Selfie est visible sur la plate-forme Tënk, dédiée à la diffusion du documentaire d’auteur, jusqu’au 30 avril 2021. Cliquez ici pour accéder à la page du film.
En 2014, Davide Bifolco, 16 ans, est confondu avec un fugitif et assassiné par la police. Issu d’un quartier populaire où règne la Camorra, le jeune homme a été présenté comme responsable de son sort par la plupart des médias. Soucieux de dépasser ce traitement journalistique, le cinéaste Agostino Ferrente se rend en 2017 dans le quartier de Traiano, et se met en quête de protagonistes à qui déléguer le tournage de Selfie, avoir 16 ans à Naples. À la suite d’un casting dont les extraits ponctuent le film, c’est à Pietro et Alessandro (surnommé Alessa) qu’un smartphone est remis afin de filmer au quotidien leur jeunesse napolitaine (l’auteur reprenant la main pour le montage).
En confiant la caméra à ses personnages, Agostino Ferrente contourne la difficulté de s’immerger dans un environnement auquel il est étranger : dispositif efficace, si ce n’est novateur. Ajoutant à cette opération de délégation l’obligation pour les personnages d’apparaître dans le cadre grâce au mode selfie, c’est la relation filmeur-filmé qui s’en trouve renouvelée. Dans la configuration du selfie, le filmeur se retrouve en effet devant la caméra, se donnant à voir en même temps que son environnement, figure incrustée en permanence au premier plan d’un fond qui évolue au gré du tournage. L’écran constitue dès lors l’interface entre lui-même et le monde avec lequel il interagit, et réciproquement : les personnages s’adressent au filmeur non pas directement, mais à travers l’écran du téléphone. Le point de vue de la caméra ne vient pas simplement se substituer au regard du filmeur, mais lui est toujours extérieur. Le selfie n’est ainsi pas l’expression d’une image subjective, mais d’une subjectivité dans l’image qui délègue son regard à l’œil technologique du smartphone. Le dispositif transforme une pratique éminemment narcissique en partage de regard, remettant en permanence en jeu la relation des jeunes réalisateurs avec leur environnement. Selfie donne moins à voir Traiano « à travers les yeux » de ses habitants qu’à travers celui de l’appareil qu’ils tiennent au creux de leurs mains.
Malgré l’amateurisme de ses réalisateurs, le film est porté par une mise en scène assumée, qui donne lieu à quelques séquences particulièrement drôles. Ainsi d’une sieste en slip sur un lit baroque en écoutant du classique, choix affirmé par Pietro en même temps qu’interrogé dans le cadre par Alessa, moqueur. Ce travail de mise en scène passe aussi par le dévoilement de l’artificialité inhérente au geste devenu si ordinaire du selfie. Lorsqu’Alessa et Pietro se filment avachis au soleil, cocktails en gros plan, on les croit au bord de la mer jusqu’au moment où l’intervention de la propriétaire des transats les force à se lever : on découvre l’envers du décor, une terrasse au bord d’une route et l’ami, accessoiriste d’occasion, qui déboule en scooter pour échanger les encombrants cocktails contre les tee-shirts dont ils s’étaient débarrassés pour les besoins du plan.
Mais la co-réalisation n’est pas une chose aisée. Lorsque l’homme qui installe Pietro pour une séance d’UV lui indique l’endroit où Alessa avait disposé le smartphone lors de son passage, le jeune homme, optant pour un autre cadrage, réplique que chaque réalisateur a son style. Chacun assume son statut d’auteur, et pense à sa manière la place de la caméra, investissant le film de ses propres questionnements. Pietro « documente » son quotidien, de la trivialité du foyer et de son intimité à la réalité violente du quartier, volontairement mis en scène par la spectacularisation des armes à feu ou par le témoignage d’un mafioso rendu anonyme. Ces séquences seront l’occasion d’un conflit avec Alessandro. Que filmer ? Quelle représentation proposer ? En questionnant en permanence des choix de mise en scène, ils interrogent ce qu’est le cinéma documentaire. Au désir d’Alessa de parler des belles choses s’oppose une volonté de témoignage exhaustif, voire sensationnel, de Pietro. La sensibilité du premier se reconnaît à ses séquences contemplatives et solitaires, à une lucidité et à un recul que les autres protagonistes n’ont pas. Sur la tombe de Leopardi, il se souvient du poème « L’infini », s’identifie au poète face à la colline qui lui cache le reste du monde :
« Quand je suis dans le quartier c’est pareil. Je vois un mur et je ne vois pas ce qu’il y a derrière. Mais j’imagine une infinité de choses. Et si j’arrive pas à voir ce qu’il y a derrière ce mur, j’espère au moins que mes enfants le pourront. Au moins eux. »
Pendant ce temps, à l’image, des jeunes enfants le suivent et se pressent pour apparaître devant la caméra, finissant par sortir des armes : triste réponse aux espoirs du jeune homme, synthèse des tensions autour desquelles le film s’articule.
