Scott MacDonald – Entretien avec Trinh T. Minh-ha [2/3]

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le 17 février 2021

Voici la deuxième partie de l’entretien entre l’universitaire américain Scott MacDonald et Trinh T. Minh-ha, cinéaste, compositrice et théoricienne vietnamienne, mené en 1989. La première partie est à lire ici.

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S.M.D. : Reassemblage s’attache à des sujets particuliers : personnes, actions, objets, et propose différentes perspectives sur eux ; Naked Spaces élargit le cadre. Vous vous intéressez à une thématique générale, les lieux de vie, et vous explorez ses manifestations particulières dans une région à l’autre. Et votre point de vue sur les espaces spécifiques est également élargi : vous faites des panoramiques à travers un espace donné en adoptant différents angles, et en variant les distances (dans Reassemblage la caméra est généralement fixe, bien que vous filmiez depuis différentes positions). Il y a une tendance à aller et venir à travers l’espace dans différentes directions pour le redécouvrir encore et encore, le faire apparaître de nouveaux contextes .

T.T.M. : C’est très proche de ce que j’ai ressenti en faisant Naked Spaces. Je dirais toutefois que ce film (même en gardant de multiples perspectives) prend le contrepied de Reassemblage. La perception immédiate est certainement celle d’un élargissement du cadre sur le plan physique, pas seulement à cause de la durée du film et de la diversité des terrains culturels sur lesquels il s’aventure, mais aussi, comme vous le soulignez, en raison de son traitement visuel. Dans Reassemblage, la mise en scène évite d’aller d’un point précis à un autre. Je n’étais pas préoccupée par la description de l’espace. Mais quand vous filmez l’architecture et les espaces en jeu, vous êtes en fait bien plus sensible aux limites de votre caméra. Et vous vous rendez compte que des panoramiques flottants fragmentés avec des images fixes, comme dans Reassemblage sont inadaptés lorsqu’il s’agit de montrer les relations spatiales.

L’un des choix que j’ai faits était d’utiliser beaucoup le panoramique, mais pas de manière fluide, afin de ne pas donner au spectateur l’illusion qu’il n’est pas en train de regarder à travers un cadre. Chaque panoramique met en relief les limites rectangulaires du cadre. Il ne bouge jamais en diagonale, par exemple.

S.M.D. : C’est toujours horizontal…

T.T.M. : Ou vertical.

S.M.D. : Et ça renvoie toujours à vous en tant que cinéaste individuelle derrière la caméra. Ce n’est jamais cette sorte de mouvement hitchcockien dans l’espace qui rend la caméra si puissante.

T.T.M. : Dans l’espace de quelqu’un, je ne peux pas juste déambuler comme je le voudrais. Flâner avec sa caméra n’est pas neutre ; bien au contraire, ça en dit beaucoup sur l’idéologie d’une telle technique.

S.M.D. : Votre manière de faire des panoramiques ne dévoile rien d’intime, si ce n’est que vous êtes intéressée par cet endroit. La plupart du travail en caméra portée est implicitement autobiographique, et concerne l’expression des sentiments intimes. Dans vos films, les mouvements de caméra ne sont pas autobiographiques, à part en ce qu’ils révèlent que vous étiez à cet endroit, avec ces personnes, pendant un certain temps.

T.T.M. : Il y a de nombreuses façons d’aborder la question autobiographique. Ce qui est autobiographique peut aussi être très politique, mais tout n’est pas politique dans l’autobiographique. On peut faire beaucoup de choses avec des éléments autobiographiques. Cependant, j’apprécie la distinction que vous faites parce qu’à l’heure du règne généralisé des media, mes films ont trop souvent été décrits comme des « films personnels », des « documentaires personnels » ou « subjectifs ». Bien que j’accepte ces termes, je pense qu’ils ont vraiment besoin d’être problématisés, redéfinis, et élargis. Parce que personnel, dans le contexte de mes films, ne veut pas dire un point de vue individuel ou une mise en avant d’un « moi ». Par le film, ce qui m’intéresse n’est pas d’ « exprimer mon être » mais plutôt de mettre au jour l’être social qui sert nécessairement d’intermédiaire aussi bien dans la fabrication que dans le visionnage du film.

