Roguebook (Abrakam Entertainment SA., 2021) & Griftlands (Klei Entertainment, 2021)

Les jeux de cette famille

par ,
le 15 septembre 2021

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Avec à peine un mois d’écart sont parus cet été Griftlands, du studio indépendant Klei Entertainment (qui nous avait déjà gratifié·es du génial jeu de survie Don’t Starve il y a huit ans), et Roguebook, du studio Abrakam Entertainment SA., co-écrit par Richard Garfield, le créateur de Magic: The Gathering. Deux jeux vidéo « de cartes » – ou, comme Steam préfère les appeler, de deckbuilding, exploitant une veine générique dont la fortune remonte au milieu des années 2010 avec le succès retentissant d’Hearthstone (Blizzard Entertainment, 2014). Bien que les deux jeux n’aient pas grand-chose à voir du point de vue esthétique ou narratif, ils interrogent tous deux la place un peu précaire mais pourtant décisive qu’occupe le jeu de cartes dans notre définition du jeu vidéo, et avec elle, les frontières parfois arbitraires de notre culture ludique.

Dans Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011), plus précisément dans le dialogue pseudo-socratique qui sert de prologue à l’essai, Mathieu Triclot établit une distinction « floue » (de son aveu même), mais pour le moins classique, entre ce qu’il appelle les « jeux sur ordinateur comme le Solitaire » d’une part, et les « vrais jeux vidéo » comme Tetris de l’autre (p.11). Le Solitaire, écrit l’auteur,

c’est juste l’adaptation d’un jeu traditionnel. Ça n’a rien de spécifique. Si quelqu’un voulait savoir ce qu’est le jeu vidéo, tu ne lui montrerais pas le Solitaire, mais certainement d’autres jeux. […] jouer, c’est manipuler un objet à l’écran et c’est autour de cette action immédiate que tout se passe. Tu prends toute l’arcade, ça repose là-dessus. Le jeu accélère et tu dois te débrouiller avec. Tétris, c’est le jeu vidéo par excellence. (p.9)

Bien que le dialogue repose sur l’impossibilité de parvenir à un partage ontologique strict, la distinction a pourtant tenu bon dans la culture académique contemporaine. Non pas qu’aucun·e chercheur ou chercheuse n’ait depuis (ou même avant cela) produit de définition plus convaincante du jeu vidéo ; mais la décision d’exclure le Solitaire de la majorité des corpus vidéoludiques, elle, est demeurée plus ou moins instinctive, plus par commodité me semble-t-il, que par véritable conviction épistémique.

Le principal reproche qu’on adresse aux jeux de cartes sur ordinateur est d’être des adaptations de jeux préexistants, auxquelles le « facteur jeu vidéo » n’ajoute à peu près rien. Il faut reconnaître que ni le Solitaire, ni le Poker ou la Belote, ne sont des jeux spécifiquement computationnels : ils existaient avant l’invention des dispositifs de jeu numériques, avant même l’invention de l’informatique, et n’ont été, selon le vocabulaire vidéoludique, que « portés » tardivement sur ces supports. Ceux-ci sont « juste l’adaptation d’un jeu traditionnel », comme l’affirme Socrate dans le dialogue en question. Or, il n’est pas vraiment à l’avantage du jeu vidéo, ni de celles et ceux qui l’étudient, d’inclure dans son rayon ontologique des jeux qui lui sont antérieurs. Pour le dire plus clairement, personne n’a intérêt dans le champ à présenter le jeu vidéo comme une remédiation de quelque chose qui existait déjà avant lui, de la même manière que le cinéma tirerait peu d’avantage à se vendre comme de la photographie animée ou du théâtre filmé. Il lui faut des enjeux propres, une forme, une légitimité – « une certaine profondeur dans la simulation », dirait Socrate.

