Série Z, Série Q

Autour de Sound of Freedom (2023)

par ,
le 15 novembre 2023

Pour la critique de cinéma française, Sound of Freedom, qui sort en salles ce mercredi 15 novembre, ne sera probablement, et à raison, qu’une série Z réac de plus reléguée à la fin des « cahiers critiques ». Mais pour des personnes plus connectées à la webcinéphilie étasunienne, offrir à ce film une sortie française, c’est risquer d’importer un cauchemar américain grotesque. Car Sound of Freedom, sorti cet été de l’autre côté de l’Atlantique, a fait frémir un vent de subversion dans les salles : cette modeste production à « grand sujet » a dépassé au box-office, lors de son premier jour d’exploitation, le dernier épisode d’Indiana Jones. Étonnement : quel est cet étrange film qui, à peu près sans promotion autre qu’un violent bouche à oreille sur les réseaux sociaux, a pu dépasser le blockbuster de Disney ?

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Comme l’ont bien expliqué plusieurs articles de presse [11] [11] On se référera particulièrement à deux articles de Libération, celui de CheckNews publié cet été, et celui du service politique publié il y a quelques jours, ainsi qu’à un article du parisien revenant sur le distributeur français du film, Saje Distribution. , une bonne partie du succès du film aux États-Unis est liée à la conjonction d’un système d’achat de tickets supplémentaires (les spectateur·ice·s avaient la possibilité d’acheter des places « en plus » afin de les offrir) et d’un phénomène de bouche à oreilles issu de mouvements complotistes, en particulier de la fameuse sphère « QAnon ». Pour rappel, QAnon désigne un mouvement né fin 2017 suite à la publication de messages sur des forums anonymes, où un internaute ayant choisi le pseudo « Q » visait à lever le lièvre concernant de supposés réseaux pédophiles proches du parti démocrate. Les « théories » de Q prirent au fur et à mesure des années des proportions improbables, jusqu’à devenir le noyau central d’une partie importante de l’alt-right – Donald Trump lui-même a fait référence au mouvement à de nombreuses reprises, de manière plus ou moins voilée. Il s’agit, évidemment, d’un grand recyclage : QAnon reprend les théories précédentes du « Pizzagate » et toutes les théories de « l’état profond » qui font fureur depuis plusieurs décennies, mais aussi un imaginaire occulte plus ancien ; c’est au fond une actualisation des théories de complot maçonniques et autres organisations juives occultes. Ce groupe informel, très actif sur les réseaux sociaux, s’est donc convaincu qu’il avait le devoir de lutter contre la supposée pédocriminalité de certaines « élites » cosmopolites et délurées formant un réseau de trafic d’enfants qui seraient abusés sexuellement, sacrifiés ou utilisés pour fabriquer d’obscures substances psychoactives – notamment le fameux « adrénochrome », une drogue supposément miraculeuse qu’utiliseraient les politiques, les stars de cinéma et les membres de l’état profond pour se maintenir en bonne santé. Le succès de Sound of Freedom a cependant largement dépassé ces cercles radicaux pour devenir une sorte de film-totem de toute « l’alt-right » et même de la droite conservatrice plus traditionnelle. La sortie du film aux États-Unis fut un véritable phénomène viral, une sorte de rendez-vous dévastateur et immanquable pour tout américain qui aime son pays, ses enfants, la liberté, et qui, plus que tout, aime la liberté des enfants de son pays.

Sorti le 4 juillet, jour de fête nationale, le film fut largement accompagné par les sphères trumpistes sur les réseaux sociaux, et Donald Trump lui-même aurait organisé une projection du film dans un club de golf privé. Un mouvement viral qui frôlait, cet été, la psychose générale, quand des utilisateur·ice·s de TikTok affirmaient que des cinémas « censuraient » le film en annulant des séances pour de prétendues raisons techniques, ou en le rendant irregardable (problèmes de son, de climatisation…). Manifestement, cette « censure » n’a pas exactement marché : Sound of Freedom a aujourd’hui généré plus de 200 millions de dollars, chiffre impressionnant par rapport à son modeste budget de 15 millions de dollars, et a été soutenu par tout un tas de représentants politiques et de personnalités publiques. L’acteur et réalisateur Mel Gibson, par exemple, a encouragé ses fans à aller voir Sound of Freedom afin, dit-il, de participer à « l’effort collectif contre le trafic d’enfants ». Il rend ainsi service à son vieil ami Jim Cazeviel, l’acteur principal de Sound of Freedom, qui interprétait Jésus dans son film La Passion du Christ (2004) avant de verser dans le complotisme (Gibson lui-même n’en étant pas tout à fait éloigné, comme en témoignent ses multiples déclarations antisémites et conservatrices). Les deux hommes devraient d’ailleurs bientôt se retrouver pour une « suite » du film de 2004, au titre de travail magnifiquement ridicule, The Passion of the Christ: Resurrection 2.