S.M.D. : « Personnel », « subjectif » suggère que quelque chose est impersonnel et objectif.

T.T.M. : C’est vrai. Comme si qui que ce soit pouvait produire du documentaire objectif. Il n’y a rien d’objectif ou de réellement impersonnel dans la réalisation, bien qu’il puisse y avoir une approche du cinéma qui soit convenue, clichée. Ce que vous avez souvent, c’est un simple respect des conventions de la pratique documentaire, qui est mise en avant comme la manière « objective » de documenter d’autres cultures. C’est comme si reconnaître la politique du documentaire et les sujets filmants perturbaient ceux qui ont intérêt à ce que les normes restent inchangées.

S.M.D. : Dans Naked Spaces nous sommes autant à l’intérieur d’habitations que nous sommes en dehors. En fait, le va et vient de l’extérieur vers l’intérieur semble essentiel au film.

T.T.M. : Oui. Quand vous arrivez de l’extérieur dans la plupart des maisons rurales africaines, vous passez d’un soleil très lumineux à un espace très sombre où, l’espace d’un instant, vous êtes totalement aveugles. Il faut un petit moment pour s’habituer à l’obscurité intérieure. Cette expérience est l’une des bases conceptuelles de Naked Spaces. Pour bouger à l’intérieur de soi-même, il faut accepter de devenir aveugle par intermittence. De façon similaire, pour aller vers d’autres personnes, il faut sauter le pas et avancer aveuglément à certains moments de l’enquête. Si l’on n’est pas aveugle même temporairement, si on reste à l’intérieur tel que l’on est à l’extérieur, alors il est peu probable que l’on réussisse à franchir ce moment où d’un coup tout s’arrête, où l’on a vidé son sac, et où l’on avance dans un état de suspension de la connaissance. C’est à ce moment-là, que des rencontres déstabilisantes avec le « non-familier » ou l’ « inconnu » sont multipliées et expérimentées à nouveau.

S.M.D. : Puisqu’en temps que technique, le film capture la lumière, la tradition veut que tout ce qui est sombre ne mérite pas d’être regardé. Tout au plus, l’obscurité est une atmosphère qui se prête à la romance et le danger. Même dans un documentaire, soit on ne voit jamais les espaces faiblement éclairés que vous révélez, soit ils sont éclairés artificiellement, ce qui permet de les enregistrer techniquement, mais en distordant l’expérience réelle. La technique détermine ce que l’on peut voir dans d’autres cultures. Vous vous défaites de cela non seulement en enregistrant des espaces intérieurs dans leurs conditions réelles, mais aussi en révélant la beauté de ces espaces.

T.T.M. : Vous pouvez imaginer que ces plans de maisons ont été tournés avec une lumière à l’intérieur. On perdrait la densité de l’obscurité et les rayons de lumière qui pénètrent à l’intérieur des espaces.

S.M.D. : Au lieu d’apparaître comme « intimes », les espaces deviendraient nus, vides.

T.T.M. : Oui, oui. La question du cinéma et de la lumière est cruciale dans Naked Spaces. L’habitat est à la fois matériel et immatériel ; il invite le volume et la forme, et il reflète une cosmologie et une façon de vivre avec créativité. En d’autres termes, s’attaquer à l’architecture, c’est s’attaquer à la notion de lumière dans l’espace. S’attaquer à la notion de lumière dans l’espace, c’est s’occuper de la couleur, et s’occuper de la couleur, c’est s’occuper de la musique, parce que la question de la lumière dans le film est aussi une question d’étalonnage et de rythme. Un tel accord des éléments du quotidien est particulièrement frappant dans les environnements construits. La manière dont ils sont filmés montrent comment ils matérialisent l’unité multiple de la vie.

