Réalisé en 2001 par Richard Linklater, Waking life raconte l’histoire d’un personnage, Wiley Wiggins, qui plusieurs fois au cours du récit se réveille pour réaliser qu’il rêve encore, devenant ainsi incapable de distinguer le rêve et la réalité. Le film a la particularité d’avoir été réalisé à l’aide d’un logiciel de rotoscopie numérique, si bien qu’un lien se tisse entre une thématique, le rêve lucide, et un usage singulier de la technologie. Le texte suivant explore l’analogie entre la technique de la rotoscopie numérique et la représentation d’une réalité instable.
La rotoscopie traditionnelle consiste à dessiner sur des calques le contour d’images en prise de vue réelle. Ces images sont rétro-projetées une à une sur une table lumineuse et l’animateur reproduit, plus ou moins fidèlement selon l’effet souhaité, lesdites images sur des feuilles de celluloïd. Chaque calque est ensuite filmé sur un banc titre pour arriver au résultat final, l’image animée.
En 1996, Bob Sabiston développe pour un concours organisé par la chaîne MTV une version numérique du procédé. Les images en prise de vue réelle sont alors tournées en vidéo – en qualité SD pour Waking life – puis importées sur ordinateur. Le montage est effectué, puis l’image est étalonnée et redimensionnée en HD, afin que les animateurs puissent travailler sur de plus grandes images (la résolution d’images ne pose pas de problème dans ce cas, l’image vidéo servant simplement de référence, avant d’être recouverte par le dessin). Importée dans Quick Time Player, l’image est ensuite traitée avec le logiciel Rotoshop. Elle est séparée en différents calques, sur lesquels les animateurs dessinent directement par l’interface de tablettes tactiles et de stylets Wacom.
Le premier film de Sabiston réalisé avec ce procédé dure 90 secondes. Il gagne la deuxième place du concours et lui permet de développer le logiciel avec un financement de la chaîne. Il réalise alors une série, Project Incognito (1997), dont voici quelques images :
La maison de production créée par Sabiston, Flat Black Films, produit ensuite toute une série de courts-métrages avec Rotoshop, dont l’évolution s’apprécie très bien au fil des réalisations – le court métrage se rapprochant le plus esthétiquement de Waking life étant Snack and Drink (1999). Ce court-métrage est le premier que Sabiston et son équipe ont réalisé en couleurs (l’esthétique des trois courts-métrages réalisés précédemment ressemble à celle de Project incognito).
Sabiston et Linklater entament leur collaboration avec Waking life en 2001. Ils la poursuivent avec A Scanner Darkly en 2006, une adaptation du roman de Philip K. Dick, également entièrement animée avec Rotoshop. L’animation de Waking life paraît cependant beaucoup moins léchée que celle d’A Scanner darkly. Cela peut s’expliquer techniquement : le nombre d’images par seconde n’est pas le même dans les deux films. Une seconde de film contient, selon la norme établie, 24 images. Dans le cas de Waking life cependant, seules 12 images par seconde sont « rotoshopées », chacune d’elle étant doublée par la suite pour arriver au temps standard. L’enchaînement entre les images paraît de ce fait moins fluide. Mais la différence d’esthétique entre Waking life et A Scanner darkly réside surtout dans l’évolution du logiciel Rotoshop. Entre les deux films, Sabiston a amélioré l’impact que les animateurs pouvaient avoir sur les lignes, l’épaisseur des traits dépendant désormais de l’appui du stylet sur la tablette. Le spectre de couleurs s’est également élargi et l’on peut constater, au fil du développement du logiciel, que l’esthétique de Rotoshop tend graduellement au photo-réalisme.
Waking Life
A Scanner darkly
Deux fonctionnalités de Rotoshop méritent une attention particulière : le freezing et l’interpolation. Elles ont sensiblement la même utilité mais s’appliquent à des cas différents. Nous avons évoqué précédemment la division de l’image en plusieurs calques. Cela permet de traiter séparément différentes parties de l’image. Le freezing consiste à figer un calque pour une durée donnée. L’animateur signale au logiciel que tel objet ou tel fond est une unité constante. Imaginons qu’un vase se trouve en arrière-plan dans l’image : il suffit que l’animateur l’isole en un calque, le dessine une fois et lui applique la fonctionnalité « freezing ». L’image du vase ne bougera pas alors dans le temps déterminé, et l’animateur n’aura donc eu à le dessiner qu’une seule fois.
