À l’image des reliefs montagneux traversés par Maria Enders (Juliette Binoche) et son assistante (Kristen Stewart) dans la partie centrale du film, Sils Maria n’est fait que de dénivelés : il veut saisir le flux du présent, celui des téléphones qui vibrent et des tablettes sur lesquelles défilent visages, nouvelles et commentaires, mais, comme si ce flux ne lui suffisait pas, il vise aussi un temps plus vaste et universel, qui le porte vers les hauteurs, là où se trouve le majestueux serpent de Maloja, là où le cinéma d’Olivier Assayas veut côtoyer celui de Terrence Malick. Par là s’explique l’impression paradoxale que laisse le film : dès qu’il s’élève, il tombe dans une solennité un peu raide et dès qu’il s’attache, au contraire, à la platitude du présent, il trouve, dans la volatilité même de ce dont il s’empare, une forme de légèreté assez plaisante.
Dans le train qui la conduit vers la Suisse, Maria Enders apprend par son assistante la mort de Wilhelm Melchior, le mentor qui l’a révélée, vingt ans plus tôt, dans un drame intitulé Maloja Snake. L’événement se dilue aussitôt dans un flux plus vaste : une séance de shooting à l’hôtel, un discours d’hommage, une conversation de travail avec un metteur en scène qui veut refaire Maloja Snake, les retrouvailles de Maria avec un vieil acteur qui a été autrefois son amant. Cette entrée en matière, où le film semble avancer à plat, impose un rythme assez étourdissant: le récit avance comme une page de profil ouverte sur un réseau social, il progresse par accumulation de notifications, de micro-événements, et tout finit par s’égaliser dans la même insignifiance, à l’image des commentaires laissés sur le net à propos de la mort de Wilhelm Melchior. Dans la vibration permanente du présent s’inscrit pourtant un drame du vieillissement : Maria Enders relance son ancien amant par une invitation très franche, mais celui-ci ne fera pas le déplacement jusqu’à sa chambre.
À Sils Maria commence un autre film, qui n’a plus grand rapport avec celui que l’on a vu précédemment. Maria a accepté de rejouer dans la pièce autrefois écrite par son mentor, mais à une autre place, son âge ne lui permettant plus d’interpréter le rôle de la jeune première. De ce drame, abondamment commenté tout au long du film, on apprend assez peu de choses, si ce n’est qu’il raconte une relation passionnelle et destructrice entre deux femmes. Sur celui-ci planent les ombres de Bergman (Persona) et de Losey (Cérémonie secrète), mais ce ne se sont que des ombres : la dramaturgie d’une relation maître-esclave – qui pourrait ressurgir à travers les rapports qu’entretiennent Maria Enders et son assistante – est mise à distance par des séances de répétition en plein air, où l’actrice s’arrête au sommet d’une montagne pour manger un sandwich avec son assistante, ou au bord d’un lac pour s’y baigner nue. On ne peut reprocher au film cette absence de drame : sur un même canevas, les derniers films de De Palma (Passion) et de Cronenberg (Maps to the stars) ont joué des partitions plus classiques, contre lesquelles Sils Maria fait le choix inverse de la dérobade. Les conflits d’ego, le narcissisme, les névroses, tout ce qui pourrait ressusciter le vieux mythe de l’actrice tel que le cinéma l’a construit du Baby Jane d’Aldrich à Mulholland drive n’intéresse pas Sils Maria, qui cherche moins la noirceur ou le cauchemar qu’une mise à plat du métier à l’aune du cinéma contemporain.
Le drame écrit par Wilhelm Melchior – qui repose donc sur des rapports de dépendance, de soumission, de dévoration entre les deux personnages féminins – semble appartenir autant au passé de Maria Enders (elle y fut autrefois jeune, conquérante) qu’à celui du cinéma : il est le moyen par lequel le film nous indique qu’une page se tourne, que Wilhelm Melchior, c’est-à-dire Assayas, n’est ni Tennessee Williams ni Harold Pinter. Le plein air des scènes de répétition prend clairement le contre-pied des décors surchargés et étouffants qui ont caractérisé l’esthétique théâtrale des deux dramaturges, aucune frustration ne remonte à la surface des laborieuses séances de travail entre Maria et son assistante. L’actrice fait parfois preuve de narcissisme, notamment lorsqu’elle demande à son assistante ce qu’elle trouve à Jo-Ann Ellis, la jeune actrice américaine qui reprend le rôle qu’elle a tenu dans le passé, mais tout finit dans un éclat de rire, comme si ces questions étaient devenues absurdes, comme si elles étaient aujourd’hui hors de propos. Leur évitement déplace considérablement le sujet du film : la pièce écrite par Wilhelm Melchior n’est pas un cadeau empoisonné fait à Maria, sa dramaturgie ne produit aucune catharsis, pas plus qu’elle ne formule la moindre thèse sur le métier de comédienne. Cette pièce semble plutôt être un moyen de faire dialoguer l’ancien et le contemporain, de confronter la haute culture (représentée par Bergman, mais aussi par Tcheckhov, cité explicitement) à celle, industrielle, des space operas cheap dont Jo-Ann Ellis est l’héroïne. Par l’attention qu’il porte à ce personnage de jeune actrice montante et la façon dont il désigne les stratégies de communication qui ont construit sa célébrité (ses dérapages filmés et postés sur Youtube), le film montre qu’il est moins travaillé par la question de faire renaître une culture dont Sils Maria serait le symbole (on sait qu’il fut un lieu de villégiature pour beaucoup d’auteurs : Proust, Thomas Mann, Cocteau), que par le désir de faire la jonction entre deux générations, deux cultures, deux formes de cinéma. C’était déjà le sujet d’Irma Vep, où une actrice venue du cinéma d’action hongkongais (Maggie Cheung) devait tourner dans un remake des Vampires de Feuillade sous la direction d’un réalisateur incarné par Jean-Pierre Léaud. Après avoir épousé des formes très classiques (Les Destinées sentimentales) et très contemporaines (Clean), le cinéma d’Assayas veut retrouver aujourd’hui cette formule hybride, et il y parvient en parodiant le space opera, antithèse fluorescente du drame écrit par Melchior, que les gens cultivés (le metteur en scène par exemple) ne se lassent pas de disséquer.
