Il y a un an, le jaune envahissait les ronds-points, assiégeait la capitale et crevait les images du plus grand mouvement social depuis cinquante ans. Comme la configuration de l’événement, sa bannière était originale, inédite et déroutante. Spécialiste de la symbolique des couleurs, Michel Pastoureau a rappelé la connotation négative du jaune, la mauvaise réputation d’une couleur peu usitée. Étendard révolutionnaire en 2019, la vertu du jaune n’est pas étrangère aux cinéphiles dont la revue de cinéma la plus fameuse le fût aussi pour sa couverture jaune. Une couleur arborée par les Cahiers du cinéma pendant treize ans, au moment où la revue entre dans l’histoire, et qui trône également sur la manchette de l’hebdomadaire Arts, la tribune (un peu oubliée) que se partagent les jeunes turcs, Truffaut, Rohmer, Rivette et Godard. De sorte que le jaune habille la guérilla menée dans la critique de cinéma à la fin des années cinquante, une des plus belles insurrections de l’histoire de l’art, prolongée dans les films de la Nouvelle vague tout en préfigurant celle de la société dix ans plus tard.
Un monde nouveau, le passage d’une époque à une autre, l’avenir qui ne peut plus ressembler au passé, un présent troublé (la IVème République agonisante), tel est le paysage dans lequel apparaît le groupe des jeunes turcs. Soucieux d’être de leur temps, ces aspirants cinéastes le sont aussi de faire le point dans l’histoire du cinéma. Une « révision des valeurs cinématographiques » est engagée, tout un travail de dévoilement mené en premier lieu au sein même des Cahiers, la revue devenant le théâtre d’un conflit éditorial et générationnel. Sont récusés à la fois le respect des aînés, les bonnes manières et les subtilités. Rien n’importe davantage que la controverse et même Schérer-Rohmer, marqué par l’université, n’envisage pas de s’intéresser aux valeurs reconnues. L’illégitimité donne des ailes, invite au volontarisme, avant que ne s’impose, sous l’égide de Truffaut à Arts et de Rohmer (chef de « gang » et du noyautage) aux Cahiers, la subversion des repères de la critique et du cinéma français. Pendant presque cinq ans, c’est un moment de vérité qui est rendu possible.
Rebattue, cette histoire perd souvent de son relief et reste encore mal documentée. D’abord, le recueil de cette bataille critique, le « recueil jeunes turcs » n’existe pas. Certains aspects de l’histoire des Cahiers du cinéma ont donné lieu à des compilations, mais ce n’est pas le cas de celui-là. Au reste, les recueils individuels sont souvent restés partiels si leur parution ne constitue pas un événement récent ou encore à venir, comme pour Rohmer, dont un nouveau recueil doit sortir ces jours-ci, avec une majorité de textes issus de Arts, permettant de compléter le restrictif Goût de la beauté. L’an dernier, ce sont les textes de Truffaut pour Arts qui ont fait l’objet d’une compilation. Troisième recueil pour Truffaut, ce dernier volume ne doit toutefois pas laisser croire que l’intégrale critique de cet auteur serait maintenant accessible. Loin de contenir tous les textes publiés dans les Cahiers, Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux ne réunissent même pas les plus significatifs. Favorisant des écrits tardifs et disparates, avec la fétichisation de l’écriture pour fil rouge, ces ouvrages ne permettent pas d’appréhender la démarche du critique des années cinquante. Encore aujourd’hui, une bonne partie des premiers textes de Truffaut ne sont repris nulle part et c’est le meilleur de cet auteur, ironiquement, qui reste confidentiel. Pour cette raison, la lecture de Truffaut dans les Cahiers jaunes devrait être privilégiée et servir de référence. Concernant Rivette, la première réunion de ses écrits date de 2018 et le rassemblement des critiques de Godard dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard n’est pas exhaustif. Comme quoi une victoire peut être totale et ses travaux rester dans les tiroirs.
On trouvera ci-dessous un montage d’extraits du corpus des jeunes turcs.
Revenir à ce corpus, aujourd’hui, c’est d’abord appréhender un moment singulier où le cinéma veut être considéré pour lui-même, à partir de lui-même ; et c’est apercevoir que cette disposition constitue une rupture et un effort en soi, la subordination du cinéma apparaissant rétrospectivement non comme l’exception mais la norme.
Relire les Cahiers jaunes, c’est également se confronter au positionnement des jeunes turcs sur la carte idéologique, ce positionnement scandaleux mais permettant un regard libre et neuf sur les films, avant d’être celui du renouvellement du cinéma dans sa pratique, l’entreprise de libération des jeunes turcs ayant au final plus de dix ans d’avance sur la société.
Rouvrir l’histoire des jeunes turcs, c’est également observer une génération élevée dans le conformisme et pourtant peu encline à rechercher l’assentiment des pères, le goût de la provocation et la division de l’ancien et du nouveau inspirant presque à eux seuls le comportement social.
Réfléchir sur la démarche de cette jeune garde cinéphile, c’est également ressaisir son geste de rupture générationnelle, soit l’objection de la connaissance de l’histoire du cinéma et d’une pensée, à une génération d’aînés majoritairement vautrés dans la fausse transgression et l’anachronisme.
Réfléchir sur la démarche du groupe chapeauté par Schérer-Rohmer, c’est également découvrir que ces jeunes gens, qui brandissent une exigence et s’apparentent plutôt à des intellectuels, introduisent en cela une rupture avec le milieu du cinéma. (D’ailleurs l’entrée dans le cinéma ne visera pas à intégrer une société professionnelle mais à frayer un espace à côté – sauf pour Truffaut.)
Relire la critique de cinéma ornée de jaune, c’est se laisser surprendre par des critiques de films préservées de la-critique, lorsque l’évaluation ne prend le temps que de s’affirmer tandis que l’évidence mariée à la révolte confine à la poésie.
Redécouvrir l’entreprise des jeunes turcs, c’est également l’apprécier pour le second fait d’armes des Cahiers jaunes, après la constitution du réalisme par Bazin, le réalisme ayant permis de tourner la page de l’avant-gardisme (« Lumière plus important que tous les films d’avant-garde tournés et à tourner »), avant de devenir, avec les jeunes turcs, un sujet polémique du cinéma français et le levier de sa révolution.
Toucher du doigt l’entreprise fomentée depuis Arts et les Cahiers du cinéma, c’est enfin saisir que cette entreprise – qui reste une construction – aurait très bien pu ne pas exister. Et pourtant, Truffaut, Rohmer, Rivette et Godard ont introduit de la réalité dans l’activité critique, accélérant la fin de carrière d’une génération, avant que petit à petit, la réalité ne rattrape la culture.
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