Dans Roguebook, Abrakam Entertainment réactive le motif fictionnel, particulièrement à la mode dans la culture populaire des années 1980-1990, du personnage aspiré dans un livre et luttant pour s’en extraire. Armé·e d’un pinceau et d’une batterie d’encres aux propriétés diverses, le joueur ou la joueuse doit se frayer un chemin de chapitre en chapitre en récoltant des « pages » qui lui permettront, au terme de sa partie, de débloquer des avantages pour la suivante. En affrontant différents ennemis dans des combats de cartes au tour par tour, et en révélant progressivement le plateau sur lequel il ou elle progresse, le joueur ou la joueuse rencontre aussi divers événements aléatoires ou trésors qui l’aideront dans son périple. L’une des particularités de Roguebook par rapport aux jeux de deckbuilding traditionnels, est de mettre le joueur ou la joueuse en position de contrôler deux personnages lors des combats, piochant dans deux paquets de cartes différents réunis en un seul : la subtilité consistant à jouer les cartes de l’un ou l’autre en fonction de la situation, chaque personnage possédant un style de jeu (et donc un deck) qui lui est propre. Autre élément stratégique, le joueur ou la joueuse peut, au moyen de certaines cartes, intervertir la position des deux personnages (avant ou arrière), décidant ainsi qui s’apprête à encaisser les coups de l’adversaire, à attaquer depuis la première ligne ou, au contraire, à rester retranché à distance.

Griftlands, pour sa part, adopte un mode de narration beaucoup plus direct. Le joueur ou la joueuse suit un scénario défini, découpé en phases de dialogue ou de combat, et ne possède qu’un contrôle partiel sur les déplacements de son personnage – la plupart du temps des aller-retours automatisés entre différents points de la carte, ponctués d’événements aléatoires ici et là. Inspiré notamment du visual novel, Griftlands propose une variété d’approches dans la résolution des conflits en fonction de l’alignement « moral » du joueur ou de la joueuse, qui peut s’allier à différentes factions concurrentes, opter pour la négociation, la dissimulation, ou l’usage de la force brute, dans la plus grande tradition du jeu de rôle à l’occidental, façon Bioware ou Obsidian. La grande spécificité de Griftlands, au-delà de sa direction artistique particulièrement soignée, est de proposer deux jeux de cartes en un : un système pour les confrontations mano a mano, relativement classique mais efficace, alternant cartes défensives et offensives, et un autre système pour les joutes rhétoriques, beaucoup plus subtil, basé sur la disposition d’arguments secondaires autour d’un noyau central à protéger par tous les moyens. Chacun de ces deux systèmes mobilise un paquet de cartes différent, au sein duquel plusieurs « styles » coexistent : négociation, manipulation ou intimidation par exemple, pour le paquet rhétorique, dont la répartition dépend des choix stratégiques du joueur ou de la joueuse.

Avant toute chose, je dois préciser que « taper le carton » est une seconde nature dans ma famille : il n’est pas un séjour chez ma mère ou mes grands-parents qui ne soit ponctué de deux ou trois soirées de « tierce à la dame », de « quatorze sec » et de « deux-cents de capot ». La Belote, en particulier, y occupe une place centrale. Je sais jouer à ce jeu de plis depuis que je sais m’asseoir calmement à une table, et il doit s’agir du jeu dont il m’est le plus difficile d’expliquer les règles à quiconque, tant il se joue presque automatiquement dès qu’un paquet de trente-deux cartes me passe entre les mains. De ce côté-ci de la famille d’ailleurs, on ne rigole pas avec le jeu : celui ou celle qui oublie de « monter à l’atout », ou de « charger » quand son·sa partenaire est « maître·esse » s’attire les foudres de la table. Être absolument concentré·e sur le jeu est une nécessité impérieuse et, cela va sans dire, il est tout simplement inconcevable de tricher. L’un des intérêts majeurs de ce genre de jeux de plis repose sur une forme de négociation avec le hasard de la distribution : à partir d’un nombre donné de possibles (32 pour la belote, 52 pour le bridge, 78 pour le tarot), le joueur ou la joueuse écope d’un précipité (sa main) qui lui permet de concevoir une stratégie de victoire, basée sur ses propres forces, mais aussi sur la déduction par soustraction des forces de son·sa partenaire, et de l’adversaire.

