En créole, « Tiens bon, ne faiblis pas ! » se dit « Kimbe red pa moli ! ». Ces mots deviennent le slogan des mobilisations de l’Union des travailleurs agricoles (UTA) en Guadeloupe. Fondé en 1970, ce nouveau syndicat s’oppose à la CGT-G, à la CFDT et au PCG dans le primat accordé au créole dans une perspective anti-coloniale. Le mot d’ordre se répand à l’occasion d’une grande grève des ouvriers de la canne à sucre en 1970. Alors que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la départementalisation des Antilles françaises espère donner une issue assimilationniste à la colonisation, les années 1960 et 1970 marquent un regain des revendications indépendantistes à la suite des luttes de libération. Dans ce cadre, le Groupe d’organisation nationale guadeloupéen (GONG) est créé en 1963. En 1967, son implication dans des émeutes survenues à Pointe-à-Pitre entraîne des poursuites judiciaires pour « complot contre la sûreté de l’État », procès remporté par le GONG[11] [11] Le Monde, “Le Procès de Dix-Neuf Guadeloupéens va Donner l’occasion d’un Débat Sur Les Problèmes Antillais.” en ligne. .
Réalisé en 1971 par Jean-Denis Bonan, en étroite collaboration avec Caroline Swetland-Biri et Mireille Abramovici, Kimbe red pa moli articule ces contextes métropolitains et guadeloupéens.
En Guadeloupe, la crise de la départementalisation entraîne des grèves toujours plus fortes et des soulèvements réprimées dans le sang dont le bilan humain n’est toujours pas arrêté. À Paris, Mai 68 a transformé radicalement la vie d’un certain nombre de cinéastes qui s’essaient à des expériences collectives. Jean-Denis Bonan et Mireille Abramovici, tous deux monteurs de formation, ont co-fondé l’Atelier de recherches cinématographiques (ARC) à la clinique de La Borde. En 1968, Jean-Denis Bonan met en suspens sa carrière de réalisateur et va filmer le mouvement étudiant, les grèves en usine et les violences policières avec un certain nombre d’opérateurs (Renan Pollès, Jacques Kébadian, Michel Andrieu, Jean-Michel Humeau…). Bonan réalise son propre film sur Mai 68 intitulé Le Joli mois de mai renommé récemment Le Bel émoi de mai, aidé au montage par Mireille Abramovici. L’ARC s’est dissout en 1969 mais la plupart des cinéastes qui l’ont composé continuent dans le cinéma militant. En 1971, Bonan et Abramovici sont proches de la revue maoïste Ligne rouge qui a son propre groupe cinématographique aux côtés de Jean-Pierre Thorn. En 1973, ils intègrent le groupe Cinélutte et participent activement à la réalisation de films collectifs.
Dans le cinéma militant, le sujet prime bien souvent sur la forme. En l’occurrence, le film naît la proposition faite à Bonan et Abramovici de la part de Caroline Biri de tourner un film sur les grèves en Guadeloupe. L’animation ou plutôt « les figurines » interviennent dans un second temps : les cinéastes regrettent de ne pouvoir se rendre sur l’île, faute de moyens financiers. La problématique de l’animation naît d’une question en intertitre au début du film : « Comment, quand on est cinéaste à Paris, soutenir une lutte qui se déroule en Guadeloupe ? » L’œuvre militante de Jean-Denis Bonan émane des mouvements sociaux et de la parole de ceux qui l’animent. Le travail de Jean-Denis Bonan et de l’ARC divergent des autres cinémas militants dans le primat qu’ils accordent à la figure du professionnel de cinéma qui, s’il ne cède pas la caméra aux militants, doit néanmoins rendre compte fidèlement des luttes. Ainsi, la forme privilégiée par les cinéastes militants est le documentaire d’agitation politique, genre dans lequel l’ARC a excellé. Or, le choix de l’animation décale le format documentaire vers celui de la reconstitution historique. Participative, celle-ci naît des témoignages et des voix des militants guadeloupéens vivant à Paris. Si elle reconstitue le réel, l’animation permet aussi de le modéliser, de faire correspondre le propos politique aux images fabriquées.