Il y a un certain nombre de considérations qui concernent directement la couleur ou l’étalonnage dans le texte de Naked Spaces : « La couleur est la vie/La lumière devient la musique » ; « Orange et bleu ; plus chaud ou plus froid ; plus de luminosité, / plus de présence. L’étalonnage agit comme un lien entre la nature/et la lumière artificielle.» L’aspect d’un film et la manière dont les gens sont représentés dépendent de manière si cruciale de l’étalonnage. Pour moi, ça a toujours été essentiel de travailler étroitement avec l’étalonneur, surtout dans Naked Spaces. Très souvent, quand les films qui sont tournés en Afrique atteignent le labo, ils sont traités de la même façon que des films tournés dans des cultures occidentales ; ce qui fait qu’ils sont étalonnés plutôt du côté bleu du nuancier pour les personnes à la peau claire. Ainsi, les personnes africaines ressortent souvent avec une couleur de peau qui est un noir terne et charbonneux. Ce n’est pas la couleur de peau vibrante que j’ai vue et dont je me souviens, alors j’ai consacré pas mal d’énergie au labo à apprendre auprès de l’étalonneur et à collaborer avec lui sur la « correction colorimétrique ». Il s’agissait d’insister à chaque fois que nécessaire sur l’orange et les couleurs chaudes pour obtenir la qualité vibrante des teints africains, qui est habituellement manquée.

La relation sur laquelle j’ai travaillée entre la couleur et la lumière était aussi celle du lien que j’ai tissé entre l’architecture, la musique et le cinéma. Les connexions qui déterminent la structure du film sont celles dont j’ai fait l’expérience dans les lieux de vie avec les différentes personnes impliquées. La circularité de la vie ne se manifeste pas seulement de façon littérale, dans la forme arrondie de nombreuses maisons. Elle est aussi visible dans toutes les sphères de l’activité socioculturelle, dans les nombreuses danses montrées ou dans la manière dont les femmes travaillent ensemble. « La maison ouvre sur le ciel en un cercle parfait » affirme une voix dans Naked Spaces, et le sous-titre du film est « Living Is Round ».

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S.M.D. : Vous parliez de musique et d’architecture. Une des choses qui est certainement inhabituelle à propos de vos deux films africains est la bande-son : le mouvement d’aller-retour entre la musique, d’autres sons quotidiens, les différents narrateurs, et le silence. Je suppose que cet entremêlement de différents échantillons de sons et de silence dérive de votre intérêt pour la musique.

