Comme souvent en période de réclusion, l’examen des moyens avec lesquels la fiction fait spectacle cesse de passer pour une passion nombriliste, et – relégitimé par le sentiment intense que l’invention est un bien de première nécessité – redevient une thématique viable, et presque un questionnement salutaire. Bien naturellement, comme si la période pandémique avait poussé réalisateurs et réalisatrices à une telle introspection, les grands procès théâtraux – qui sont aussi des procès du théâtre (au sens large de la fiction dramatique) et de ses effets – étaient à l’honneur cette année au Festival de Cannes. Au travers de sa sélection, mais aussi peut-être de l’exercice de cinéma qu’il constitue , c’est Cannes lui-même qui aurait pu s’en voir réinterrogé. Mais cette expérience centralisée à l’extrême, qui se voulait communion universelle d’un Cinéma retrouvé (« Long live Cinema » s’exclamait ému Apichatpong Weerasethakul à l’issue de la projection de Memoria), ne finirait-elle pas par en acter la standardisation au profit d’une toute puissance de l’imaginaire, et par conséquent au détriment des subjectivités politiques et sociales qui pourtant le met en mouvement ? Sans gager d’embrasser l’offre cette année particulièrement pléthorique, plusieurs films – et non des moindres – de la Compétition n’ont pas osé croire vraiment à la crise du spectacle qu’ils mettaient pourtant en scène.
Le procès en hérésie de la sainte et comédienne Benedetta de Paul Verhoeven est un de ces examens fictionnels accueillis par la pompe cannoise. Si le film, comme d’autres de la sélection, touchait à l’enquête séculaire du lien entre la fiction et la croyance, il empruntait pour cela, comme pour la mettre à distance, le décor du XVIIème siècle italien. Dès l’entrée en scène de Virgine Efira, le ton du film est donné, qui oscille sans cesse entre le mystère (ou mistère, du nom de cette mise en scène ecclésiastique qui représentait les actions des envoyés du Ciel, et notamment la Passion) et la pièce à machines rudimentaire, cahotante et crachotante comme le pèlerin sur le chemin de la foi. Le mélange de la série B chère à Verhoeven (un Jésus fantasmé frappant les méchants dans des giclées de sang) et des miracles attribués à la sainteté (les extases érotiques de Benedetta en tête) préludait à une sélection qui voulait en faire beaucoup, et dont nombre des films sont marqués par le mélange – voire la recherche de totalisation – des genres. Par ailleurs candidat discutable à la Queer Palm, le film faisait preuve d’une grande indigence dans sa représentation d’un couple homosexuel – parasité, comme en son temps le Mademoiselle de Park Chan-wook, par une représentation très hétérocentrée des amours lesbiennes. Preuve supplémentaire que le réalisateur attribuait un plus grand intérêt aux talents de comédienne de la nonne de Pescia, et à son aura sulfureuse, qu’aux raisons de son appétit pour la mystification. Présenté trois jours auparavant en ouverture du festival, la fable d’ Annette s’élabore elle dans l’univers du showbiz américain contemporain et, sous une forme accréditée par la lucidité de la satire, prétend s’émouvoir des dérives de son imaginaire violent et misogyne. Fait d’un même bois que le film de Verhoeven, mêlant mêmement sublime et grotesque (le protagoniste Henry McHenry ne porte-t-il pas comme nom de scène « The Ape of God » ?), Carax s’efforçait quant à lui de remettre au goût du jour le drame romantique, empruntant à Shakespeare sa Lady Macbeth (Marion Cotillard, revenue dans une parure d’algues du fond des eaux) et à Poe son appel vers l’Abîme.
Un autre film encore, le France de Bruno Dumont, ambitionnait de nous instruire des coulisses d’un troisième spectacle, celui de la médiasphère française. Farce grossie accouchant d’une souris (où l’on apprend que le monde du journalisme, confit dans son entre-soi, préfère se mettre en lumière que de traiter des sujets sociaux – en l’occurrence la guerre au Proche-Orient et les migrations de réfugié·es), ce long film, tenté à son mitan par un mélo peu digeste, égratigne plus qu’il ne déconstruit. La méditation sur la grâce chère à Dumont y gagne certes une nouvelle facette explicitement protestante (l’argent du Capital, comme déjà celui des riches de Jeanne , est un viatique vers l’absolution) et un discours moins obscurément politique (featuring d’Emmanuel Macron oblige). Il y persiste cependant à chercher la rédemption politique par l’épreuve initiatique, et la transsubstantiation du social en donnée épiphanique : « couverte de merde », la sainte France de Meurs (Léa Seydoux, bien à son rôle d’héritière Seydoux Fornier de Clausonne-Schlumberger, au point que l’on peut s’interroger sur le statut et le degré de la bouffonnerie à laquelle elle prend part) est promise à retrouver grâce sur le petit écran de ses concitoyennes et concitoyens.
