Les premiers plans de Fermer les yeux, seul long-métrage réalisé par Victor Erice en plus de trente ans, donnent à voir une statue de Janus, le dieu romain à deux visages. Janus est, entre autres, le dieu des passages ; son nom, en latin, signifie porte. Cette statue ne reviendra dans le film que pour accompagner son générique de fin. Erice nous semble tendre une clé d’interprétation, au seuil de son film sobrement hermétique. Puisque Janus regarde dans deux directions, nous ouvrirons, avec cette unique « clé », deux portes : l’une donnant sur la dissociation, l’autre sur le champ-contrechamp.
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Si la frontalité, l’unicité, le déroulement ininterrompu d’une action est la forme minimale et suprême du documentaire, le champ-contrechamp est peut-être la forme minimale et suprême du cinéma narratif. C’est-à-dire qu’un documentaire peut être, au minimum, la simple captation d’une action et sa présentation ; et que la fiction commence au moment où il n’y a plus une, mais deux choses. En cela, Le Songe de la lumière (j’ai toujours trouvé qu’on avait tort de se contenter de cette traduction du titre espagnol, El sol del membrillo, soit « Le Soleil du coing », titre bien plus prosaïque et qui a le mérite de ne pas vendre la mèche concernant la troisième partie du film), le dernier long-métrage qu’avait jusqu’alors réalisé Victor Erice, était bien, comme on l’a souvent dit, un film hybride : on y voyait un arbre (un cognassier précisément) et un peintre, Antonio López García, qui tentait de peindre cet arbre lorsque ses fruits étaient à maturité. Mais le montage y était plus complexe qu’un simple enchaînement de champs-contrechamps entre l’artiste et son modèle, et si l’on voyait en alternance l’un et l’autre, cette alternance aboutissait à une continuité spatiale et narrative très complexe. Malheureusement, cette alternance ne devenait jamais vraiment harmonieuse, car chaque jour, les fruits se déplaçaient, mûrissaient, tombaient des branches, si bien que le peintre peinait à trouver comment dessiner et peindre le petit arbre. Après de nombreux essais infructueux, Antonio López García finissait par abandonner et par ranger son atelier. Le Songe de la lumière était, déjà, un film sur la fatalité du passage du temps. Fermer les yeux, qui s’ouvre sur la figure de Janus, ne parle pas d’autre chose.
Fermer les yeux est constitué majoritairement de champs-contrechamps. Dans l’ouverture du film, nous voyons ce qui nous est d’abord présenté comme « la seule scène tournée » du film inachevé de Miguel Garay, la scène d’ouverture (on apprendra plus tard qu’une autre scène a été tournée : la dernière). C’est un long dialogue qui se tient dans le château décrépi de Triste-le-Roy (le nom est tiré d’une nouvelle de Borges) entre une sorte de vieux seigneur juif déchu, « Monsieur Lévy », et un explorateur plus jeune : le premier demande au second d’aller chercher sa fille, perdue quelque part en Chine. Deux espaces, un pour chaque personnage ; trois cadrages, l’un coupé à la taille, un autre à la poitrine, et enfin un gros plan. Et pour le montage, donc, un champ-contrechamp – long, simple, parfois interrompu par un raccord vers un tiers (en l’occurrence, un domestique) qui disparaît bien vite. Les autres scènes de dialogue de Fermer les yeux ne seront pas filmées autrement. Il y aura parfois trois ou quatre personnages ; d’autres fois, les personnages ne se feront pas face, mais regarderont dans la même direction. Mais le dispositif restera largement similaire. À partir de cette forme fondamentale du cinéma classique, Erice construit toute une rhétorique ; il prouve que le cinéma narratif n’a au fond besoin que de quelques opérations élémentaires : étirer la durée d’un plan d’écoute plus qu’un autre, varier l’échelle pour faire apparaître un gros plan à un moment décisif, jouer avec un silence inattendu. Le cinéma, donc, en tant qu’art réaliste, documentaire : capter un visage, une voix, des inflexions, un mouvement dans des cheveux. Mais le cinéma, aussi, en tant qu’art plus strictement plastique, formel, poétique si l’on veut : comment l’organisation de plans, variables dans leur cadre comme dans leur durée, peut créer une signification, une impression, et même une émotion. C’est, peut-être, le propre d’un grand cinéaste : faire le plus avec le moins, ne pas prendre une forme banale pour acquise, être toujours capable, après plus d’un siècle de cinéma, de retrouver les fondements de la cinégénie.