T.T.M. : Je suppose que je peux revenir à votre question précédente à propos de votre culture cinématographique que je n’ai pas vraiment, en reliant la manière dont je travaille avec le cinéma à ma culture musicale. Je m’en sors bien dans le monde de la musique expérimentale, peut-être parce que l’hybridité culturelle de l’instrumentation et de son espace déterritorialisé questionne les frontières entre ce qui est de la musique et ce qui n’en est pas. J’admire vraiment John Cage, par exemple, dont les compositions et lectures inspirées par la philosophie Zen ont produit des changements radicaux dans tous les champs des arts. J’étais très attirée par son travail parce qu’il touchait quelque chose que je cherchais à tâtons mais que je n’avais pas articulé. Le fait que Cage a apporté du silence et des sons de la vie dans la sphère consacré des auditoriums et en dehors, dans le débat public, était très libérateur. « Musique expérimentale » dans ce contexte est une exploration constante du son comme son, plutôt que comme substitut à quelque chose d’autre : un sentiment personnel ou un état psychologique. La musique narrative est ainsi exposée dans son idéologie, ses fermetures, et son lien avec le pouvoir et le savoir. Beaucoup de spectateurs ont, en effet, pensé que mes films fonctionnaient plus comme un enregistrement musical que comme une quelconque structure filmique traditionnelle. Et je tends aussi à penser au montage cinématographique et à la composition musicale comme étant deux choses très similaires (en admettant que le montage n’est pas réductible au processus sur la table, mais peut tout aussi bien surgir dans la conception et le tournage du film). On pourrait aussi objecter que dans la poésie, un processus très similaire arrive avec le jeu des mots. Pour moi, l’exploration d’une subjectivité nouvelle et complexe, et la problématisation du sujet dans la théorie contemporaine peut être mieux portée à travers le langage poétique, tant que celui-ci n’équivaut pas à un simple outil esthétisant ou n’est pas pratiqué comme un lieu pour consolider un soi « subjectif ». En poésie, le « je » peut ne jamais être utilisé pour simplement personnifier un individu. C’est amusant que les retours que ma famille ou mes amis proches me font souvent sur mes livres de poèmes tendent à être quelque chose comme : « Nous ne nous étions jamais douté que tu puisses être ce que tu es dans ta poésie ! » Pour eux, tous les sentiments et les situations décrites dans ma poésie sont personnellement réels. Ils m’associent immédiatement avec le « je » qui parle dans ma poésie et supposent qu’il est « réel », ce qui n’est pas faux, mais pas tout à fait juste non plus. Dans le langage poétique, il n’y a pas de « je » qui signifie moi-même. Le « je » est là ; il doit être là, mais il est là en tant que site où d’autres « je » peuvent entrer et passer au travers l’un de l’autre. C’est un exemple de la force et de la vitalité du langage poétique et de comment il peut radicalement contribuer au questionnement de la relation des sujets au pouvoir, au langage, et au sens dans la théorie. La théorie, telle qu’elle est pratiquée par de nombreuses personnes, est souvent coincée dans un positionnement où les théoriciens continuent de se tenir dans un « lieu sûr » pour théoriser à propos d’autres.

S.M.D. : J’ai souvent senti ça à propos du peu que je connais des écrits de théorie cinématographique. Une partie des raisons pour laquelle j’écris des articles est pour m’assurer une position à l’intérieur de l’institution, pour me donner une dose suffisante de sécurité économique et psychique. Les théoriciens parlent de la manière dont l’artiste se situe dans un système économique, mais j’entends rarement des discussions sur l’écriture théorique en tant qu’activité marchande.

T.T.M. : Exactement.

S.M.D. : D’un autre côté, si je montre Nanook ou Ax Fight et qu’ensuite je montre Reassemblage, c’est comme de la théorie en action. Il est tellement difficile de saisir ce qu’il se passe à l’écran par le langage qu’il est juste plus facile de mettre des films les uns à côté des autres et laisser l’audience découvrir ce que les juxtapositions révèlent.

T.T.M. : Il y a une tendance dans la théorie sur les films à voir la théorie comme une activité et la réalisation comme une autre, de laquelle on peut débattre avec de la théorie. C’est une question importante pour moi parce que j’enseigne la théorie à des gens qui rejoignent le département de cinéma [Trinh enseigne à SF State University] avant tout pour étudier la production cinématographique. Il y a une tradition anti-théorique qui profondément ancrée chez les « gens de la production ». Je promeus des cours « transversaux et j’insiste sur la confrontation mutuelle indispensable entre la théorie et de la pratique. C’est la vieille affirmation de Marx : la théorie ne peut pas prospérer sans être ancrée dans la pratique, et la pratique ne peut pas s’émanciper sans théorie. Quand on commence à théoriser à propos du cinéma, on risque de verrouiller son champ de recherche ; ça devient un champ d’experts où l’on accède à travers l’autorité du savoir par la maîtrise d’un corpus (précis de films « classiques » et par des voies légitimés de lire et de parler des films. C’est la partie que je trouve la plus stérile dans la théorie. Il est nécessaire pour moi de garder à l’esprit que l’on ne peut pas vraiment théoriser à propos du cinéma, mais seulement avec le cinéma. C’est ainsi que le champ peut rester ouvert.

