Sur le canapé #3

Curb Your Enthusiasm

par ,
le 27 janvier 2014

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Deux années séparent la fin de Seinfeld du début de Curb Your Enthusiasm. De l’une à l’autre, pourtant, se joue pour qui aurait le goût de ces distinctions le passage de la sitcom classique à la sitcom moderne. Les différences sont évidentes, à tel point que l’on peut supposer sans prendre trop de risques que Larry David, « co-créateur de Seinfeld » (1989-1998), comme il aime à se présenter, et créateur de CYE (2000-2011), dont il est également le personnage-acteur principal, a cherché à prendre systématiquement le contre-pied de la série qui l’avait rendu célèbre. New York est remplacée par Los Angeles, ville où sont d’ailleurs tournées la plupart des séries se déroulant à New York. L’appartement est remplacé par une luxueuse maison. Les ellipses assurant le passage entre deux lieux sont comblées par des trajets en voiture – voire à pieds. Ce ne pourrait être là que détails, mais la comédie s’invente dans ce changement de classe et de lieu un nouveau champ d’exploration des manières dont se nouent le social et l’urbain. Les interactions ne naissent plus de la promiscuité, avec les voisins ou colocataires qui débarquent sans prévenir, des espaces domestiques ouverts où tout communique et où chacun est toujours sous l’oeil de l’autre. Ces interactions semblent au contraire jaillir des nécessités qu’impose la vie dans un quartier résidentiel huppé – à commencer, donc, par la plus élémentaire : prendre sa voiture pour « aller en ville ». D’où, curieusement, que CYE est moins cloîtrée sur elle-même, plus ouverte à l’inattendu, la rencontre, alors même que la classe sociale des protagonistes semble les isoler davantage. Faut-il y voir le simple effet du déménagement à Los Angeles et du mode de vie automobile qui s’y est développé en même temps que la ville s’étalait interminablement entre l’océan et le désert ? En partie, seulement, car moins d’une décennie après le début de CYE, l’arpentage se fera dérive avec Louie, série éminemment new-yorkaise.

Évidence : la ville n’impose pas tant sa forme à la série que la série ne construit la ville pour son propre usage. De Los Angeles, le spectateur n’a qu’un aperçu limité – les allers-retours, bifurcations, pauses, courts-circuits ou errances y foisonnent néanmoins. C’est que, différence majeure avec la sitcom classique, CYE appartient à cette nouvelle vague de la télévision sortie dans les rues pour tourner dans des décors naturels (My Name is Earl, Louie, Girls, notamment). La ville peut donc enfin se faire scène. Elle n’est plus uniquement cette toile de fond touristique que de brefs montages interséquentiels viennent retendre derrière les palabres, ni cette pression qu’exprime le zoom sur les fenêtres des appartements habités par les protagonistes. Fini le confinement des salons, et partant, sans doute, du rôle central accordé au canapé. Seinfeld, comme Friends, étaient des séries centripètes : toutes les expériences nées des possibilités qu’offre New York n’avaient de sens qu’à pouvoir être ressaisies dans le confort et la convivialité d’un salon. Sur ce point, les deux séries se distinguaient d’ailleurs : à la conversation éventuellement trouée par un aparté, un peu à l’écart du groupe, de Friends, répondait un art de la polyphonie dans Seinfeld, chaque voix pouvant, en s’inscrivant dans le creux des autres, s’élever pour elle-même. Dans les deux cas, il y avait une virtuosité de la parole, les répliques tombant toujours à point nommé, sans piétinement ni perte. En s’ouvrant à la ville, CYE semble en même temps avoir relâché cette pression du débit constant et cette recherche permanente de l’effet comique. On y parle, beaucoup, énormément, on disserte même sans fin sur la pratique de la communication (de l’importance de signifier à qui vient d’entrer dans votre bureau « Un instant » quand on est au téléphone ; quelle est l’heure à laquelle il est encore possible de téléphoner, …). Mais, plus que la banalité des sujets abordés (cela, Seinfeld et CYE l’ont en partage), c’est la banalité même du débit, du ton et de l’adresse qui font changer la parole de régime. Peu de vannes, aucune de ces grimaces ou de ces intonations marquées par lesquelles Seinfeld se mettait dans la poche les spectateurs. Jerry Seinfeld jouait toujours pour un public, celui dont les rires saturaient la bande-son. Larry David discute. Et, alors que l’un finissait toujours en majesté sur la scène de stand up (érection de la parole-canapé), l’autre finit le plus souvent bouche bée, incapable de justifier une fois encore la situation dans laquelle il s’est peu à peu enferré.