Si l’on peut, à partir d’une forme aussi simple, invoquer « tout le cinéma », c’est que le film a la main un peu lourde concernant les références à l’histoire de cet art et le souvenir de ses puissances possibles (et disparues?) – c’est presque littéralement que Miguel Garay retrouve, dans des petites boites en métal, les origines du cinéma. On pourrait voir, dans Fermer les yeux différents « âges » cinématographiques mis en scène par fragments : celui des origines, avec ce dispositif doublement archaïque du flipbook qui montre L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat ; le cinéma classique américain, qui apparaît soudainement dans une scène magnifique de reprise de la chanson de Rio Bravo, My Rifle, My Pony and Me ; la télévision, avec cette émission de « true crime » qui semble majoritairement construite sur un dispositif de dialogue en champ-contrechamp ; et, même si Miguel Garay dit que son film inachevé devait être « un simple film d’aventure », le rythme, les couleurs, l’interprétation même évoquent plutôt le cinéma moderne européen (La Mirada del adiós, du peu que l’on en voit, ressemble plutôt, statue de Janus comprise, à un pastiche d’Oliveira). Mais il me semble que le passage entre ces âges est montré avec un certain apaisement, un regard nostalgique certes, mais pas une véritable angoisse de la « fin » du cinéma. L’émission de télévision est à ce propos très ambiguë : si Garay en est dégoûté au point d’être incapable d’en voir plus que quelques minutes, on voit bien qu’elle a pourtant quelque chose à voir, formellement et narrativement, avec le film qu’il tournait plusieurs décennies plus tôt. Elle permet aussi d’organiser la numérisation de ces bobines et de communiquer au monde les quelques (magnifiques) images de son film inachevé ; et, surtout, elle a un pouvoir qu’un film de cinéma n’aurait peut-être pas pu avoir, puisqu’elle permet de retrouver l’acteur disparu et de réunir les deux vieux amis. Le portrait que fait Erice de la télévision est ainsi tout à fait juste : loin d’être la fossoyeuse du cinéma, elle en est une sorte de forme parallèle, partant des mêmes techniques mais pourtant différente dans ses aspects les plus fondamentaux, un double inversé et pourtant jumeau.
Bien sûr, cette « réunion » des anciens camarades n’est pas synonyme de retrouvailles, puisque Julio, renommé Gardel, a perdu la mémoire. Mais les champs-contrechamps qui le concernent n’en sont que plus beaux. Lorsqu’il regarde les personnages qui furent ses proches (son ancien ami, sa fille…) comme des inconnus, alors qu’eux le regardent avec une discrète émotion qu’ils ne dissimulent qu’en partie, la puissance de ces raccords est encore décuplée : comme les personnages, nous cherchons à reconnaître ce visage changé. Je crois d’ailleurs n’être pas le seul à distinguer, dans la scène de repas où les deux amis se fixent pour la première fois en plusieurs décennies, une très belle ironie dramatique : Miguel reconnaît bien son ami Julio alors que le spectateur·ice n’en est pas encore certain que sous cette fine barbe blanche se cache le même visage – il faut dire que l’hésitation de Julio, le doute subtil qui s’imprime sur son visage, participe à ce trouble.
Dans la scène finale de Fermer les yeux, où est projetée la fin de La Mirada del adiós – le regard des adieux –, la construction du film autour du champ-contrechamp prend encore une autre dimension. Comme dans la scène d’ouverture, l’explorateur se rend à Triste-le-Roy, mais, cette fois, il n’est pas seul : il a retrouvé Qiao Shu, la fille de Monsieur Lévy. Le vieil homme, en la voyant, s’écroule ; le champ-contrechamp se déséquilibre, Qiao Shu et l’explorateur sont filmés ensemble, en gros plan. Ils regardent vers la caméra – ils regardent donc dans la salle, la nôtre et celle des spectateurs. Miguel, Julio, leurs amis leur rendent d’abord ce regard, mais imitent bientôt le film projeté : eux aussi se tournent vers la caméra, notre caméra, et la salle, notre salle. À partir de cette scénographie traditionnelle et contenue de la scène d’ouverture, l’axe de la caméra s’est petit à petit déplacé, les regards se sont rapprochés de l’appareil, comme si les rails du train de la Ciotat avaient changé d’aiguillage ; et maintenant, les personnages nous font face. Les deux visages de Janus se sont confondus, il n’en reste qu’un, tourné vers nous.
Le regard caméra est souvent associé au cinéma moderne et à la rupture avec un certain « langage classique ». Celui qui clôt le film n’est cependant pas un geste de rupture ou de provocation : il apparaît comme la conclusion logique, apaisée d’un film qui n’a fait qu’appeler les regards à se rencontrer et à se croiser ; les regards échangés par les personnages, petit à petit, se sont seulement tournés vers nous, et nous sommes devenus nous-mêmes, en presque trois heures, doucement mais sûrement, leur contrechamp. Ce regard inévitable est à l’image du cinéma d’Erice : absolument génial, totalement révolutionnaire, et pourtant parfaitement apaisé. Après ce regard, celui de l’adieu, il ne reste plus, en effet, qu’à fermer les yeux.