Au milieu de ces éléments qui indiquent une pratique cinématographique extérieure aux luttes, il faut pourtant s’attarder sur les façons dont le choix de l’animation autorise la participation de voix extérieures au processus de création. Le film de Jean-Denis Bonan intègre des éléments purement autonomes. En ce sens, le doublage des figurines en créole rend le film hybride, à cheval entre une création métropolitaine et une réception guadeloupéenne.
Traiter de certains films militants relève d’une tâche difficile. Les films ne sortent pas en salle, ne sont pas chroniqués dans la presse et ne créent pas d’archives. Dans ce cadre, spécifiquement pour un film aussi peu connu que Kimbe red pa moli, seuls les réalisateurs font office de source. Mireille Abramovici et Caroline Biri sont décédées. Le parcours de cette dernière est par ailleurs difficile à tracer. Jean-Denis Bonan en parle comme Caroline Swetland mais elle utilise le nom Biri pour signer le film. Nous avons par conséquent recueilli la parole de Jean-Denis Bonan. Pour attester de la véracité de ses propos, nous avons comparé ses dires avec les archives de l’UTA disponibles sur le site de l’UGTG et avec l’environnement intellectuel de l’époque. Nous nous appuyons également sur la vaste littérature historique sur la Guadeloupe, sa départementalisation et l’industrie de la canne à sucre.
En 1971, les ouvriers de la canne à sucre se mettent en grève. La Confédération générale du travail de Guadeloupe (CGTG) et la Confédération française démocratique du travail (CFDT) signent un accord le 4 janvier 1971 avec les chambres patronales pour engager la récolte. L’Union des travailleurs agricoles (UTA), fondée en 1970, déclare la grève le 18 janvier pour demander une revalorisation salariale, l’abrogation du mode de paiement à la canne et la fixation du prix de la tonne de canne à 67 francs. Cette grève prend place dans un double contexte. D’abord, l’historien Christian Schnakenbourg appelle cette période de l’industrie sucrière « Les vingt calamiteuses » qui signale une perte de compétitivité des entreprises de production de sucre[22] [22] Schnakenbourg, Christian. Histoire de l’industrie sucrière en Guadeloupe aux XIXe et XXe siècles: 1966-2000. Paris, France: l’Harmattan, DL 2016. p.5. . En découle une précarisation des coupeurs de canne. Ensuite, depuis la fondation du GONG, un mot d’ordre anticolonial émerge : « L’assimilationisme, stade ultime du colonialisme »[33] [33] Ibid., p.167. . La création de l’UTA trace une voie syndicale spécifiquement guadeloupéenne : substitution du français par le créole et contestation des centrales métropolitaines. En 1971, l’UTA, dépourvue de centrale, n’est pas reconnue comme interlocuteur par le pouvoir. La grève marque ainsi un moment important de structuration et de popularisation du syndicat : elle est ensuite suivie par les ouvriers du bâtiment, les lycéens et les enseignants puis par les ouvriers martiniquais. Elle conduit presque immédiatement au vote de l’abrogation du mode de paiement à la canne par le conseil général.
Caroline Swetland-Biri a tourné un film sur le procès du GONG en 1968. Celle-ci est contactée par des militants guadeloupéens pour rendre compte de la grève à Pointe-à-Pitre. Elle s’adresse aussitôt au couple Bonan-Abramovici :
«On est en fin 1970. Avec Mireille, on était devenu très amis avec une femme qui s’appelait Caroline Swetland, norvégienne, écrivain sans que l’on ne le sache et qui avait fait un film sur le GONG. Il y avait un procès très célèbre à l’époque où ils avaient été accusés de complot contre l’État et ils ont été relaxés. Ça avait fait la une du Monde. Elle était en contact avec le milieu africain et antillais. On voulait aller en Guadeloupe mais on n’avait pas un rond. Elle nous a dit qu’elle avait été contactée par des militants guadeloupéens qui auraient aimé qu’on fasse un film dessus. Elle m’a demandé si j’avais une idée. Elle avait une caméra Super 8. À l’époque, je dessinais beaucoup. Je lui ai dit qu’éventuellement on pouvait faire un film avec des figurines[44] [44] Hérody, Elias, Entretien avec Jean-Denis Bonan, à Paris, le 21 janvier 2023. .»