Pour dire autrement ce que nous avions formulé au départ : de Seinfeld à CYE, la comédie de situations s’est défaite du double héritage de la scène et de la radio qui irrigue les formes les plus traditionnelles de la télévision, parmi lesquelles évidemment le talk show. Cela nous permet, dans le jeu de rebonds que vise à être cette série de textes, de préciser un propos précédent[11] [11] Voir le texte de Gabriel Bortzmeyer, “My Kingdom For a Couch“. : il n’y a point de séries classiques sans canapé. Plus qu’une pièce de mobilier agrémentant un intérieur, le canapé est la charnière centrale d’un dispositif d’exposition. Il n’a de sens qu’au regard de l’hybridité de la forme de la sitcom, synthèse de spectacle vivant et de création radiophonique – il permet de poser des voix dans un décor, de faire (presque) face à un public. En abandonnant le tournage multi-caméras de scènes jouées sur un plateau dans la continuité, la sitcom se libère des chaînes des rires enregistrés – survivance, là encore, d’un temps où, à la radio comme à la télévision, le spectacle retransmis à distance était avant tout la captation d’une performance en direct. Sans cette tyrannique ponctuation, la comédie s’arroge le droit de ne pas faire rire – ou, plutôt, intègre les temps morts ou faibles. Non que la série de Larry David soit sur ce point aussi radicale que celle de Louis C.K. : il n’est pas nécessaire de creuser très loin pour trouver sous une improvisation apparente une écriture parfaitement ciselée, capable de “boucler” un épisode d’une manière aussi nécessaire et subtile qu’improbable. Mais, si l’on avait qualifié Seinfeld et Friends de sitcoms centripètes, il est temps de définir CYE comme centrifuge. Question d’esthétique, mais aussi de politique.

CYE raconte peu de choses. Pour l’essentiel, chaque saison signe l’échec d’une nouvelle entreprise collective – échec éventuellement paradoxal, comme lorsque Larry, triomphant à Broadway dans Les Producteurs, provoque le désespoir de Mel Brooks, qui souhaitait en l’embauchant faire un four. Mais le territoire de Larry David est en-deçà de ces grands projets : rien ne le passionne plus que l’infime détail pratique (la couleur idéale pour une paire de chaussettes,…) et surtout, les règles de vie en société. Suscitant la colère d’une actrice pour l’avoir appelée Carolyn plutôt que Caroline (ou l’inverse), il confesse à Jeff, son manager : « C’est dur de toujours faire ce qui convient. Les gens sont trop susceptibles pour toutes ces petites conneries. Autant rester chez soi. A quoi bon sortir ? » Plus qu’à une affaire de susceptibilité strictement personnelle, il faut ramener ce constat à l’ensemble des règles tacites du « vivre-ensemble » – difficile, en effet, de savoir quel est le nombre de serviettes en papier, ou d’échantillons de glace, que l’on peut raisonnablement prendre pour que la société ne soit pas en péril. Plus tard, il se présentera comme quelqu’un qui « foire et répare », passant plus de temps à s’excuser que quiconque. De là la mobilité du personnage, constamment obligé de se rattraper, offensant puis s’excusant, non sans avoir essayé de rendre son point de vue audible, si ce n’est de l’imposer malgré tout. Larry est toujours en visite, toujours en déplacement. Plus qu’assis sur un canapé, il le serait dans sa voiture, mais sa position caractéristique est sans doute debout sur un seuil, ou dans un vestibule. La réplique qu’il essuie le plus souvent n’est-elle pas, de la femme de son manager comme d’autres de ses amis, « get the fuck out of my house » ? Même en jouant au bingo dans la maison de retraite où vit son père, il trouve le moyen de liguer les résidents contre lui au point que l’un d’entre eux, un kamikaze ayant survécu à la guerre, ce qui représente une insupportable contradiction pour Larry, finira par se ruer sur lui avec son fauteuil électrique en criant « banzaï ».