En y regardant d’un peu plus loin, il peut sembler naturel que ce genre de jeux n’ait pas fasciné les études vidéoludiques. Rien de plus éloigné a priori du frisson technologique, de la « transe » numérique auxquels on aime bien comparer le jeu vidéo que ces paisibles échanges de plis familiaux. Pourtant, ce que le jeu vidéo doit aux jeux de cartes, et fait aux jeux de cartes, est loin d’être un point inintéressant de notre culture ludique. Tout d’abord, du point de vue de l’histoire des genres. Dans le champ de l’édition vidéoludique, le milieu des années 2010 a été marqué par un phénomène que, pour être parfaitement juste avec Mathieu Triclot, son Socrate de 2011 ne pouvait pas totalement prévoir : en 2014 paraissait Hearthstone, du géant Blizzard Entertainment, sorte de Bataille améliorée où s’affrontent deux joueur·euses abattant des créatures, des sorts ou des enchantements conférant divers avantages, dans le but de réduire les points de vie adverses à zéro. Avec ses cent millions d’utilisateur·trices enregistré·es en 2018, le jeu constitue l’un des plus grands succès du jeu vidéo compétitif en ligne. Largement adapté du jeu de cartes Magic: The Gathering (Richard Garfield, 1993), il était logique que, tôt ou tard, le géant du jeu de plateau Hasbro qui en détient les droits fasse paraître sa propre adaptation numérique concurrente du jeu original, Magic: The Gathering Arena (Wizards Digital Games Studio), sortie en 2018.

En parallèle, le jeu de cartes a conquis d’autres territoires vidéoludiques : en marge des jeux de Batailles à la Magic, toute une veine est apparue depuis Slay The Spire (Mega Crit Games, 2017), et jusqu’aux très récents Griftlands et Roguebook , parus coup sur coup en juin et juillet derniers, en passant (dans un registre un peu différent) par le génial Dicey Dungeons de Terry Cavanagh sorti en 2019. Le point commun de tous ces jeux indépendants est d’être des jeux solitaires, dans lesquels le joueur ou la joueuse affronte le programme dans une série de combats au tour par tour jusqu’au boss final : toutes ses actions et ses attaques sont conditionnées par des cartes qu’il·elle pioche aléatoirement dans son deck (paquet) à chaque tour (sa main)[11] [11] Le système repose sur des dés, et non des cartes, dans Dicey Dungeons, mais le principe est sensiblement équivalent. On en retrouve des exemples dans les très bons Curious Expedition (2016) et Curious Expedition 2 (2020) du studio berlinois Maschinen-Mensch. , et chaque victoire lui rapporte de nouvelles cartes, ou possibilités d’amélioration de cartes déjà en sa possession. L’enjeu étant de composer le deck le plus cohérent possible (avec le plus de synergie entre les cartes) pour parvenir à la victoire. L’autre point commun de tous ces jeux est d’être des roguelites, c’est-à-dire des jeux où l’échec du joueur ou de la joueuse est permanent, mais où chaque nouvelle tentative est enrichie du contenu « débloqué » par la précédente (typiquement, de nouvelles cartes plus puissantes).

J’ai d’ailleurs fait débuter cette vogue au milieu des années 2010 pour simplifier les choses, mais le jeu vidéo n’a pas attendu Hearthstone pour vendre des cartouches contenant des jeux de cartes. Rappelons-nous qu’à l’aube des années 2000, les cours de récréation étaient bourrées de tapeur·euses de carton : entre la folie des cartes Pokémon et le succès de l’anime Yu-Gi-Oh!, les éditeurs ont inondé le marché de jeux-de-cartes-vidéo avant même que les foyers soient équipés d’ordinateur personnel. Je possédais moi-même une cartouche du jeu Pokémon Trading Card Game (Hudson Soft, 2000) sur Game Boy Color – jeu un peu oublié de la licence à succès – qui me passionnait, et sur laquelle je me souviens avoir passé beaucoup de temps. En parallèle, il a longtemps été traditionnel pour beaucoup de jeux de rôles d’inclure dans leur système des mini-jeux de cartes : Final Fantasy VIII (Square, 1999) et Final Fantasy IX (Square, 2000) possèdent par exemple chacun leur propre petit jeu de deckbuilding (respectivement le Triple Triad et le Tetra Master), quelque part à mi-chemin entre Othello et la Bataille ; tandis que leur équivalent dans The Witcher 3: Wild Hunt (CD Projetk RED, 2015) a même bénéficié de sa propre adaptation stand-alone en 2016, Gwent: The Witcher Card Game (CD Projetk RED). Il est bon également de rappeler l’existence du jeu Baten Kaitos: Les Ailes éternelles et l’Océan perdu (Monolith Soft, tri-Crescendo), paru en 2003 au Japon (2005 en France), pépite elle aussi un peu oubliée du catalogue GameCube, qui pourrait prétendre au titre d’ancêtre de tous les jeux de deckbuilding modernes dès lors qu’ils adoptent une configuration proche du jeu de rôle japonais (avec combats au tour par tour). Le titre incorporait notamment un système inouï d’altération des cartes en fonction du temps de jeu réel : la carte « Œufs » évoluant en carte « Vilain petit canard » au bout de trois heures de jeu, puis en « Cygne » au bout de quatre heures supplémentaires, faisant ainsi varier ses effets au fil du temps. Ce n’est peut-être pas un hasard si son éditeur, Bandai Namco, a redéposé le nom du jeu en mai dernier pour une potentielle ressortie sur Switch, conscient que la mode du jeu de cartes était étonnement, mais résolument de retour.