L’écriture du film se déroule en étroite collaboration avec les militants guadeloupéens : « Les Guadeloupéens venaient. On a élaboré une sorte de scénario à 4-5 et surtout ils sont venus faire les voix.[55] [55] Ibid. » L’écriture du film se veut fidèle à la lutte. Les tracts et les documents diffusés par les organisations guadeloupéennes, notamment l’UTA, ont servi à l’écriture. Seule Caroline Swetland-Biri connaissait les militants guadeloupéens : « Mireille et moi n’étions pas en contact avec eux.[66] [66] Hérody, Elias. Entretien avec Jean-Denis Bonan, par téléphone, le 23 avril 2023. » Après Mai 68, des liens se créent entre les cinémas militants naissants et les milieux anti-assimilationistes. Dans sa thèse, Pierre Odin note que Mai 68 a constitué un tournant dans la structuration des luttes anti-coloniales aux Antilles[77] [77] Odin, Pierre. “1 – Un Mai-68 antillais ?” In Pwofitasyon, 35–67. Sciences humaines. Paris: La Découverte, 2019. . Un certain nombre d’étudiants à Paris se familiarisent avec les luttes de libération nationale et anticoloniales. Les années 1970-1971 marquent le « retour à la terre » de ces étudiants formés à la capitale[88] [88] Ibid. p.60. . Ils contribuent à la valorisation du créole et à la dénonciation du « PC-CGT », thème commun aux luttes post-68. Nul doute qu’une entente politique se crée entre des cinéastes plutôt maoïstes et libertaires et des militants anti-assimilationistes[99] [99] Odin, Pierre. “1 – Un Mai-68 antillais ?” In Pwofitasyon, 35–67. Sciences humaines. Paris: La Découverte, 2019. .
Jean-Denis Bonan revendique le choix de l’animation. Le projet initial était de réaliser des petites « bandes-dessinées[1010] [1010] Hérody, Elias. Entretien avec Jean-Denis Bonan, par téléphone, le 23 avril 2023. » avec, sans doute, pour inspiration le dessin animé Alphabet, aujourd’hui perdu, sorti après Mai 68. Le film présentait un abécédaire en forme d’assortiment de caricatures correspondant chacune à une lettre de l’alphabet. Vient alors l’idée de confectionner des petites figurines et de les filmer dans des décors de carton-pâte :
«Au début, je voulais faire du dessin. J’en ai fait toute ma vie. Après j’ai eu l’idée de la pâte à modeler. Je ne savais même pas que c’était une technique d’animation. C’était très élémentaire. On le faisait sur notre table de cuisine[1111] [1111] Ibid. .»
Jean-Denis Bonan fabrique les marionnettes, Caroline Swetland filme et Mireille Abramovici les anime. L’animation remplit une fonction didactique : le projet est de reconstituer la lutte des travailleurs guadeloupéens. Bonan rappelle que l’urgence a présidé au choix de ce mode de réalisation spécifique : « C’est justement parce que c’était urgent qu’on a dû faire ça.[1212] [1212] Ibid. » La justification de Jean-Denis Bonan met au jour un paradoxe. L’animation signifie, dans le cinéma conventionnel, une production sur le temps long à laquelle les animateurs se dédient des années durant. Aussi le tournage donne-t-il lieu à une certaine discipline : « On n’avait pas le temps de se concerter. On faisait tout en parfaite harmonie[1313] [1313] Ibid. . »
Sur le plan formel, l’urgence rend l’animation extrêmement limitée. Rares sont les plans en stop motion. Bien souvent, un travelling ou un panoramique suffisent à rendre les personnages dynamiques. Les fumées d’usine sont de vraies fumées filmées à travers des cheminées de carton-pâte. Le peu d’animation effective tient en partie à la difficulté d’animer les figurines. Celles-ci sont sculptées en pâte à modeler et non en plasticine, pas encore accessible à l’équipe du film. L’animation en stop motion ainsi que ses techniques ne se trouvent pas dans la grille référentielle des cinéastes. Jean-Denis Bonan indique ne pas se souvenir d’avoir vu les films tchèques ou soviétiques de l’époque[1414] [1414] Ibid. . Il est probable que les figurines fonctionnent comme substitut de la captation en prise de vue réelle. Comme une reconstitution historique, l’animation permet de restituer un environnement et des événements qui n’ont pas été captés par une caméra. Si bien que l’animation se retrouve à assumer ici un rôle de complément de la réalité, en tout cas de ses images manquantes.