Le principe de l’interpolation est le même, sinon qu’il s’applique à des objets en mouvement. L’interpolation permet à l’animateur de ne pas avoir à dessiner image par image certains éléments, les décors par exemple. Un même plan ou une séquence entière peut comporter un décor qui, même s’il bouge, reste le même : l’animateur dessinera entièrement la première image et la dernière image d’une période donnée, et y fixera des points repères. Le logiciel générera alors automatiquement les images intermédiaires.
Ces deux fonctions existent dans d’autres logiciels, tel qu’After Effect par exemple. Elles étaient déjà présentes en animation traditionnelle : les calques existaient physiquement, donc le freezing aussi. Pour avoir un vase fixe, il suffisait de le dessiner seul sur un cellulo et de superposer ce cellulo à d’autres. L’interpolation peut quant à elle être rapprochée de ce que l’on obtenait en utilisant une caméra multiplane, qui était utilisée pour donner de la profondeur à l’image. Le principe de la multiplane est le même que celui du banc titre : le dispositif possède une caméra, située à la verticale, qui filme image par image les cellulos placés en-dessous. La particularité de la multiplane est qu’elle comporte plusieurs niveaux mobiles. Les différents éléments – du décor par exemple – étaient dessinés sur des plaques de verre. Chaque plaque était positionnée sur un niveau, et pouvait se déplacer de gauche à droite mais aussi de bas en haut (et inversement). Les calques de Rotoshop correspondent peu ou prou aux plaques de verre ou feuilles de cellulo, et la fonctionnalité d’interpolation reproduit le mouvement de la caméra multiplane. Cela est toutefois à modérer : la caméra multiplane permet le mouvement relatif d’une plaque, limité dans l’espace, tandis que le procédé d’interpolation de Rotoshop permet toute latitude dans le déplacement d’un objet. La modification des possibilités de la technique par la numérisation du procédé est en fait à la fois réelle et mesurée : les principales fonctionnalités de Rotoshop améliorent ou facilitent la réalisation tout en restant calquées sur ce qui existait en animation traditionnelle.
C’est au niveau des moyens de mise en œuvre que les techniques différent fondamentalement. Dick Tomasovic explique ainsi qu’en animation, la technique analogique repose sur la métamorphose (on modifie entre entre chaque déclic de caméra la figure filmée) alors que la technique numérique repose sur la translation (on met des coordonnées à des objets et on modifie ces coordonnées pour faire bouger cet objet)[11] [11] Voir Bastien Martin, « Pensées et mouvements : les personnages d’animation selon Pixar » (entretien avec Dick Tomasovic », Culture, Juillet 2012. . Notons toutefois que dans le cas de la caméra multiplane, les cellulos subissent aussi une translation dans l’espace. La différence réside dans les moyens mis en œuvre pour arriver à cette translation. En analogique, le cellulo ou la plaque de verre est déplacé physiquement. En numérique, la translation passe par une programmation informatique, une opération abstraite de calcul, pour déplacer un pixel d’un point à un autre.
Les deux collaborations entre Sabiston et Linklater présentent de nombreux points communs, bien que leurs modes de production différents ont clairement eu des répercussions esthétiques. Paul Ward explique ainsi très bien, dans son article « Independent Animation, Rotoshop and Communities of Practice: As Seen Through A Scanner Darkly » (2011), que l’image lisse d’ A Scanner Darkly est aussi la conséquence des attentes de la maison de production Warner Independant qui a demandé aux animateurs d’uniformiser leurs pratiques. À l’inverse, les animateurs ont été pour Waking life incités à souligner la spécificité de leur dessin et à faire figurer leurs particularités. L’équipe de Sabiston n’a d’ailleurs pas cherché des animateurs professionnels mais a volontairement recruté des artistes : la majorité des personnes employées étaient peintres et inexpérimentées en animation. En outre, pour Waking life, chaque scène est traitée par un animateur unique, et chacun d’entre eux a choisi la séquence sur laquelle il allait travailler. Le film offre donc un ensemble hétéroclite.
De fait, chaque personnage est interprété par un animateur, et a son propre style. Wiley est donc le seul personnage animé par tous les artistes, et il prend les caractéristiques de la personne avec qui il parle. Il devient l’un des vecteurs visible de l’univers pictural de l’animateur. Ainsi, l’image gagne paradoxalement en réalisme en se teintant de la subjectivité du regard de l’artiste. Le procédé rotoscopique rend manifeste la part interprétative et subjective des créateurs. Tout en conservant le photo-réalisme de la prise de vue réelle, les animateurs rendent sensible une dimension du réel qui n’est pas visible : leur rapport à la réalité et à l’altérité.