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Avec tous ces jeux, il faut bien reconnaître que l’argument de la préexistence ne tient pas. Non seulement parce qu’aucun jeu de carte traditionnel ne préexiste à Griftlands, pas plus qu’à tous les roguelites cités précédemment, leurs mécaniques étant largement calquées sur celles des combats au tour par tour du J-RPG. Et même dans les cas où cela se vérifie, c’est-à-dire pour Hearthstone et Magic: The Gathering Arena, tous deux resucés, officieusement ou officiellement, d’un jeu préexistant (en l’occurrence, le jeu de Garfield), personne aujourd’hui ne viendrait leur contester leur statut de jeu vidéo. Disputer sa nature vidéoludique à Hearthstone reviendrait peu ou prou à accuser Minecraft d’avoir plagié le jeu de Lego. Qu’est-ce qui fait que, dans ces conditions, le pauvre Solitaire se retrouve exclu des ontologies vidéoludiques alors qu’aucun des jeux précédents ne connaisse le même sort ? J’y vois pour ma part deux raisons principales. L’une, un tantinet de mauvaise foi ; l’autre, beaucoup plus intéressante lorsqu’il s’agit de réfléchir à la question soulevée précédemment, à savoir : que fait le jeu vidéo aux jeux de cartes traditionnels ?

L’argument de mauvaise foi, dont Socrate n’est pas totalement absous, touche à mon sens à une forme de discrimination des publics. Ce qui est intéressant dans ma pratique familiale, c’est que l’absence de partenaires en chair et en os n’arrête en rien ses membres dans leur manie des cartes. Lorsque ma mère cherche à occuper un temps mort entre deux activités, elle allume mécaniquement sa tablette et lance une partie en ligne avec trois inconnu·es, exactement de la même façon que d’autres déverrouilleraient leur smartphone pour faire quelques combats sur Pokémon Go. Mon intuition dans cette matière est que nous sommes ici face à une distinction axiologique qui aimerait se faire passer pour ontologique. Car il me semble que la qualité fondamentale, mais tautologique d’Hearthstone, qui lui garantit l’accès à l’être-jeu-vidéo, est d’être joué par des joueur·euses de jeux vidéo ; tandis que l’indécrottable défaut du Solitaire, pour sa part, est d’être joué par ma mère. Le problème ici est que le petit jeu d’équivalences distinctives posé par Mathieu Triclot me semble un peu truqué.

Donc, nous pouvons dire cela : il y a dans les jeux vidéo de grands types d’expériences qui ont un air de famille. Pas une seule, d’ailleurs : jeux de tir, de stratégie, simulations, jeux de gestion, plates-formes, jeux de rôle, etc. On ne joue pas de la même manière. Tout cela s’est bricolé au fur et à mesure de l’histoire des jeux. (p.12)

La vraie question ici n’est pas de savoir quelle différence existe entre Tetris, « le jeu par excellence » (p.9), et le Solitaire : Tetris se distingue en effet du Solitaire sous beaucoup trop de rapports, en particulier génériques, pour établir une quelconque définition de la partie pour le tout. Gratifier Tetris du titre de jeu vidéo par opposition au Solitaire revient en un sens à décider que certains genres sont vidéoludiques au détriment de certains autres : le jeu de puzzle en temps limité, oui ; le jeu de cartes, non. D’autant plus ironique qu’à ma connaissance, s’il est un bien un genre vidéoludique qui tire son principe d’un jeu traditionnel anté-numérique, c’est bien le jeu de puzzle…[22] [22] À l’inverse, les nombreux jeux de plateau qui reprennent le principe des polyominos à agencer sur une grille (voir par exemple https://www.numerama.com/pop-culture/473544-joue-la-comme-tetris-notre-selection-de-jeux-de-societe-a-base-de-polyominos.html) prouvent que le système de Tetris n’a rien de « spécifiquement » vidéoludique. Cette mention d’un « air de famille » me paraît néanmoins très juste, dans ce qu’elle suggère de mouvant et subjectif, mais aussi dans ce qu’elle véhicule d’excluant : « jeux de tir, de stratégie, simulations, jeux de gestion, plates-formes, jeux de rôle » – autant de genres qui appartiennent au panthéon de la culture vidéoludique, et dans lesquels les joueurs de jeux vidéo se reconnaissent effectivement volontiers. Dans ma famille à moi, l’air a toujours été aux jeux de cartes. Et en jouant à Roguebook ou Slay The Spire, plutôt que l’impression de m’adonner à une activité parfaitement distincte, j’ai surtout le sentiment de continuer à jouer aux cartes par d’autres moyens.