Paradoxe historique, le film a été produit en France sans y être montré. En consultant les revues militantes de cinéma de la période, il n’est fait mention nulle part de Kimbe red pa moli, ni dans Cinéthique, ni dans Cinémaction, ni dans les revues plus généralistes comme la revue Cinéma de la Fédération française des ciné-clubs, Positif et Les Cahiers du cinéma. Les raisons en sont diverses. Jean-Denis Bonan explique ainsi la confidentialité du film en métropole :
«Tout le monde déteste ce film. Le film n’est jamais passé en France, qu’à la Guadeloupe. Je pense que les gens de Cinélutte l’ont vu. C’était très mal reçu dans le milieu du cinéma militant. Tout ce qui pouvait apparaître comme une création était perçu comme petit bourgeois. Pour tous les films, c’était une bataille[1515] [1515] Ibid. .»
S’il ne parle pas spécifiquement des revues de cinéma, Jean-Denis Bonan décèle surtout un refus du formalisme dû au primat accordé au cinéma documentaire. Le cinéma d’agitation ou d’intervention sociale naît des luttes filmées. Pourtant les revues de cinéma précédemment citées n’adoptent pas cette attitude stricte à l’égard du cinéma militant. Il suffit de relire les éloges accordées aux expérimentations avant-gardistes du groupe Dziga Vertov dans Cinéthique pour comprendre que la plupart de ces revues ne recherchent pas uniquement, dans le cinéma militant, l’efficacité politique que lui prêtent ses créateurs. Entre des revues en quête d’avant-gardes et un cinéma militant préconisant l’intervention sociale, le film n’intéresse pas en France.
Selon Jean-Denis Bonan, le film remporte un franc succès en Guadeloupe où le film, tiré à très grande échelle, a rapidement été envoyé. Le réalisateur rapporte ne plus avoir de nouvelles du film jusqu’à un voyage dans l’île :
«Bizarrement, ce film on n’en a plus entendu parler. On l’a fait aller à la Guadeloupe. On a tiré beaucoup de copies. Des années plus tard, je vais à la Guadeloupe et je suis invité par une psychiatre de Pointe-à-Pître pour dîner. On parle et je lui explique avoir réalisé ce film. Elle me dit « C’est pas vrai. ». Elle m’amène dans une cave et il y avait des tas de copies. Elle me dit : “Tu ne peux pas savoir combien de fois ce film a été vu et revu[1616] [1616] Hérody, Elias, Entretien avec Jean-Denis Bonan, à Paris, le 21 janvier 2023. .”»
La réception de Kimbe red pa moli est difficile à mesurer. Il est néanmoins certain que les structures militantes locales, comme les syndicats, se sont servis du film comme un moyen de propagande. Jean-Denis Bonan nous dit avoir confié le film aux militants de l’UTA, une pratique très courante dans les années 1970 consistant à employer le cinéma militant comme outil de soutien pour les grèves. En outre, le film, tourné en Super 8, bénéficie d’un format de projection plutôt répandu. À propos des pratiques de diffusion du cinéma militant dans les années 1970, Sylvain Dreyer note :
Cette nouvelle pratique permet aussi de renouveler les modes d’intervention dans le champ politique. Le tournage ou la diffusion d’un film peut ainsi devenir un geste politique à part entière, avec l’idée qu’un documentaire est une forme de participation directe à la lutte : il permet en effet de catalyser les ardeurs combattantes lors du tournage, mais aussi de populariser la lutte et de la soutenir financièrement[1717] [1717] Dreyer, Sylvain, « Stratégies militantes : littérature/cinéma – France, 1960-1986 », dans Fabula- LhT, n° 2, « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », dir. Jean-Louis Jeannelle et Margaret Flinn, décembre 2006. .
En l’occurrence, Kimbe red pa moli sert de base à la narration par l’UTA puis par l’UGTG, d’un moment fondateur du syndicalisme créole en Guadeloupe. La grande grève de 1971 se dote d’un récit officiel et la circulation du film permet de légitimer l’action de ces nouveaux syndicats dans l’île.