Dans le même ordre d’idée, le canadien Chris Landreth propose à travers ses films d’animation un style qu’il qualifie de « psychoréalisme ». Le psychoréalisme consiste à montrer par des éléments visuels ce que dégage chaque personnage, sa personnalité ou la manière dont les autres l’appréhendent. Une phrase revient d’ailleurs souvent dans le discours de Landreth sur son travail : “We don’t see things as they are, we see things as we are“. Landreth utilise plusieurs techniques, dont la rotoscopie, pour son film Ryan (2005), bien que l’ensemble soit en images de synthèse. L’analogie entre le film de Linklater et celui de Chris Landreth se situe du côté de l’intention : conserver une image photo-réaliste, qui nous donnerait accès à une autre réalité à travers la représentation d’une subjectivité.
Le discours de Waking life et l’esthétique duplice de Rotoshop situent le spectateur dans un espace indéterminé où la conception usuelle de l’animation se trouve mise à mal, confrontée à un régime d’image double, la prise de vue réelle recouverte prêtant à l’image animée ses qualités photo-réalistes. Le statut ontologique de l’image rotoshopée se brouille pour le spectateur, tandis que le discours du film autour de la thématique du rêve éveillé et d’un impossible discernement entre rêve et réalité se trouve ainsi inscrite dans l’image elle-même par la rotoscopie qui correspond de fait à un entre-deux.
Voyant son discours redoublé par son esthétique, le film se regarde lui-même, et incite à l’hypothèse suivante : il existe dans Waking life une relation d’interdépendance entre la conception de la réalité propre à l’auteur Linklater, qui s’accompagne entre autres de l’idée d’un impact potentiellement positif de la technologie sur l’homme, et la visibilité donnée aux effets numériques. Le rêve offre ici, du point de vue de la narration, un accès problématisant à la réalité dans son ensemble, et la rotoscopie numérique vaut comme régime de représentation de cette réalité.
Il faut souligner le paradoxe au cœur de l’usage que Linklater fait de la rotoscopie : il l’utilise car elle permet une proximité au réel plus grande que l’animation traditionnelle, mais dans le but d’irréaliser le réel. Dire qu’il s’agit d’irréaliser le réel signifie que l’exacerbation de la visibilité du traitement numérique de l’image dans Waking life, au-delà de la visibilité inhérente à l’animation, s’oppose à un usage courant et dominant qui tend à les invisibiliser, un usage qui, au moment même où il modifie le réel, le garde comme cadre de référence et horizon. Nous pouvons suivre ici David Rodowick qui, dans The virtual life of film[22] [22] Voir notamment le chapitre « Paradoxes of perceptual realism » dans The Virtual life of film, Cambridge, Massachussets, London, Harvard University Press, 2007, p. 99-107. , note une contradiction : à savoir que la majorité des films dont l’attractivité repose consciemment sur la surenchère d’effets numériques sont doublement prisonniers : au niveau esthétique d’un certain réalisme, d’un « réalisme perceptif » (qui signifie recherche d’une ressemblance, et qui s’accompagne d’une idéologie de la transparence), et au niveau des représentations d’un discours exaltant l’ « humain ».
Un même schéma se reproduit en effet dans nombre de grosses productions où est mobilisée la thématique du conflit entre homme et technologie, schéma à l’intérieur duquel la technologie est envisagée comme une menace sur l’intégrité physique et morale de l’homme, qui doit alors face à elle préserver ou reconquérir ce qu’il aurait en propre (une capacité à rêver ou ressentir des émotions, ou à disposer d’un libre arbitre). Derrière l’apparence d’une confrontation se cache alors une idée figée de l’Humanité. Dans des films comme A.I (Spielberg, 2001), L’homme bicentenaire (Columbus, 1999), I robot (Proyas, 2004), Transformers (Bay, 2007), se déploie un mouvement narratif au sein duquel prennent place des échanges entre des personnages de natures différentes, mais toute cette structure d’échange (avec des amitiés naissances, un commerce affectif) repose sur un donné qui est au fond une opposition de valeurs : l’humain et le technologique renvoie respectivement à l’amour et au rationnel, à la liberté et au contrôle, à la nature et à l’artifice.