La seconde raison me paraît, quant à elle, moins classiquement bourdieusienne, et davantage en relation avec une histoire des formes. Ce que le jeu vidéo fait aux jeux de cartes pourrait se résumer en deux points principaux. Le premier me semble être une forme de réduction de l’arbitraire. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, dans un jeu de cartes traditionnel, plus le nombre de cartes est réduit, moins la part d’aléatoire me paraît importante, mais plus la part d’arbitraire me paraît grande : la belote, par exemple, me semble être le jeu le plus arbitraire de tous, dans la mesure où la stratégie la mieux huilée peut se heurter dès le premier tour à l’imprévu le plus cruel (mon·ma partenaire n’a aucun atout, et ceux-ci sont tous concentrés chez un·e seul·e adversaire, par exemple) ; à l’inverse, une main peut quasiment se jouer toute seule pour peu que la distribution soit à son avantage. Certaines distributions garantissent, sans même faire preuve d’une once de stratégie, une victoire écrasante de la part de n’importe quel·le joueur·euse simplement rompu·e aux règles du jeu. Dans les jeux où le nombre de cartes est plus élevé, comme le Tarot, il est plus improbable qu’un·e joueur·euse hérite d’une main parfaite, ou parfaitement adaptée au jeu adverse : sur les 24 cartes dont il·elle dispose en début de partie (dans sa version à trois joueurs), il en est généralement au minimum un tiers dont l’emploi n’est pas évident, nécessitant donc une certaine vision stratégique.

Ce qui se cache derrière la notion de deckbuilding, par opposition aux jeux de cartes traditionnels, c’est la possibilité donnée aux joueurs et joueuses de composer leur paquet selon leurs besoins spécifiques et le style de jeu qu’ils·elles souhaitent adopter. Dans Slay The Spire, comme dans Griftlands ou Roguebook, le joueur ou la joueuse est régulièrement récompensé·e dans sa progression par le choix d’ajouter (ou non) de nouvelles cartes à son deck de base, non seulement plus puissantes que celles qui lui sont allouées au départ, mais aussi plus cohérentes avec le reste de son jeu. Un autre type de récompense lui est aussi périodiquement offert, dont la valeur n’est pas immédiatement perceptible au joueur ou à la joueuse novice : l’opportunité de retirer purement et simplement certaines cartes de son paquet – pour éviter de se retrouver à piocher, parmi le nombre de cartes limitées que constitue sa main à chaque tour, les cartes les moins utiles de son deck. Rapportée à l’économie d’un paquet de 32 cartes traditionnel, cette mécanique revient plus ou moins à ajouter des as, et défausser des sept ou des huit, pour s’assurer la meilleure main possible. En un sens, le jeu de deckbuilding « triche » avec les faiblesses constitutives de la distribution traditionnelle. Cette réduction de l’arbitraire passe également par la révélation, à peu près constante dans les roguelites précédemment évoqués, des intentions de jeu de l’adversaire : au début de son tour, le joueur ou la joueuse acquiert en effet la connaissance des prochaines cartes qui seront abattues par son opposant, lui permettant ainsi d’axer son jeu sur la défense si celui-ci planifie une attaque, ou sur l’attaque si, à l’inverse, celui-ci entend consacrer son prochain tour à l’ajout d’effets non-directement offensifs. Le jeu de deckbuilding maximise ainsi la part stratégique du jeu de cartes traditionnel, tout en minimisant sa part hasardeuse, pour une expérience plus directement gratifiante en cas de succès.