Dans les premières secondes du film, Jean-Denis Bonan utilise des photographies en banc-titres, à l’intérieur desquelles il crée un certain dynamisme en balayant l’image ou grossissant certains détails. Cette première partie a été ajoutée a posteriori par Jean-Denis Bonan et Mireille Abramovici, ce que Jean-Denis Bonan regrette aujourd’hui : « J’ai fait le montage d’archives au début. J’ai été obligé de le remonter mais le début n’est pas bon.[1818] [1818] Hérody, Elias. Entretien avec Jean-Denis Bonan, par téléphone, le 23 avril 2023. » Cette incursion d’archives s’inscrit dans la tradition du cinéma militant héritée de la pratique des Ciné-tracts en Mai 68. Ces purs films de montage assemblant des photographies rappellent aussi les expérimentations cubaines. Ce type de cinéma d’agitation devient le symbole du film d’intervention sociale tel que Fernando Solanas en Argentine et Guy Hennebelle en France le théorisent. Cette partie détone au sein du film pour deux raisons.
De prime abord, son ajout a posteriori est vu par Jean-Denis Bonan comme une contrainte. En quelques sortes, elle dénature le régime d’image spécifique mis en place par le film. Cette contrainte naît de l’écart formel qu’opère Kimbe red pa moli. En tant que pratique, l’animation est véritablement perçue comme un « formalisme ». Fernando Solanas dit à cet égard : « Il faut insérer l’œuvre comme un fait original dans le processus de libération avant de la situer en fonction de l’art. Il faut la situer en fonction de la vie et dissoudre l’art dans la vie sociale[1919] [1919] Solanas, Fernando et Octavio Getino, « Vers un Troisième cinéma ». Image et Son : La Revue du Cinéma N°340, juin 1979. . » La genèse de Kimbe red pa moli accompagne en effet un mouvement social et se fond véritablement en son sein mais, aux yeux du cinéma militant français pour qui le film a été remonté, l’animation est viscéralement corrélée au formalisme.
Ensuite, ces photographies montées agissent comme des realia qui attesteraient de la véracité documentaire du film. Pourtant, Jean-Denis Bonan veut dévier de la pratique du cinéma direct vers une pratique plus créative : « À l’époque, on associait le cinéma militant au cinéma direct. Ce qui est en partie vrai. Les films ARC et autres sont des films de cinéma direct. Sans le vouloir, j’ai apporté cette dimension[2020] [2020] Hérody, Elias. Entretien avec Jean-Denis Bonan, par téléphone, le 23 avril 2023. . » Or Bonan se permet des moments de suspension poétique. À la fin du film, la répression de la grève et les lacrymogènes s’incarnent à travers de petits feux d’artifice. L’image alterne entre un plan d’ensemble zénithal où se répand, depuis le bas du cadre hors-champ, une fumée qui atteint les figurines de coupeurs de canne et des gros plans sur l’explosion de feux d’artifice sur fond noir. Cette sublimation des affrontements, topos acquis depuis le 10 mai 1968 et la nuit des barricades, ressemble ici à une célébration de la victoire anticipée des coupeurs de canne.
Kimbe red pa moli présente deux types de figurines. D’une part, les figurines de coupeurs de canne sont individualisées, de tailles différentes et réparties selon leurs genres. D’autre part, les policiers et, à leur tête, le préfet sont uniformisés, munis de masques à gaz et d’accoutrements guerriers. Ces figurines ressemblent bien plus à des jouets qu’à des marionnettes de stop motion. Cette dichotomie dans la représentation des acteurs sociaux permet de modéliser les conflits et la lutte des classes.
Dans La Spirale, réalisé en 1976 par Chris Marker et Armand Mattelart, les acteurs de l’une des grèves qui a conduit au coup d’État contre Salvador Allende du 11 septembre 1973 sont présentés successivement dans un décor pyramidal. Les femmes, les gremios, les étudiants et les petits patrons sont individualisés illustrant chacun leur rôle social au sein d’une stratégie mise en place depuis la pyramide. Les « représentants de l’Empire », c’est-à-dire les États-Unis, ressemblent à des diables dont la tête dessine une marotte à trois flèches. Chez Marker et Mattelart, les figurines statiques illustrent le propos de la voix over qui narre le déroulé de l’Opération Condor à tel point que les mouvements de caméra suivent les mouvements du texte. Ces images servent de complément aux archives audiovisuelles et au discours. Elles simplifient le propos.
