Sirāt, Oliver Laxe

Les déserteurs

par ,
le 24 septembre 2025

Plus d’intrigue, plus d’intime : dans Sirāt, les personnages existent comme surfaces traversées par le monde. Leur intériorité reste hors-champ : tout se joue dans leur exposition, dans la manière dont leurs corps absorbent la lumière et les ondes, se dissolvant dans un monde qui tremble. Tout se transforme en sensation et en poème, un poème dont l’énigme reste entière : jusqu’où l’humain peut-il se réduire à une vibration ?

Le film se divise en deux mouvements, qui articulent deux manières de traverser le monde et la matière. Le premier s’ouvre sur une rave au milieu des étendues désertiques marocaines, essentiellement composée de participants venus d’Europe, qui s’installe comme une enclave éphémère et dont l’énergie semble à la fois célébratoire et intrusive. Des corps dansent, des lasers strient les roches, la musique pulse. Luis (Sergi López) et son fils Esteban (Bruno Núñez Arjona) cherchent Mar, la fille aînée disparue, et traversent les lieux comme dans une odyssée minimaliste. La fête initiale a quelque chose de primitif et de futuriste à la fois, comme si les rituels technologiques de la musique électronique renouaient avec une mystique soufie : le désert comme sanctuaire, les basses comme liturgie. Les enceintes que portent les raveurs deviennent des totems, rappelant le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace. Mais cette fête n’est pas un refuge. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de mettre en scène la teuf que de la laisser exister comme décor vivant, pulsant par lui-même. Un convoi militaire interrompt la transe et escorte la foule. Luis et Esteban s’échappent alors avec deux camions de raveurs, en direction d’une seconde fête annoncée près de la Mauritanie, où ils espèrent retrouver Mar. Le récit bifurque vers un cinéma de la traversée, choisit une nouvelle ligne de fuite, mais les véhicules peinent à franchir des gués, s’enlisent dans le sable, demandent à être traînés à bout de bras. Chaque détail de la progression compte : une roue dévissée, une corde tendue, une marche ralentie. La matérialité du voyage est filmée dans sa pesanteur et son absurdité, comme si le film cherchait moins à faire avancer l’intrigue qu’à inscrire dans les gestes la lutte contre la résistance du monde. Les dialogues, rares, flottants, multilingues, renforcent ce sentiment d’errance. On parle espagnol, français, arabe, anglais. Rien ne se stabilise, les langues se frottent sans jamais se traduire totalement. Ce polyglottisme crée une texture sonore qui ajoute au vertige : chacun parle dans sa bulle, comme si les personnages ne communiquaient pas vraiment entre eux mais se laissaient porter par le flux des voix et des bruits. Le désert devient polyphonie, brouhaha indécidable, où l’humain n’est qu’une modulation parmi d’autres. Cet élan, suspendu entre émerveillement et danger latent, illustre la logique de Laxe : un élan naît, s’installe, mais se heurte toujours à des obstacles. Les raveurs, silhouettes hétéroclites, parfois maladroites, marquées par l’amputation, deviennent des figures de ce théâtre absurde – lointainement atteint par la Troisième Guerre mondiale.

Puis survient la rupture. Une mort brutale, soudaine, imprévisible. La communication autour de Sirāt insiste d’ailleurs sur la discrétion à ce sujet, comme si la mort devait être reçue dans son caractère imprononçable, sans médiation ni préparation. L’élan du récit se brise, mais au lieu d’ouvrir sur une émotion immédiate, elle s’inscrit dans la matière même du film : dans le silence qui suit, dans le sable qui retombe, dans le souffle du vent qui recouvre les cris. Elle se déploie, là encore, comme vibration. Les morts suivantes résonnent de la même manière, imposant une fatalité par à-coups, qui suspend chaque fois le mouvement et transformant le monde en gravité palpable. 

En cela, la stratégie de Laxe interroge profondément la notion d’émotion au cinéma. Dans la plupart des récits, la puissance d’un film se mesure à sa capacité à provoquer un effondrement affectif. Ici, le film suscite la sidération. La mort ne se raconte pas : elle excède et traverse la narration, irréductible à l’histoire ; un événement nu qui ne donne lieu à aucun deuil, aucune sépulture, aucun regard véritable posé sur elle. C’est sans doute là le point le plus dérangeant de l’aspect apocalyptique du film : abolir toute médiation, tout rituel, au profit d’une pure irruption, provocation frôlant la manipulation. Il n’est pas anodin que la première de ces morts survienne immédiatement après un moment de fraternisation sincère entre Luis et les teufeurs. Lui qui jusque-là demeurait méfiant semble trouver un accord, une ouverture, et c’est précisément à ce point d’équilibre fragile que la fatalité frappe. Le film donne alors à la disparition la forme d’une punition paradoxale : ce qui aurait pu constituer une réconciliation est aboli dans l’instant même où il advient. Faut-il y voir le signe d’un monde où toute communauté est impossible, où la moindre tentative de confiance est vouée à l’échec ? Ou bien un geste démiurgique plus cruel encore, qui refuse de laisser subsister le moindre espace d’apaisement ? La mort apparaît alors comme un couperet, déniant l’expérience collective au profit d’un vertige solitaire. Ne pas prévenir, ne pas narrativiser la mort, l’imposer comme choc matériel, soulève une question : s’agit-il de prendre le spectateur au sérieux, ou de l’entraîner de force dans une expérience de sidération ? Sirāt se présente comme un lâcher-prise, mais la soudaineté des disparitions agit comme une main invisible, qui impose un vertige artificiel : la sidération devient un effet de transe, moins éprouvé par les personnages que produit par le cruel dispositif, qui en absorbe toute la charge tragique. Le film reste dans une tension non résolue : trop radical dans sa négation de toute élaboration, mais pas assez dans son refus d’une psychologisation minimale, puisqu’il joue encore avec la surprise et le suspense.