S.M.D. : La chose que je trouve frustrante à propos de tout ce problème théorie/pratique tel qu’il a été débattu dans les dix ou douze dernières années, c’est que pour faire un film, il faut prendre un risque avec sa propre vie et ses propres ressources. C’est vrai pour les films hollywoodiens et les films indépendants où, si tu veux apporter trente-cinq mille dollars pour faire un film, tu vas devoir restructurer toute ta vie. Quelle que soit l’économie dans laquelle tu vis, tu dois t’investir de manière directe voire dangereuse. A l’inverse, quand j’écris sur les films – et je n’écris pas de théorie – , mais je pense que c’est aussi vrai ici, je n’ai pas besoin de réorganiser quoi que ce soit (du moins dans ce pays) : je peux rester à l’intérieur d’un cadre institutionnel où j’ai un salaire, je peux critiquer sans changer ton mode de vie. Je me suis tourné vers le cinéma indépendant pour voir ce que ces gens qui osent risquer leurs vies sont capables de découvrir. La théorie peut être brillante et éclairante, mais j’ai rarement l’impression qu’elle met en jeu la vie des gens de la même manière.

T.T.M. : Pour ma part, je pense qu’il y a une telle résistance à la théorie parce qu’elle est souvent déployée depuis une position très protégée. Et je ne parle même pas de l’autre résistance que j’ai trouvée dans le système académique lui-même, où la théorie peut menacer le statu quo, et où une distinction pourrait être faite entre les activités intellectuelles et les objectifs académiques. Mais personnellement, je pense la théorie comme une pratique qui change votre vie intégralement, parce qu’elle agit sur votre conscience. Bien sûr, la théorie devient un simple accessoire pour la pratique lorsqu’elle parle depuis un lieu sûr, tandis que la pratique illustre simplement la théorie lorsque la relation entre les deux reste une relation de domination-soumission et de totalisation. Je vois la théorie comme un questionnement permanent du cadre de la conscience, une pratique capable d’informer une autre pratique, telle que la production cinématographique. Ainsi, il est toujours possible, et même probable, que la théorie mène à des lieux « dangereux » et vice versa. Je ne peux pas séparer les deux. Le genre de films que je fais demande qu’économiquement, comme vous le pointez, je réajuste ma vie, mais je questionne en permanence qui je suis, et faire des films transforme la manière dont je vois le monde. Vous savez, l’histoire est pleine de personnes qui sont mortes pour la théorie.

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S.M.D. : Peut-on revenir à Naked Spaces ? Comment avez-vous décidé de l’ordre des sections ? Jusqu’à ce que je prenne un atlas, je croyais que vous voyagiez peut-être de façon circulaire.

T.T.M. : A part pour ce qui est de la fin du film, qui nous ramène aux séquences d’ouverture, Naked Spaces est organisé dans l’ordre géographique de mon itinéraire : d’un pays, d’une région à l’autre. Chaque localisation est mentionnée par une indication du nom du peuple et du pays qui apparaît brièvement à l’écran, plus comme une note de bas de page que comme une étiquette ou un marqueur de validation. La bande-son est, cependant, plus ludique : une déclaration faite par un membre d’un groupe spécifique peut être répétée dans des contextes géographiques qui sont différents. Inutile de dire que cette stratégie n’a pas manqué de provoquer l’hostilité parmi certains « experts » des cultures africaines, médias « libéraux » spécialisés et autres documentaristes culturels.

