La même semaine, Rester barbare de Louisa Yousfi et Residue de Merawi Gerima sont apparus sur les tables des libraires pour l’un, dans les boutiques de DVD pour l’autre. Hasard du calendrier ou signe des temps, l’essai et le film paraissent presque une adaptation mutuelle, ou du moins, un dialogue du cinéma et de la littérature sur un même thème : la résistance à l’effacement par le blanc.
« Comment sauver ce qui reste de nous ? » demande Louisa Yousfi dès les premières pages de son livre qu’elle place sous le patronage d’une « formule magique » de Kateb Yacine : « Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. » Car comme le souligne l’autrice « garder et rester, ce sont des verbes de préservation, de résistance[11] [11] Louisa Yousfi, Rester barbare, Paris, La Fabrique, 2022, p. 19 ».
« Comment sauver ce qui reste de nous ? » demande le film de Merawi Gerima, dans lequel Jay, cinéaste rentré de Californie dans l’espoir de réaliser un film sur son quartier natal de Washington, le découvre en train de disparaître sous les assauts des gentrifiers blancs. « Gentrifier », c’est ainsi que sont nommés tous les membres blancs du casting au générique, comme on dirait « invader » ou « body snatcher » dans un film d’horreur ou de science-fiction. Il faut dire que le film de Gerima n’est pas loin de ces deux genres : les Blancs apparaissent comme des menaces qui peuplent le hors-champ, dont on n’entend que la voix ou toujours filmés de dos, qui surveillent les Noirs du quartier du haut de leur toits-terrasses, ou qui arrivent nuitamment en éclairant les rues d’une lueur bleue : celle des gyrophares des voitures de police qui inondent la scène à la manière de sinistres soucoupes volantes. Difficile de ne pas penser au travail de Jordan Peele en voyant Residue, aux communautés suprémacistes isolées de Get Out, au « pays de Lovecraft » de la série éponyme, peuplé de cauchemars et de membres du KKK ou aux affaires d’extraterrestres que nous promettent les premières images de son prochain film, Nope. Peele aussi filme des « résidus » dans ses films fantastiques, mais il s’agit plutôt de ce qu’il reste de la barbarie blanche, esclavagiste puis suprémaciste, qui persiste aux États-Unis, la barbarie comme dans l’expression idiomatique « barbarie nazie ».
Dans le film de Merawi Gerima, ce que désigne le « résidu » est beaucoup plus ambivalent. Difficile de ne pas « retombe[r] dans nos travers de conférenciers [22] [22] LY, p. 13 » mais il faut tout de même en repasser par l’histoire du mot : avant d’acquérir son sens moderne aux inflexions péjoratives, residuus désignait ce qui reste, ce qui subsiste, en s’apparentant au verbe qui a aussi donné « résider », au sens d’habiter. Même doute sur le sens à donner à Residue : ce titre désigne-t-il les Noir·es qui restent, qui conservent leur mode de vie, quand bien même de plus en plus d’yeux de Blanc·hes les épient, goguenards ? Ou alors faut-il s’en tenir à la réplique de la mère de Jay, qui interdit à un couple de Blancs de laisser son chien faire ses besoins devant sa maison car « même quand on ramasse, il reste toujours un résidu » ?
Toujours est-il que ce mot pourrait venir figurer aux côtés des verbes garder et rester, puisqu’il est ce qui réside quand même, malgré les efforts attribués à son effacement.