La valeur est ainsi le fond essentiel et stable sur lequel se produit le mouvement narratif. Il semble alors légitime de caractériser le régime de ces productions comme un régime basé sur le passage, mais sans ambiguïté ou indétermination fondamentale. Le robot ou tout personnage occupant la place de l’Autre pourra acquérir des sentiments, s’humaniser, mais l’humain ou le monde réel ne peuvent pas y constituer un problème en eux-mêmes. Or, il ne semble pas impossible de relier cette structure du discours avec l’usage des effets numériques : là où l’humain constitue le centre immuable du discours, le « réel » apparaît comme la référence ultime au niveau esthétique, d’où une quête perpétuelle de ressemblance.
Revenons maintenant à Waking life, en posant directement la question : pourquoi la rotoscopie est-elle utilisée par Linklater ? Dans ce cas précis, l’on pourrait régler la question du recours à l’animation par la présence de la thématique du rêve. L’animation est en effet traditionnellement convoquée pour représenter une « brèche onirique », pour reprendre une expression de Jean-Baptiste Massuet[33] [33] Jean-Baptiste Massuet, Quand le dessin animé rencontre le cinéma en prises de vues réelles : modalités historiques, théoriques et esthétiques d’une scission-assimilation entre deux régimes de représentation, Thèse en études cinématographiques, dirigée par Laurent le Forestier, Université Rennes 2, 2013, p. 385. . Cependant cette justification est un peu courte : si l’animation est ainsi liée au rêve, c’est uniquement parce que les deux instances, le régime de représentation d’une part et l’état de réalité onirique d’autre part, permettraient de déroger aux lois en vigueur dans le réel. Mais ici les personnages, quoiqu’il puisse s’agir de personnages rêvés, conservent des conduites proches des êtres réels : leur principal mode d’action est la conversation, ils ne manifestent que peu de capacités surhumaines qui pourraient justifier le recours au traitement de l’image par la rotoscopie. Quand bien même la thématique principale et la plus explicite du film est celle du rêve, on pourrait donc plutôt penser que la rotoscopie numérique n’est pas confinée à la représentation d’un imaginaire surdéterminé comme tel, et qu’il ne s’agit pas de l’inscrire dans un jeu entre deux états ontologiquement opposables : la réalité vécue et authentique, et la réalité rêvée et imaginaire.
Il faut d’ailleurs noter qu’il n’existe pas ici de passages entre images en prise de vue réelle et image rotoscopée, passages qui impliquent et renforcent souvent, quand bien même ou parce qu’il s’agit de passages, une séparation. Ce choix qui pourrait éventuellement nous signifier que la réalité vécue est tout simplement absente du film pourrait aussi bien découler de la volonté de ne pas donner à voir, ou concevoir, une réalité qui serait « la vraie », par opposition à une autre : il n’y a qu’une seule réalité incertaine, à la fois familière et inquiétante, et nous y sommes d’emblée. Si le film traite de la question du rêve lucide, de la possibilité d’une conscience maintenue au sein de l’état onirique, il suggère en outre de manière récurrente, formellement et thématiquement, qu’il s’agit plus globalement de prendre conscience que le monde réel est déjà construit par une culture, une technologie, filtré par de la fiction et de la subjectivité.
C’est en cela que le rêve, et plus particulièrement le rêve éveillé ou lucide, constitue bien un accès problématisant à la réalité dans son ensemble. Linklater décrit d’ailleursle rêve comme « an operating system for the narrative » – « un système qui permet à la narration d’opérer, le pivot autour duquel tournent toutes les idées » [44] [44] Traduction personnelle, de Jason Silverman, « Animating a waking life », Wired, mis en ligne le 19 octobre 2001. . De discussion en discussion, le film multiplie les thèmes (celui de l’identité, de la conscience, mais aussi de la science), ceux-ci renvoyant tous à un problème commun : l’impossibilité de définir un rapport stable à la réalité.
L’on assiste par exemple à une discussion entre Wiley et un personnage présenté comme une sorte de maître dans le domaine du rêve éveillé, étant capable de contrôler cet état. Celui-ci explique alors que l’on pourrait trouver dans le rêve éveillé une manière d’accroître les possibilités de l’homme : il s’agirait de « combiner les aptitudes rationnelles de la veille avec les possibilités infinies du rêve ». À un autre moment, Wiley discute avec Eamonn Healy, un biochimiste texan (certains personnages étant modelés sur des personnes réelles). Il est question entre les deux hommes d’un accroissement des possibilités et de l’émergence future d’un « néo-humain », dans les termes de Healy, qui sera doué d’une nouvelle individualité et d’une nouvelle conscience grâce auxquelles il échappera aux limites spatio-temporelles. Cet accroissement-ci n’a donc pas sa source dans l’activité onirique, mais dans le développement de la recherche scientifique.