Apparemment, quelques spectateurs « professionnels » ne savent pas distinguer entre un panneau indicateur, dont la présence dit seulement où vous êtes, et un arrangement qui suggère qu’il y a plus d’une signification à l’œuvre. Selon la manière dont on les utilise, les lettres sur une image ont plusieurs fonctions, et les spectateurs habitués aux formules médiatiques y sont souvent insensibles. Pour moi, les notes de bas de page ou les noms qui apparaissent à l’écran autorisent précisément le spectateur non-expert à prendre conscience que peu d’affirmations choisies, provenant provenant d’une source ou d’un groupe particulier, sont répétées par-delà les frontières des spécificités ethniques. Ainsi, les noms fonctionnent aussi comme une reconnaissance d’une stratégie propre au film, de ma manipulation en tant que cinéaste. L’acte délibéré de prendre, par exemple, une déclaration Dogon [Mali] sur l’ornement et le désir ou sur la féminité de la maison, et la juxtaposer avec des images spécifiques d’habitats chez les Kabye [Togo] et ensuite encore, chez les Birifor [Burkina Faso] est un interdit pour les experts. Ce qu’une catégorie ethnique dit ne peut absolument pas être reproduit dans le contexte d’un autre groupe. C’est aussi applicable dans le film aux citations de penseurs occidentaux, telle que « La terre est bleue comme une orange » de Paul Eluard, qui est entendue dans une séquence sur les Oualatans [Mauritanie], autant que dans une séquence sur les Fon [Benin]. Et j’utilise une méthode similaire avec la musique : dans Naked Spaces comme dans Reassemblage, la musique est d’abord rattachée à un groupe, puis répétée avec des variations au sein d’autres groupes. Le spectateur est averti de telles « violations » de frontières.

Cela implique un problème très intéressant. Les peuples des pays du tiers-monde avaient tendance à être indifférenciés. Et c’est reflété de façon générale dans les discours des médias occidentaux, radio, livres, films, télévision. Vous pouvez avoir un programme sur le Viêt-Nam, par exemple, mais vous entendez de la musique chinoise persistante en arrière-plan. Même aujourd’hui, dans beaucoup de films grand public sur l’expérience vietnamienne, les personnes choisies dans les rôles vietnamiens sont des voisins sud-asiatiques qui peuvent à peine parler un mot de vietnamien. Bien sûr, pour beaucoup de spectateurs américains, ça ne compte pas. Les Asiatiques sont des Asiatiques, et vous pouvez même prendre quelqu’un des Philippines ou de Corée pour remplir les rôles. Bon, c’est certainement contre la perpétuation de telles attitudes que travaillent les experts culturels et les anthropologues. Et c’est nécessaire. Mais pour rectifier les erreurs du colonisateur, ils en sont arrivés à des règles et des directives disciplinaires. L’une d’entre elles, par exemple, est que vous montriez toujours la source de la musique entendue, et la musique d’un groupe ne doit pas être utilisée dans le contexte d’un autre groupe. Quoi qu’il en soit, une telle rationalisation connote aussi une préoccupation de l’authenticité qui suppose que la culture puisse être objectifiée et réifiée à travers les « données » et les « preuves ». L’utilisation du son synchronisé devient une obligation, validant l’authenticité du travail documentaire.

Ça me va si les héritiers des colonisateurs corrigent maintenant les erreurs de leurs pères pour élever leurs propres consciences des autres cultures. Mais quand des méthodes et des techniques circonstancielles historiques deviennent des normes pour tous les films, cela peut s’avérer très dangereux par la suite : une fois de plus un cadre de pensée établi, un système de présentation dominant, est naturalisé et vu comme la seule voie « correcte » et véritable. Assez sûrement, ces « règles » sont particulièrement engageantes lorsqu’il est question des personnes du tiers-monde : les films réalisés sur la culture blanche américaine, par exemple, peuvent utiliser de la musique classique de n’importe quelle source européenne, et il n’y pas un spectateur que cela dérange. Dans Naked Spaces, je ne reproduis jamais les erreurs du dominant ni ne respecte les critères disciplinaires de la bonne représentation ; d’où l’importance de faire apparaître les noms des peuples pour reconnaître le geste délibéré de porter certaines affirmations culturelles à travers les frontières ethniques.

Ce texte est tiré de A Critical Cinema 2. Interviews with Independent Filmmakers, University of California Press, 1992, p. 355-377

Les images sont tirées du film Naked Spaces. Living Is Round., USA, 1985, 135'