Dans le film de Jean-Denis Bonan, l’analyse politique découle bien de la bipartition des figurines et de la dualité sculpture / caricature mais elle émane des figurines et de leur doublage. Ces aspects véhiculent moins l’idée d’une machination orchestrée par les puissances impérialistes, comme dans La Spirale, qu’une opposition entre un pouvoir autoritaire et la force émancipatrice des coupeurs de canne. Au sein de Kimbe red pa moli, prime le récit de la grève. En ce sens, les symboles se veulent moins didactiques que diégétiques. Les morceaux de sucre sont assimilés à des pavés ou des briques. Empilés au début du film, on les retrouve à la fin sur un chantier, au moment où les ouvriers en bâtiment affichent leur soutien à la grève. Le morceau de sucre devient une image unifiant les différentes luttes et, se propageant, indique la généralisation de la contestation.
Comme un théâtre de marionnettes, le film tourne en dérision ses opposants politiques. Par exemple, toute allocution du préfet se déroule dans un décor cloisonné. Au début du film, l’explication par la voix over (Jean-Denis Bonan) de la situation sociale en Guadeloupe présente successivement les acteurs de l’ordre colonial. Ceux-ci sont enfermés dans une boîte. Une ouverture et une fermeture de rideaux clôturent la séquence. Le préfet et ses sbires sont introduits comme des personnages de guignol. Le discours du préfet censé apaiser le conflit social est vu comme une supplique : dans un premier mouvement, quand le préfet lit son discours, on y adjoint progressivement des figurines de policiers, puis, s’inquiétant sur le bon déroulé de la récolte de cannes, le préfet est isolé et, à chaque coupe, se tord davantage. Le préfet et le patron sont modelés et caricaturés. La marionnette du préfet n’a pas de bouche, remplacée par huit petits trous, à la manière d’une radio portable. Avec le préfet, on tourne en dérision le discours officiel et la langue officielle. Le français déclamé par le préfet sur un ton pathétique est opposé au créole dit avec confiance par les grévistes. Après le discours, seul le patron de l’usine applaudit dans l’une des rares séquences en stop motion du film.
Ensuite, le récit oppose l’UTA aux autres syndicats. Ceux-ci sont symbolisés par deux serpents noirs. Cette prosopopée évocatrice leur refuse ainsi toute allégorie anthropomorphique et parodie le langage syndical. Une séquence montre successivement la CGT-G et la CFDT négocier avec le patron. Le premier serpent quémande une augmentation de 25% et accepte sans broncher l’augmentation de 5% tandis qu’au mur du bureau, une photographie de Georges Pompidou sur un fond tricolore incarne l’ordre colonial. Le second serpent monte progressivement sur la table du patron en réclamant un partage des revenus de la canne, minuscule en comparaison de la figurine du patron. Les syndicats métropolitains sont montrés comme des auxiliaires du patronat et de l’État, une vision que développeJean-Denis Bonan : « C’était très anti-CGT. La CGT était assez inféodée au PC. Le PC était très ambigu. C’était mieux que les socialos qui étaient simplement colonialistes. [2121] [2121] Hérody, Elias, Entretien avec Jean-Denis Bonan, à Paris, le 21 janvier 2023. » Après Mai 68, le mouvement maoïste se découpe entre la Gauche prolétarienne, qui promeut la révolution spontanée, et ceux qui encouragent le syndicalisme prolétarien et la formation d’un nouveau parti communiste. La revue Ligne rouge dont se rapprochent Jean-Denis Bonan et Mireille Abramovici participe de la deuxième obédience en condamnant la CGT et les Accords de Grenelle.
Dans Kimbe red pa moli, l’animation en stop motion se fait rare et l’équipe du film préfère utiliser d’autres procédés. Les rares séquences en stop motion se situent à la fin du film lorsque la police envahit les champs de canne à sucre. Un plan d’ensemble les montre s’avancer sur une route à l’horizontale comme des pions sur un jeu de dame. L’animation en stop motion devient l’apanage de la répression. Pour certains plans, ces phases, très longues, dépassent bien souvent trois secondes et présentent des transformations symboliques, comme lors du discours du préfet, plus que des animations mimétiques. En ce sens, les tableaux animés s’apparentent plus à des bandes-dessinées parodiques qu’à des films d’animation de stop motion. Bien souvent, le montage de gros plans en contrechamp devient le vecteur de l’animation.