Les deux premières séquences annoncent les thèmes qui le structurent : l’amitié et la mort. La première constitue le prisme à travers lequel le quartier est abordé. L’amitié de Pietro et Alessandro, bien sûr, mais aussi de celles et ceux qui y apparaissent dans leurs images. Le film s’intéresse avant tout à la manière dont la jeunesse forme une communauté, et les adultes n’apparaissent que furtivement, lors d’un repas, d’une coupe de cheveux, ou de messages qu’Alessandro adresse à son père absent. Les images de Pietro et Alessa témoignent d’un quotidien empreint de leur vitalité adolescente : les loisirs de l’été, le centre commercial, les baignades, les repas partagés, les déclarations de l’amour qu’ils se portent, les questions qui les taraudent, les filles, le travail, les corps qui changent.
La mort, quant à elle, ouvre et clôt le film. Elle va de pair avec une violence, physique et symbolique, larvée dans les représentations que les adolescent.e.s donnent d’eux-mêmes. La mort ou la prison sont les deux horizons principaux dans un quartier où la mafia vient se substituer à un Etat désengagé. Ce qui frappe ainsi, c’est la manière dont cette violence apparaît comme une évidence, solidement ancrée dans le présent et faisant déjà partie de l’avenir. Lorsque deux jeunes filles, Sara et Antonella, passent le casting et abordent les thèmes du mariage et de l’amour, on est frappé par la manière dont cette violence apparaît comme une évidence, la prison étant une donnée inévitable du mariage. En creux de ce qu’elles envisagent comme une fatalité (« à qui la faute, si le destin l’a décidé ? »), ce sont les schémas familiaux présents qui n’ont d’autre vocation que d’être reproduit inlassablement. Ainsi, au fur et à mesure des entretiens, se dessine un surprenant va-et-vient entre fatalité et volonté – contre la destinée, certains s’enorgueillissent d’avoir pris la bonne voie. De son côté, Alessa revient clairement aux déterminations matérielles qui conditionnent les existences. Il n’est pas question de choix, et encore moins de volonté divine, lorsqu’à la suite d’une baignade dans les beaux quartiers de Naples, surplombant les villas dans lesquelles Pietro se demande si lui ou ses petits-enfants vivront un jour, il assène cette réponse : « Impossible. Je suis barman, et tu seras peut-être coiffeur. De quels sous tu parles ? »
Aux images du smartphone et à celles du casting s’ajoute enfin un troisième régime d’images, celui des caméras de surveillance disposées par le cinéaste dans le quartier. Elles intègrent au film un regard policier objectivant, totalisant, contre lequel les images de Pietro et Alessa se dressent en montrant la vie du quartier et les liens qui échappent à cette vision surplombante. Contre les images médiatiques et policières, le caractère immersif de Selfie donne ainsi forme au contexte de l’assassinat de Davide Bifolco. Alors que l’opinion publique italienne ne s’est pas beaucoup émue de la disparition du jeune homme dans le quartier le plus violent de Naples – « pas grave, un de moins » -, Alessa nous avertit dès les premières minutes : c’est une belle personne qu’ils ont perdue. Selfie est aussi un « film-tombeau», qui permet d’honorer la mémoire de Davide Bifolco et de lui rendre hommage. En confiant la responsabilité de la représentation aux adolescents, le film leur permet aussi de se réapproprier le drame qu’ils ont vécu. À travers leurs rencontres se fait jour le récit d’un assassinat, raconté par les voix des amis, des parents, par des images glanées sur YouTube et des enregistrements téléphoniques du soir du drame. Le film donne à entendre la parole d’une communauté dont le seul rapport avec l’institution étatique s’établit à travers la violence. Et le générique de nous faire part, une fois de plus, de l’impunité qui règne lorsque l’Etat doit juger sa police : le meurtrier, condamné en 2016 à quatre ans de prison pour homicide involontaire, verra sa peine réduite à deux ans après la fin du tournage, avant d’être finalement suspendue. L’histoire du quartier de Traiano résonne avec celles des autres quartiers populaires, et le film est ainsi dédié « à tous les Davide Bifolco du monde ».