Palme de cœur de nombre de festivalières et festivaliers, contrepoint total de la verbosité et de la dépense visuelle des trois films précédemment cités, Apichatpong Weerasethakul assurait, comme son retour en sélection pouvait le laisser attendre, l’autre pendant du spectre cinématographique déployé par Cannes. De Memoria, ne rappelons qu’une scène, en tous points mémorable : celle « à la table de mixage », pour laquelle la virtuosité de la mise en scène que le cinéma réserve traditionnellement à l’image se déploie pour donner corps à la recomposition patiente d’un son. Ce film de la déambulation d’une femme possédée par un songe, qui remplacerait la pellicule de Blow-Up par le souvenir hanté d’une « grosse boule de béton tombant dans l’eau » à l’intérieur du cerveau d’Anna Holland (Tilda Swinton), retient décidément beaucoup d’Antonioni. L’étrangeté est encore redoublée quand, privée comme beaucoup d’entre nous de toute maîtrise descriptive quand il s’agit d’évoquer un souvenir auditif, le personnage de Tilda Swinton choisit de s’adresser à l’ingénieur son en espagnol, une langue dont elle dit elle-même ne maîtriser que les rudiments. La scène précédente, où elle retrouvait le mari de sa sœur, rimailleur à ses heures, ne lui rappelait-elle pas qu’elle savait juste ce qu’il fallait de la langue pour traduire de la poésie ? C’est que le premier film du Thaïlandais hors des frontières nationales (Memoria est tourné en Colombie) semble poursuivre l’intuition de Deserto rosso, qui concluait que l’on se ne se confie jamais que dans une langue étrangère.
Il est tentant de voir, dans ce modeste parcours parmi une sélection cette année particulièrement immodeste par sa taille et son ambition, une célébration de l’imagination retrouvée. Faut-il cependant y discerner une preuve, s’il en était encore besoin, que le cinéma décidément n’est à son avantage que ses attaches coupées et ses amarres larguées en direction du rêve, du souvenir, ou de la foi ? Certes, d’autres films se sont chargés de porter les bruits du monde jusque sur la Croisette – citons rapidement La Fracture de Catherine Corsini, Municipale de Thomas Paulot (ACID) ou le montage d’archives télévisuelles proposés en même temps que la lecture de fragments du Retour à Reims de Didier Eribon par Jean-Gabriel Périot (Quinzaine des réalisateurs). Mais au vu de leur place discrète, et de leurs réussites contrastées, il était presque trop facile d’en déduire que les incroyant·es, les dubitatif·ves ou les sceptiques ne sont que des pisse-froids ou des trouble-fêtes.
Que l’on oppose encore aujourd’hui, parmi les célébrations des retrouvailles avec le cinéma, l’audace formelle de l’imaginaire et les pesanteurs matérielles de la réalité peut prêter à sourire. C’est que, décidément, l’espoir et la promesse d’avoir quitté la grisaille pandémique pour le chatoiement des projections a tôt fait de faire oublier bien des constats lucides et des dessillements que promettait le « monde d’après ». Est-il seulement nécessaire de maintenir une si ferme partition entre une mise en scène enlevée, si visiblement inventive, au nom d’une capacité créditée comme cinématographique (voir Cinématographique, comme nous l’écrivions) d’un pouvoir imaginatif absolu, sans limite, et le plus modeste cinéma « du réel » ? En un mot, que le cinéma n’ait pas de barrières ou de contraintes, ou d’enjeux sociaux, est-il un gage de sa liberté et partant, de sa qualité, au sens le plus fort de ce terme ?
L’expérience sensible tant louée dans ce film de maîtrise qu’est Memoria, plus discrètement politique que les œuvres thaïlandaises, ne doit pas faire oublier le dispositif produit pour son petit frère présenté en Séance spéciale, dans le film collectif The Year of the Everlasting Storm : intitulé « Night Colonies », la nuit y bruissait – une fois encore, le concret est avant tout sonore – des manifestations prodémocratie de Bangkok au milieu d’une nuée d’insectes attirée par des néons. Sur le drap d’un grand lit ouvert au milieu de la jungle, dans un geste d’accueil à l’immensité de cet innombrable minuscule, le cinéaste fait réapparaître à la toute dernière seconde la main d’un homme. La signification politique de ce geste final n’est en rien évidente, certainement pas militante (encore que le slogan d’Apichatpong « Long Live Cinema » se soit retrouvé taggué sur les murs de Bangkok, en signe de protestation contre la monarchie militarisée), mais il n’est pas certain que cet imaginaire politique, même discrètement politisé, ait à pâtir de la comparaison avec une invention « pure », si une telle chose seulement existait. De même, Evolution présenté par Kornél Mundruczó dans la sélection Cannes Première est loin d’avoir abdiqué toute prétention à l’imagination pour avoir mis en lumière la continuité, sur trois générations, de l’expérience de l’antisémitisme, de la survie des camps aux agressions racistes contemporaines, en passant par la peur et la honte de la reconnaissance de cet épisode par l’État allemand. À bien des égards, sa mise en scène superlative (le film continue la fascination de son auteur pour le plan séquence virtuose) ne renonce ni à l’artifice, ni au presque merveilleux. À l’inverse, que Titane soit un film hallucinant la naissance d’un hybride humain-machine ne l’extrait évidemment pas pour autant du contemporain, lui qui actualise – comme beaucoup l’ont déjà noté – le cyborg harawayien de la science-fiction des années 80 en l’abouchant à l’univers masculiniste du strip-tease sur voitures de sport. Que l’expérience intérieure n’est pas une autarcie, que la sensation n’est pas une escapade dans un monde chimérique, voilà peut-être avec quoi il faut se rappeler de penser, contre Cannes et contre beaucoup de nos propres tentations à réifier le cinéma en une simple machine à rêves. Et si cette année le jury a voulu récompenser la métamorphose et la fluidité, n’est-ce pas aussi à celles du cinéma et de son futur qu’il s’adressait ?