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Si Sound of Freedom restera peut-être loin des radars de la critique, d’autres professionnel·le·s du cinéma en ont entendu parler : les exploitant·e·s de salle de cinéma. J’ai eu moi-même l’occasion, en travaillant quelques mois dans une salle art et essai, de recevoir d’étranges messages venus d’internautes qui, alors qu’ils semblaient français, cochaient toutes les cases de l’alt-right américaine. Rappelant l’étonnant succès du film aux États-Unis, ils « conseillaient » de projeter ce film afin de le faire « découvrir » au public français. Dans plusieurs cinémas, des spectateur·ice·s se sont ainsi rapprochés des exploitant·e·s, peut-être sans arrière-pensées, mais souvent avec une certaine insistance, faisant même parfois usage d’une rhétorique culpabilisatrice, sous-entendant que « si vous ne montrez pas ce film, vous participez au silence sur le trafic d’enfants. » L’alt-right américaine, qui a longtemps peiné à s’importer telle quelle en France (malgré les tentatives, entre autres, de Florian Philippot, qui en reprenait la plupart des codes), gagne ainsi chaque jour un peu plus de terrain sur le web français, entre autres via les mouvements anti-vaccination, grand cheval de bataille de l’alt-right – un phénomène que ce film va peut-être, en tant que « point de ralliement », encourager.

Sound of Freedom, tourné avant la pandémie de COVID, a connu un parcours de distribution difficile avant d’être racheté et distribué par la société américaine Angel Studios, entreprise de production spécialisée dans le contenu évangélique. En France, le film est distribué par Saje Distribution, société de distribution créé en 2012 et ayant pour objet assumé la diffusion du cinéma chrétien en France. Le projet de l’entreprise ne saurait cependant être résumé ainsi : leur politique est celle d’une importation et d’une « francisation » de la culture évangélique américaine. Si Saje distribue en effet différents contenus chrétiens (on trouve dans leurs catalogue tout un tas de « Faith based movies », des péplums kitschs, ou encore le dernier film de Gad Elmaleh, Reste un peu, portant sur la conversion de l’acteur au catholicisme), on peut remarquer que leur politique est proche du projet culturel de mouvements catholiques très conservateurs : celui de Vincent Bolloré pour le groupe Canal, ou celui de Philippe de Villiers et son Puy du Fou. Saje a ainsi sorti en salle une production « Puy du Fou films », Vaincre ou mourir, relecture du mythe royaliste de la Vendée martyre, et distribue en DVD et en VOD la série d’Angel Studios The Chosen, une évocation feuilletonesque de la vie du Christ, ou encore Unplanned, un film anti-avortement, deux œuvres rachetées par Vincent Bolloré pour une diffusion sur C8. Disons seulement qu’il est toujours étonnant de voir des catholiques nationalistes bien français, toujours prompts à dénoncer « l’importation » de paradigmes venus des États-Unis, imiter un mouvement culturel si typiquement américain, soit celui des mouvements évangéliques – il faut dire que cet évangélisme contemporain tolère (voire encourage) aisément leur goût pour « l’entreprenariat », ou plutôt pour l’exploitation des travailleurs et le maintien des inégalités structurelles.

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En France, le film connaît une exploitation assez importante, comparativement à l’ampleur des sorties de Saje Distribution – il devrait sortir sur plusieurs centaines de copies, exploitées par le groupe UGC notamment (une avant-première du film a eu lieu le 7 novembre à l’UGC Normandie). À l’heure où nous écrivons ces lignes, la plupart des articles dans la presse généraliste sont des analyses du succès du film aux États-Unis et des dénonciations de son contenu complotiste. La presse d’extrême droite, quant à elle, n’hésite pas à accompagner le film : c’est par exemple le cas de France-Soir, un journal en ligne complotiste qui n’a, rappelons-le, à peu près rien à voir avec le grand quotidien des années 50. On espère cependant qu’en ce jour de sortie du film, la presse non-spécialisée, ne s’y trompera pas, et n’abordera pas le film comme un thriller « moyen », ou « comme les autres » – et ne sera surtout pas aveugle au point de l’aborder comme une œuvre « engagée » ou « nécessaire », la ligne sur laquelle le distributeur français se positionne dès à présent.

