ceci près que la conclusion de Spielberg est technophobe : là où Cameron faisait culminer son film avec la rencontre entre le personnage numérique (Neytiri, jouée par Zoé Saldanha) et le personnage réel (Worthington lui-même), Ready Player One conclut à un apartheid des univers, ce qui est assez réac et nouveau – Matrix Revolutions raconte comment un virus contamine un corps réel ; Tron Legacy se termine sur le téléchargement dans le monde réel du programme joué par Olivia Wilde… La morale de Ready Player One, c’est quand même qu’on ne mange et qu’on ne baise jamais aussi bien qu’avec ses vrais organes. Tu te rappelles de la scène de Demolition Man où Sylvester Stallone est déçu de ne pouvoir coucher avec Sandra Bullock qu’à travers un casque télépathique ? Spielberg, ici, est moins le gardien du musée que celui qui vient le démolir, soufflant dans la baudruche des univers numériques jusqu’à saturation (et la dernière fois que j’avais croisé cette esthétique de l’écœurement, c’était chez Harmony Korine, que personne n’avait soupçonné de vouloir glorifier le Spring Break).

On sait, d’ailleurs, ce que pense Spielberg des musées. Dans Indiana Jones et la Dernière Croisade (dont la morale est tristement répétée ici : tout ce qui brille est louche, car le salut est dans l’humilité), c’est l’insulte suprême à Indiana Jones (“It belongs in a museum !So do you !“) ; dans Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, le musée construit par les extra-terrestres au milieu de la forêt péruvienne finit en pétales de Chocapic. Spielberg est constamment dans le recyclage réenchanté, comme tu le dis très bien, mais il a quand même deux manières de l’aborder : avec plaisir et à reculons. Avec plaisir, ça donne E.T., Jurassic Park, ou les deux premiers Indiana Jones. A reculons, ça donne le deuxième Jurassic Park, les deux derniers Indiana Jones… et Ready Player One : autant de films où il s’agit de retourner dans des univers que l’on connaît déjà, d’y retourner en râlant (voir Jeff Goldblum devant Julianne Moore, Harrison Ford devant Sean Connery et Shia LaBeouf, ou Mark Rylance devant Simon Pegg) – et de prévenir le devenir-musée du retour en arrière, ce qui explique le peu de goût de Spielberg pour les suites.

En ce sens, je pense avoir identifié l’une des sources de ton indulgence, quand tu écris que le méchant est d’abord un mauvais joueur dans Ready Player One. Tu ne penses pas que c’est plutôt l’inverse ? Le méchant, c’est peut-être bien le bon joueur, justement, celui qui joue pour gagner et qui y arrive ; puisque Wade Watts trouve la dernière clé en se retenant de finir le jeu, précisément. C’est peut-être juste une histoire de tantrisme, au fond. Tu as ceux qui arrivent à se retenir de trouver le film hideux (je repense soudain à la séquence de danse sur Staying Alive…), et vont passer des heures à chercher la perle théorique cachée au milieu du film ; et ceux qui, comme moi, manquent peut-être simplement de patience, et regrettent de voir le réalisateur de Minority Report consacrer encore deux heures de sa filmo à des ectoplasmes antipathiques, comme ceux de Tintin ou du BGG. My bad !

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Ready Player One, un film de Steven Spielberg, avec Tye Sheridan (Wade Watts), Olivia Cooke (Samantha), Ben Mendelsohn (Sorrento), Lena Waithe (Helen).

Scénario : Ernest cline, Zak Penn / Image : Janusz Kaminski / Effets visuels et effets spéciaux : Patricia Martinez Arastey, Matthew Badham, Lilla Schwarz, Mark Coulier.

Durée : 140min.

Sortie : 28 mars 2018.