L’autre effet sensible de l’influence du jeu vidéo sur le jeu de cartes est, me semble-t-il, une certaine qualité d’enrobage narratif ou, à tout le moins, fictionnel. D’une manière ou d’une autre, la plupart des jeux de deckbuilding habillent la succession des parties d’un motif minimal de quête, allant d’ennemis secondaires à l’affrontement contre un boss final. Les plus anciens d’entre eux, comme Slay The Spire, tirent le plus petit parti possible de ce motif. Les plus récents en revanche, l’amplifient dans des directions particulièrement intéressantes[33] [33] Cet aspect narratif était déjà présent, de façon fragmentaire, dans les flavor texts (sortes de petits extraits de récit ou de dialogues placés au bas de la plupart des cartes) de Magic: The Gathering. Sur le concept de « saveur » appliqué aux cartes Magic, voir Thomas Morisset, « Entre la lutherie et les jeux vidéo : penser un jugement de goût technique », Sciences du jeu, 11 | 2019. . Dans Roguebook, le plateau à explorer au moyen du système d’encres et de pinceaux introduit de fait dans la pratique classique du jeu de cartes certaines mécaniques navigationnelles propres au jeu de rôles ou au jeu d’aventure. Dans Griftlands, le système atteint une sorte de sophistication nouvelle. À la manière d’un Hades (SuperGiant Games, 2020), qui avait réussi le pari inédit et virtuose d’une narration procédurale, Griftlands embarque le joueur ou la joueuse dans une sorte de mini-scénario réparti sur trois jours, différent selon le personnage choisi en début de partie (quête de vengeance pour Sal, de contre-espionnage et de double-jeu pour Rook, de rédemption familiale pour Smith), dont les grandes lignes varient peu d’une partie sur l’autre, mais sont néanmoins conditionnées par les décisions morales ou stratégiques du joueur ou de la joueuse. Particulièrement riche en dialogues et, c’est assez rare pour le souligner, particulièrement bien écrit, le jeu de Klei Entertainment, à travers ses phases de joute rhétorique, pioche ainsi également dans le répertoire plus élitiste des « jeux de langage », rappelant par-là les débats et argumentaires ingénieusement ludifiés de certains titres, comme la série de jeux de procès Ace Attorney, dont le dernier épisode vient de paraître (Ace Attorney Chronicles, Capcom, 2021).

Cette transformation stratégique, mais surtout narrative que le jeu vidéo fait vivre au jeu de cartes n’a jamais été complètement absente du modèle original : si la narration culturelle et politique de la distribution valet-dame-roi nous passe aujourd’hui largement au-dessus, elle devait probablement constituer une forme de récit diffus et fragmentaire pour certain·es joueur·euses de la fin du Moyen-Âge. Encore présents dans certains paquets de 32 cartes traditionnels, toutes les « têtes » avaient à l’origine un nom attribué, issu d’un syncrétisme biblico-courtois partiellement inspiré des hagiographies médiévales[44] [44] - La dénomination traditionnelle des cartes françaises apparaît au XVème siècle, et reprend certains éléments de la classification des « Neufs preux » inspirée de La Légende Dorée de Jacques de Voragine (1266), censée incarner une sorte de panthéon idéal de la chevalerie chrétienne.  : Lahire, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, pour le valet de cœur, Rachel, héroïne de l’Ancien Testament, pour la reine de carreau, Alexandre (le Grand) pour le roi de trèfle, et ainsi de suite. Il me semble ici que le jeu vidéo adapte et revitalise, bien plus qu’il ne dévore et supplante, allant piocher dans un répertoire de récits plus proche de nous (notamment l’heroic-fantasy de Donjons & Dragons, dont Magic: The Gathering est une adaptation avouée) de nouvelles manières de raconter des histoires au moyen de bouts de carton. Au regard de cet itinéraire, la répartition initiale entre les jeux de cartes sur ordinateur sans « rien de spécifique » et « vrais jeux vidéo » me paraît fragile. Les jeux de cartes occupent une place toute particulière dans la culture et l’histoire des formes vidéoludiques, et incarnent plutôt une continuation passionnante de cette forme de jeu traditionnel sur support numérique, emmenée vers des terrains jusqu’ici inconnus (ou partiellement oubliés), qu’un parent pauvre de notre définition du jeu vidéo. Ce serait sous-estimer le « pouvoir des cartes » qu’affirmer le contraire, car en matière de game design pur, ces jeux sont des merveilles d’ingéniosité et surtout, dirais-je, de plasticité. Dans la famille « jeu vidéo », demander le jeu de cartes est tout sauf un coup dans l’eau.

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Images : Griftlands / Baten Kaitos / Roguebook