Au milieu des personnages et de paysages modelés, certains éléments figurent en prise de vue réelle. Ainsi la fumée s’échappant des cheminées d’usines ou les flammes apparaissent-elles comme des fragments de réalité intégrés au décors. Progressivement, le feu devient le vecteur de libération des Guadeloupéens : dès le début du film, un drapeau tricolore s’enflamme. La flamme , très faible, s’étend d’abord au centre du drapeau de papier. Quand l’UTA est proclamé et que les travailleurs célèbrent leur victoire, le tricolore consumé laisse apparaître le drapeau guadeloupéen. C’est donc bien dans le feu, élément réel, qu’émerge figurativement la nation guadeloupéenne. Au sein du film, le stop motion s’oppose à ces fragments du réel. L’un s’apparente au pouvoir politique et économique, l’autre à la force du peuple. Une animation verticale, celle d’une main qui anime les figurines, se démarque d’une animation horizontale mue par les paroles des personnages, les regards qu’ils échangent et des éléments issus de la réalité. La différence de techniques d’animation concrétise ainsi une opposition théorique : la base contre les appareils.
Pour animer les figurines des coupeurs de canne, les cinéastes n’utilisent que les dialogues et la bande sonore. D’une part, les dialogues ont pour vertu de dynamiser le montage à travers des variations d’échelle et des contrechamps. D’autre part, la bande sonore assimile musique et créole lors de différentes scènes de liesse. Le créole est le principe directeur du film. Les amis guadeloupéens de Caroline Swetland sont enregistrés à Paris mais personne, parmi l’équipe du film, ne comprend la langue. Le créole n’est pas traduit, seulement résumé par des phrases en français. On le parle avec clarté et sérieux, opposant cette langue au français dévoyé par le pouvoir guignolesque. Les indications pour les acteurs se réduisent à peau de chagrin :
«On ne dirigeait pas vraiment les militants guadeloupéens. Il fallait que ce soit audible. Je m’en mêlais et je leur demandais d’aller doucement pour qu’on les comprenne mais je ne les dirigeais pas vraiment. Tout cela est allé très vite[2222] [2222] Hérody, Elias. Entretien avec Jean-Denis Bonan, par téléphone, le 23 avril 2023. .»
La première scène en créole se situe dans le foyer familial. Deux paysans pauvres conversent entre eux, en créole, dans un décor assombri. À la fin du film, une manifestation mêle les cris en créole et des musiques locales. Cette langue est un facteur liant, un moteur de la lutte : entre eux, les militants parlent créole mais s’adressent aux autorités en français, langue du pouvoir. Plus tard, Jean-Denis Bonan devient très proche d’Édouard Glissant à propos de qui il réalise le film Carthage, Édouard Glissant (2005). Kimbe red pa moli fait office de premier contact, pour lui, avec le créole à partir duquel Édouard Glissant forge le concept de « créolisation » :
«Au départ, le créole était pour moi une intuition. Il y avait quelque chose de culturel et d’intéressant. Au début, les créoles c’étaient les blancs. Ce sont les esclaves qui ont créé les langues à partir de mots africains dont on ne connaît pas l’origine. En Haïti, c’est du Bénin. Je prends un exemple très simple : le jazz. C’est une pure créolisation car, pour Glissant, la créolisation ce n’est pas du métissage mais c’est partir de certaines cultures pour fonder une culture nouvelle[2323] [2323] Ibid. .»
Au sein de Kimbe red pa moli, la parole anime l’image et y déploie l’autonomie d’une langue nouvelle.
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Outrepasser les règles du cinéma direct ne va pas de soi. Documenter une lutte sans la filmer, non plus. En optant pour l’animation, Jean-Denis Bonan subvertit les us et coutumes du cinéma militant pétri de prise de vue réelles, d’archives et de son direct, là où la sculpture des figurines lui permet d’exercer un art personnel et expressionniste.
Ce choix spécifique de mise en scène politique devient le lieu où peuvent s’exprimer, de loin, ces voix étrangères. La parole circulant dans Kimbe red pa moli intègre pleinement d’autres voix et la langue de la lutte : le créole, absolument extérieur à l’équipe du film, anime les figurines. Tous ces choix formels expliquent peut-être l’accueil favorable reçu en Guadeloupe par le film qui, à travers les chants, la parole et le travail mené aux côté des militants, se veut fidèle à un mouvement social inédit.