Le point intéressant ici est que la capacité de rêver chez Linklater ne vaut pas comme élément d’une définition essentielle de l’homme. La question dernière n’est pas comme ailleurs « qu’est-ce qui définit l’humain ? » mais plutôt « comment l’individu définit-il sa réalité ? » Deux éléments, ailleurs souvent opposés, peuvent alors converger : il ne s’agit pas chez Linklater d’opposer l’humain et le technologique, mais de suggérer une dynamique dans laquelle imaginaire et technique, individu et collectif, identité et différence, hasard et choix, ont également leur place.
Dans Waking life, le rêve est une instance qui vient empêcher la fixité des repères et entraîne le personnage et le spectateur dans un questionnement existentiel, que la rotoscopie numérique vient métaphoriser et rendre sensible. La réalité est rotoshopée : cela revient à dire qu’elle est incertaine. L’entre-deux de la rotoscopie est donc ici l’esthétique même de l’indétermination ; l’effet n’a pas à s’effacer pour épouser les contours ou la perception du réel donnés comme références ultimes, mais il doit au contraire se manifester afin de rendre visible un caractère fondamental de la réalité, son instabilité. Les propos de Linklater sont sur ce point assez clairs, celui-ci déclarant que Waking life est« un film réaliste sur une irréalité » (« a realistic film about an unreality »). Il s’agit bien pour lui de représenter un « état de réalité » (state of reality[55] [55] Ibid. : « And this film uses dreams as a kind of operating system for the narrative, the hitch for most of the ideas. The realism of (live-action) film would have canceled out the ideas…. This style of animation allows you to see a different state of reality. » ), si bien que le film peut prétendre à un réalisme dans son apparente irréalité même. Cela signifie simplement qu’il ne s’agit pas d’un réalisme conçu comme réalisme perceptif, ou un réalisme des apparences, mais bien conçu sous l’angle de la traduction d’une réalité, en partie intangible, en images. L’utilisation paradoxale de Rotoshop apparaît dans cette perspective réaliste-là, totalement cohérente.
L’animation n’est donc pas ici le régime de représentation d’une « brèche onirique », mais le régime de représentation constant de la réalité même, la narration se chargeant de suggérer des passages plus subtils à l’intérieur de cette réalité globalement incertaine (au rythme des éveils de Wiggins, ou des différentes rencontres intersubjectives). Le flottement des éléments du décor, les modifications que la rotoscopie fait subir aux corps, tout ce qui semblerait relever de l’imperfection d’une technique trouve ici de la valeur et du sens : l’instabilité de l’image peut être envisagée comme celle de la réalité elle-même, lecture suggérée, redisons-le, par le contenu des échanges. Lors de la discussion avec Healy, les déformations particulièrement appuyées, le gonflement du corps, la pression permanente à laquelle semblent soumis les contours, font écho au discours que le personnage tient sur l’augmentation de la fréquence du processus d’évolution. Grâce à cet emploi de la rotoscopie, l’image qui a été l’empreinte d’un corps est transformée en image où le corps manifeste la pensée.
Pour conclure, nous pouvons remarquer que si Waking life, aux dires de Linklater, n’aurait pas pu exister sans Rotoshop, la technologie apparaît aussi bien déterminante (elle permet l’émergence d’une esthétique singulière), que déterminée (par une pensée). Aussi Linklater a-t-il su exprimer cette pensée avec d’autres moyens, et l’on peut rapprocher les lignes mouvantes des corps de Waking life de la transformation physique naturelle des acteurs manifestée au travers des ellipses de Boyhood (2014), tourné en 35mm sur une durée de douze années ; c’est un même noyau de pensée, contenant l’idée d’une évolution permanente de l’individu au sein d’une réalité incertaine, qui est donnée à voir et à expérimenter au spectateur dans les deux cas. Waking life semble donc permettre de problématiser l’idée d’un déterminisme technologique. Il nous offre l’exemple d’un procédé numérique qui, commençant par renforcer, à travers des facilitations techniques, le lien du procédé de la rotoscopie traditionnel au réel, est finalement dévié de la trajectoire à laquelle le vouerait une pensée dominante et idéologiquement marquée, qui verrait dans ces modifications une « amélioration » tendue vers un idéal « réaliste ».