Rien n’est peut-être mieux vu, dans Sils Maria, que tout ce qui relève de l’actuel, du contemporain : l’assistante de Maria ne quittant jamais sa tablette, Jo-Ann Ellis ignorant le nom du metteur en scène de Maloja Snake dans une conférence de presse, ou commandant un thé à la camomille dans un hôtel suisse alors qu’elle a construit sa notoriété sur l’excès et le trash. Mais le film, miné par une sorte de mauvaise conscience, ou peut-être plus simplement rattrapé par l’ego de son auteur, ne peut se contenter du plat, de la surface, il veut aussi impressionner, prendre de la hauteur, il ne veut pas sacrifier Antonioni et Bergman pour les lèvres de Chloé Grace Moretz. Deux autres films viennent donc faire concurrence à celui qui veut saisir – avec humour et finesse – le présent.
Le premier se joue au bord du col de Maloja, là où fut tourné en 1924 un documentaire qui a enregistré le phénomène nuageux du « serpent de Maloja » : des images de ce film apparaissent plein cadre, avant de résonner, plus tard, avec celles qui marquent la clôture du chapitre consacré à Sils Maria. C’est un moment important parce qu’il marque la disparition du personnage de Kristen Stewart, qui sort du champ parce qu’elle ne peut plus, dans cette séquence hautement contemplative, signifier le présent. Des plans très larges tirent la géographie vers la métaphysique, ils rappellent à nous la grande culture à laquelle le film a voulu tourner le dos : la peinture romantique allemande et la pensée de Nietzsche, qui écrivait, dans La Volonté de puissance, que le monde est comme « une mer de forces agitées dont il est la propre tempête, se transformant éternellement dans un éternel va et vient […] s’affirmant lui-même, même dans cette uniformité qui demeure la même au cours des années, se bénissant lui-même parce qu’il est ce qui doit éternellement revenir [11] [11] Nietzsche, La Volonté de puissance, Le Livre de poche, traduction d’Henri Albert, pp.433-434. ». Les nuages de Sils Maria peuvent donc être vus comme des éléments qui indiquent le travail du film sur ce que Nietzsche appelait « le va et vient des formes » : se pose ici une très lourde métaphore de tout ce qui, par ailleurs, a été travaillé plus subtilement, plus légèrement. Le film s’élève vers le sublime romantique et la métaphysique, mais avec des ailes de plomb.
L’autre film est la conséquence de l’épiphanie produite par le serpent de Maloja, phénomène que Maria seule a contemplé. Un jeune réalisateur lui rend visite dans sa loge, quelques minutes avant la première représentation publique de Maloja Snake. Il vient lui présenter le projet d’un film de science-fiction se déroulant au XXIIIe siècle : s’il a choisi Maria, explique-t-il, c’est parce qu’elle est « hors du temps ». On comprend que « hors du temps » ne signifie pas intemporelle ou éternelle – le film accuse au contraire les marques du temps sur le visage de son actrice – mais hors du présent. Maria, le dernier plan le confirme, doit retrouver une place dans le présent, même si celui-ci ne lui réserve plus, en tant qu’actrice, que des rôles ingrats. A Jo-Ann Ellis, elle demande, pour une scène qu’elle juge importante, un dernier regard avant de quitter la scène, le même que celui qu’elle adressait à sa partenaire de jeu vingt ans plus tôt. Fin de non-recevoir : quand Jo-Ann Ellis quittera la scène, le personnage incarné par Maria ne sera plus qu’une « loque ».
Le drame du vieillissement esquissé au début du film fait donc retour dans le dernier plan, comme pour faire vibrer une ultime note mélancolique. Mais ni la mélancolie, ni la métaphysique ne l’auront tout à fait emporté, en dépit des hauteurs vers lesquelles le film a voulu s’élever. Ce qui l’emporte finalement, c’est le cours impassible du présent, qu’aucun drame, ni celui de Melchior, ni celui de l’actrice, n’a pu contrarier.