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On ne saurait s’étonner de voir Saje Distribution participer à la diffusion d’un film dont le contenu n’est pas explicitement chrétien – même si les personnages principaux répètent à de nombreuses reprises qu’ils agissent au nom de Dieu. Le film ne raconte certes pas la vie d’un prophète, il n’est pas un nouveau récit anti-avortement, mais il n’en reste pas moins franchement réactionnaire. C’est d’abord l’équipe du film qui est proche de mouvements QAnon, antivax et complotistes (Jim Caviezel donc, mais aussi son producteur Eduardo Verástegui, soutien de Donald Trump, ou même son réalisateur, Alejandro Monteverde, déjà auteur d’un film anti-avortement), comme le résumait bien un article de Libération sorti quelques jours après la sortie du film aux États-Unis. On est cependant surpris de lire que les équipes du service CheckNews de Libération rejoignaient l’analyse du Washington Post et ne voyaient pas dans le film de contenu complotiste ; il nous semble qu’une équipe de « Fact checking » comme celle de CheckNews devrait avoir l’oreille plus sensible aux dogwhistles[22] [22] L’expression dogwhistle désigne ces mots et expressions codées que l’extrême droite utilise régulièrement. Des mots, des termes, de concepts qui, aux yeux et aux oreilles d’une personne extérieure, peuvent paraître incompréhensibles ou même innocents, et qui sont là pour être reconnus par des familiers de ces expressions codées. Comme un sifflet qui vibrerait à une fréquence si aigue que seuls les chiens pourraient l’entendre. .

Sound of Freedom est inspiré de l’histoire « vraie » de l’agent fédéral américain Tim Ballard et de sa lutte contre la pédocriminalité, d’abord à l’intérieur des États-Unis puis à l’échelle internationale, notamment à travers une ONG fort douteuse nommée OUR, Operation Underground Railroad, référence étrange à l’Underground Railroad historique, qui désignait, au XIXè siècle, le réseau qui permis à des dizaines de milliers d’esclaves d’échapper à l’esclavage en les amenant, le plus souvent, au Canada, ou dans d’autres régions d’Amérique où l’esclavage était interdit. Fervent chrétien, Ballard affirme être l’exécutant d’une mission divine, celle de « sauver les enfants » et de les extraire de l’esclavage, où qu’ils soient. Le film se concentre sur ses premières actions hors des États-Unis, et en particulier en Colombie, où il remue ciel et terre pour retrouver une fillette enlevée par un réseau de trafic d’enfants. Un récit qui, sans même penser à ses sous-entendus complotistes, a déjà tout d’un film authentiquement et entièrement réactionnaire, où un héros blanc américain, une sorte de « policier abstrait » (on ne comprend jamais bien à quelle juridiction il obéit), traverse le continent pour se retrouver dans une terre lointaine et inhospitalière, habitée par des barbares et des êtres pervers et vicieux, pour y apporter la Loi virile et l’ordre civilisationnel. Difficile, par ailleurs, de ne pas lever un sourcil face au portrait que le film fait de l’entourage de Jim Ballard : une femme au foyer seule qui élève ses nombreux enfants, à qui la parole n’est donnée que pour défendre mordicus les obsessions de son mari ; quant à ses enfants, ils restent tout simplement silencieux.

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Il est vrai que les pédocriminels arrêtés par Jim Ballard ne sont pas des membres des hautes élites américaines (ils correspondent plutôt au cliché du pervers sale et miteux qui vit dans un appartement délabré), et que le film ne reprend explicitement aucune des obsessions délirantes de la mouvance QAnon – pas de sacrifices humains satanistes ni d’extraction d’adrénochrome. Mais tout l’intérêt de ce film est précisément d’être une porte d’entrée, un récit complotiste allégé de ses affirmations les plus difficiles à avaler. Sound of Freedom ressemble en de nombreux points à ces « faith based movies » américains, tant il imite esthétiquement la rhétorique culpabilisatrice et les stratégies de choc adressées aux spectateur·i·ces les plus fragiles. En résulte un entre-deux caractéristique de ces films, une sorte de mauvais goût chaste : il s’agit de montrer, si possible en ayant la main très lourde, l’horreur des monstres qui commettent ces trafics sans aller jusqu’à rendre ces films irregardables pour le public cible, c’est à dire un public plutôt conservateur (et même, plus précisément, un public féminin, c’est à dire, dans cet imaginaire conservateur, particulièrement sensible à la violence graphique). Le film se déroule donc dans une ambiance lugubre qui évoque quelques sombres thrillers des années 2000, tout en effaçant la relative ambiguïté et le soin indéniable apporté à la mise en scène des méfaits des tueurs ; un Seven où Brad Pitt serait en permanence sublime et irréprochable, toujours capable de maintenir à distance la violence du monstre qu’il traque. Les méchants, quant à eux, sont absolument unilatéraux et pervers, souvent associés à un imaginaire « queer » que le film prend le soin de sous-entendre (les « méchants » ont un accent efféminé, portent du maquillage…). Une confrontation au « mal » absolument puérile et souvent risible.