Dès lors, Jay, alter ego de Merawi Gerima mais aussi de sa mère, Shirikiana Aina, cinéaste africaine-américaine originaire de Détroit qui a elle aussi beaucoup observé les processus de destruction des quartiers populaires avec son époux, Haile Gerima, au sein de L.A. Rebellion, devient la figure de cette résistance. À mesure que ses anciens amis lui reprochent d’avoir oublié le quartier et de ne revenir que pour faire d’eux la matière de son film, quelque chose grandit dans l’esprit et dans le corps du cinéaste californien à la recherche de ce qui reste de son enfance. Tout commence très discrètement avec le regard entre colère et incompréhension lancé à un vieillard qui lui demande de baisser la musique s’échappant de sa voiture tandis qu’il emménage dans un entresol, « Don’t make me have to call the cops! » Puis lorsque le couple au chien invective sa mère en riant. Et enfin, lors d’une petite fête donnée par des voisins blancs sur leur terrasse, quand sa petite-amie s’apprête à accepter un joint de cannabis livré directement chez eux par un homme noir.
« Pire encore, il ressent son impuissance à le contenir. Contenir ce monstre qui en lui gonfle, gonfle, gonfle. Ça palpite comme le sang sous la peau : il va finir par agir comme un primitif pour de vrai. […] Le racisme bousille ses victimes pour qu’elles se comportent exactement comme le prédisait le grand récit de l’Empire, comme une altérité brutale et vengeresse, comme des primitifs[33] [33] LY, p. 29-30 . »
Residue ne déroge pas à la règle qu’identifie Louisa Yousfi et s’achève par un déchaînement de violence qui, peut-être, étonne, une libération de ce monstre que le·la spectateur·ice a pourtant vu grandir en Jay tout au long du film au contact de la violence douceâtre des gentrifiers. D’un unique plan, Merawi Gerima montre que « le racisme, en abîmant l’âme de ses victimes, en faisant grossir en elles un monstre furieux, en les ensauvageant, fait advenir la menace qu’il prétend combattre et par là-même, assure sa perpétuation [44] [44] LY, p. 31 . » : Jay, pris en chasse par trois policiers, court dans les rues tandis que la caméra s’élève pour aller épouser le regard de deux gentrifiers qui observent la scène depuis leur terrasse « Oh my god ! Wha-what are they doing? » s’écrient-iels du sommet de leur immeuble et de leur valley accent haut-perché.
– Does that happen a lot?
– No ! No, not really. Apparently, it used to be like that all the time, but… the neighborhood
has been cleaned up since then.
– Jesus… What’s this neighborhood anyway?
– NoMa. It’s NoMa but it used to be Eckington. But NoMa.
– What’s NoMa ?
– North Massaschussetts Ave. So it’s like how they abreviate stuff in New York…
Car le corps de Jay – et le monstre qu’il abrite – n’est pas seulement le lieu de sa propre barbarie. Bien vite, l’enjeu n’est plus seulement de rester barbare pour le personnage, mais aussi de préserver un territoire barbare : le quartier d’Eckington, autrefois relégué hors des limites de l’Empire, désormais colonisé par celui-ci, détruit puis reconstruit avant d’être repeuplé et même renommé. Les images qui persistent dans la mémoire de Jay se superposent à cet espace altéré, où les modes de vies des Noir·es se sont faits de plus en plus discrets sous les assauts de la condescendance des nouveaux venus et de la blanchité – en témoigne la disparition de Demetrius, l’ami d’enfance du personnage qu’il ne cesse de chercher en vain. Ces souvenirs que le film mêle aux images actuelles de la rue sont le refuge du regard malmené de Jay qui ne cesse de froncer les sourcils à force de voir double. Finalement, c’est un de ces souvenirs qui permet au film comme à son personnage de montrer l’achèvement de ce processus d’effacement des Noir·es d’Eckington sans pour autant céder à la vision pathétique d’un corps noir dans un parloir. Lorsque Jay retrouve la trace de Demetrius, là où les « nettoyeurs » des marches de l’Empire l’ont logiquement banni pour faire place nette, Merawi Gerima fait le choix éthique de dédoubler l’espace pour que cette entrevue se déroule non pas derrière un plexiglass, mais dans une forêt que les deux hommes avaient fréquenté petits. Là, Jay demande pardon à Mike, d’avoir si peu répondu à ses lettres quand il était à l’Université en Californie – d’avoir si peu pris soin de sa barbarie.