On pense alors à Georges Bataille, pour qui l’expérience de la mort – ou plus exactement de sa proximité – constitue le lieu où l’homme fait l’épreuve de sa limite. Laxe semble inscrire son cinéma dans cette veine : filmer la mort non pour la raconter, mais pour l’exposer comme impossibilité. Le film cherche – un peu naïvement – à nous confronter à l’imprévisible, à l’irréversible, à cette part du monde qui échappe à toute maîtrise. Mais en même temps, cette exposition est une mise en scène : l’imprévisible est produit par un montage, par une décision esthétique. La radicalité devient un effet de style. Deleuze rappelait que le cinéma moderne naît précisément de ce genre de rupture : quand l’action n’organise plus le récit, quand l’événement surgit comme pur choc, quand l’image devient temps cristallisé. Sirāt s’inscrit dans cette lignée, mais avec une particularité : il ne cherche pas seulement à suspendre le récit mais les corps eux-mêmes, silhouettes figées, destinées à disparaître. La mort est le principe organisateur du film : elle est ce qui arrête le mouvement, ce qui dissout la danse, ce qui fait taire la polyphonie. Elle est moins un fait qu’une loi. Mais une loi qui, paradoxalement, n’est jamais pleinement intériorisée par les personnages – eux restent opaques, réduits à leur gestuelle, comme Luis lorsqu’il traverse le champ de mines les yeux fermés, dans un geste d’abandon qui n’est pas décision mais pure soumission au monde. Le monde pense à leur place. On est toutefois loin de Gerry, qui assume pleinement son abstraction et transforme la mort, par un évidement progressif du décor et des actions, en expérience de perdition, de durée et de vide.

La seconde partie de Sirāt s’ouvre comme un après. Après la fête, après l’élan, après la rupture, après l’envie première de recherche de Mar. Le monde est désormais dominé par l’immobilité. Les personnages sont comme englués dans le sable et le temps. Leur immobilité devient un destin, et cette suspension leur sera fatale. Rien ne se déploie, tout se répète ; rien ne s’attend, tout s’attend.

La musique de Kangding Ray, omniprésente, répétitive, résonne dans les falaises, s’étend sur le sable, se diffuse dans l’air. Chaque vibration souhaite modifier la perception du décor, comme si le désert entier devenait instrument – ce n’est pas sans rappeler Memoria, notamment lorsque Jade (Jade Oukid), réparant une enceinte, fait sentir à Luis les différentes vibrations possibles. Laxe filme le son comme on filme une matière en fusion : instable, mouvante, insaisissable. Cette dimension sensorielle produit une étrange inversion : les personnages n’habitent plus le désert, leurs corps sont la chair du monde – on pense notamment à ce fondu enchaîné de Luis en larmes à la montagne couverte par la nuit. Mais cet abandon est double : il ouvre une expérience de communion avec la matière tout en enfermant les personnages dans une passivité mortifère. Les danses, toujours fragiles, se brisent avant même de se déployer. Être-au-monde c’est partager la finitude. Les raveurs, étrangers au désert mais familiers de la route, n’en restent pas moins exposés à ses pièges. Leurs gestes traduisent moins une naïveté qu’une fragilité constitutive : exister, c’est toujours être menacé d’interruption – sans doute le seul geste véritablement politique du film.

La seconde partie de Sirāt cherche ainsi à déployer une expérience limite : voir des corps devenir espace, voir des gestes devenir battement. Maurice Blanchot écrivait que « l’attente n’attend rien » : c’est une expérience de suspension pure, où le temps ne mène nulle part. Le film plonge dans cet état, jusqu’à faire de l’immobilité un destin collectif. Dès les premières images, Sirāt affiche une ambition : faire du désert non pas un décor mais une expérience à la fois matérielle et mystique. Le vent, la poussière, la musique, la suspension des corps : autant de forces et d’intensités qui prétendent conduire à une vérité plus grande que celle des personnages. La lenteur, la contemplation, l’attention au souffle du monde suffisent parfois à créer une aura de profondeur. Le film semble alors chercher un au-delà : un absolu qui excèderait la narration, l’action, voire l’humain – comme ce plan large où le vent souffle sur les personnages, assis devant leur camion. Cette tentation du sublime traverse l’œuvre de Laxe, mais jusqu’où un cinéma peut-il prétendre atteindre le sacré en contournant toute intériorité humaine ? C’est ici que surgit l’ambiguïté du sublime, toujours risqué : celui de substituer l’impression de grandeur à la profondeur réelle. Les personnages ne sont pas des sujets en quête de liberté : ils sont des récepteurs passifs de beauté. Ils servent d’ancrage au regard mais ne déploient jamais une expérience humaine qui excéderait la matière. Le désert est admiré, révélé comme puissance brute, mais au risque d’éclipser ce que les corps pourraient dire de l’existence ; les visages disparaissent presque derrière la poussière et le vent, comme si l’humain devait s’effacer devant l’immensité, avant d’être finalement rappelé à la rudesse terrestre.

Sirāt, un film d'Oliver Laxe, avec Sergi López, Bruno Núñez Arjona, Richard Bellamy, Stefania Gadda...

Scénario : Santiago Fillol, Óliver Laxe / Image : Mauro Herce / Montage : Cristóbal Fernández / Musique : Kangding Ray

Durée : 1h55.

Sortie française le 10 septembre 2025.