Le principe du dogwhistling du film concerne précisément les actions de son personnage principal, qui peut être vu comme une forme idéalisée des membres de la mouvance QAnon : pour traquer les pédophiles (terme qu’il emploie sans discernement alors qu’il faudrait lui préférer celui de « pédocriminel »), il doit se faire passer pour eux, se mettre quasi littéralement à leur place. Mais, bien qu’il répète plusieurs fois qu’il est « détruit intérieurement » par cette quête, aucun doute n’est permis : l’abîme le regarde en retour, mais il ne se confond jamais avec elle. Cette droiture morale est celle dont rêvent les membres de QAnon, qui, au nom de la « lutte contre la pédophilie », vont parfois jusqu’à regarder et enregistrer du contenu pédopornographique (Jim Watkins, fondateur de 8chan et personnage important du mouvement QAnon, est par exemple accusé d’avoir stocké du contenu de cette nature sur certains de ses sites internet). L’obsession devient souvent fascination, et la fascination marque souvent le moment où la notion même de critique ou d’opposition s’efface dans une simple consommation de contenu, une collection boulimique de données (ce que Ballard représente dans le film : il affirme, dans l’une des premières scènes, avoir fièrement « arrête 288 pédophiles ») ; en réalité, les personnes les plus engagées dans cette lutte absurde finissent par être les plus aveugles, les plus éloignées de ses nobles idéaux. L’essentialisation de la « protection des enfants », credo du personnage du film comme de l’alt-right américaine, est totalement paradoxale en réalité : au nom de cette « protection », l’alt-right encourage un conservatisme qui permet de conserver la chape de plomb couvrant les violences intrafamiliales (on pense par exemple aux décisions « anti-LGBT » et de « protection des enfants » de Ron DeSantis, gouverneur de Floride, qui auront vraisemblablement comme conséquence une réduction des dispositifs de protection de l’enfance). L’internaute QAnon doit clairement s’identifier au héros : Jim Ballard fait « dans la vraie vie » ce que l’internaute ferait sur les réseaux sociaux, c’est à dire utiliser les mécanismes des organisations pédocriminelles pour les détruire, appeler à la prise de conscience à tout prix, quitte à trafiquer légèrement la réalité (Jim Ballard créé un faux hôtel de luxe pédocriminel et sort petit à petit des juridictions autorisées, les internautes répandent des fausses informations et harcèlent des innocents). À ce titre, il est remarquable que le début et la fin du film soient identiques : un plan sur une petite fille qui joue, seule, assise sur son lit. Une fois le monstre sous le lit tué, le récit peut en revenir à cette « perfection » originelle – la perfection de l’enfance idéalisée, qui ne laisse aucune place aux rapports de classe, aux rapports coloniaux, aux inégalités de genre – un enfant est toujours un « enfant de Dieu », et c’est au nom de cette perfection idéale que Ballard agit. Cette même « perfection » qui est instrumentalisée par les pédocriminels.

Ce qui choque le plus directement, devant un film comme Sound of Freedom, est justement que lui aussi instrumentalise cette souffrance. Il utilise quelque chose qui existe bel et bien – la pédocriminalité, l’esclavage moderne, le trafic d’êtres humains – pour promouvoir un agenda réactionnaire, mais aussi pour en faire du divertissement. Si Sound of Freedom est si mièvre, s’il se retient de trop verser dans la violence, s’il fait de ses héros de si fervents chrétiens (à peu près tous les « bons » du film ont subi une révélation religieuse), c’est pour faire de ce film un contenu QAnon du dimanche soir, une vidéo YouTube complotiste tout public, « de 7 à 77 ans ». En cela, Sound of Freedom n’est pas seulement médiocre, il possède un pouvoir de nuisance particulier, et pourrait devenir un outil qui, à quelques transformations près, pourra être utilisé par les complotistes « bien de chez nous ». Parmi les témoignages de proches de victimes du sectarisme QAnon, un élément commun revient souvent : une bonne partie de ces internautes sont d’anciennes victimes d’abus sexuels. QAnon exploite donc leur souffrance en leur proposant de s’en « venger » en rejoignant ce que l’on peut considérer comme une e-milice d’extrême droite. Sound of Freedom est la version softcore, « bon genre » de ces contenus – il a même droit à une exploitation régulière en salle de cinéma. Cela devrait tous·tes nous inquiéter.

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Illustrations : Sound of Freedom, Alejandro Monteverde, 2023 / Captures d'écran d'une vidéo TikTok de @bleighve1112 et d'une vidéo partagée par Mel Gibson sur dfférents réseaux sociaux / Sound of Freedom / Sound of Freedom / Sound of Freedom

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