La singularité de CYE est bien de faire de son personnage central une figure du décentrement. Si les épisodes s’organisent sur la circulation ou la non-circulation d’un objet (éventuellement un poil pubien coincé dans la gorge), les allers et retours de Larry, le tissage progressif d’un jeu de relations a priori improbable entre tous les éléments mis en oeuvre dans un voire plusieurs épisodes, il ne faut pas y voir qu’une dramaturgie habile mais classique où tout trouve toujours sa justification, son utilité scénaristique. On ne s’en tiendrait là qu’à une ironie du sort. Or, Larry n’est pas que la victime des circonstances. Les malentendus sont légions, certes, mais ils sont tout autant le fait du hasard que de sa volonté de ne pas céder sur ce qu’il considère soit comme une règle tacite à suivre (ne pas faire Halloween si on est trop vieux et pas déguisé), soit comme une règle explicite à ne pas respecter (la visite chez le médecin ne doit pas se faire par ordre d’arrivée mais par heure de rendez-vous). Cela prend évidemment une autre ampleur lorsque dans le jeu des relations interviennent des déterminations culturelles, religieuses ou raciales. CYE explore ainsi de manière presque systématique le fonds de fantasmes, de représentations figées et d’incompréhensions mutuelles, qui structurent les rapports entre Juifs et Chrétiens, ou entre Blancs et Noirs dans la société américaine. Le génie de la série est de ne s’en tenir ni à la mauvaise conscience des Blancs, ni à la revendication d’égalité des Noirs. Bien plus, elle montre comment ces deux positions sont fondamentalement entrelacées, et conditionnent la dynamique des relations. Ainsi de ce moment où Larry appuie sur le bouton de fermeture électronique de sa voiture au moment où il croise un Noir. Hasard, geste conscient ou inconscient ? Pour l’amie noire de sa femme, présente sur le parking, rien n’est plus clair. Le fait de croiser un Noir lui a rappelé que sa voiture pouvait être volée. Larry, évidemment, s’en défend. Au final, pourtant, peu importe qui a raison – quelque chose de plus important se fait jour : la race n’est pas un point neutre dans les rapports sociaux, quelque chose qu’il ne faudrait pas prendre en compte dans leur étude ou leur représentation sous prétexte que l’on tomberait alors dans le racisme. Il n’est évidemment pas question de parler d’une nature biologique qui déterminerait le destin d’un groupe humain, mais des effets culturels de racialisation par lesquels un individu est défini et se définit comme Blanc ou Noir. Comme la classe et le genre, la race est un des éléments du jeu social. Un fardeau, et un joker. Peu après, l’amie de sa femme reprochera à Larry de ne pas avoir spécifié qu’elle était noire lorsqu’il a donné un de ses scénarios à lire à un producteur.

Lorsque se rejouera, à un coin de rue, le conflit israélo-palestinien, Larry connaîtra un autre dilemme. Doit-il privilégier son désir et suivre cette Palestinienne qui couche d’autant plus ardemment avec lui qu’elle veut « chasser le Juif en lui », ou doit-il répondre à l’appel de sa communauté de naissance ? Incapable de choisir, il grimace au milieu des deux groupes hurlant leurs revendications. D’un point de vue de l’écriture, Larry est comme l’aiguille qui, liant les fils les uns aux autres, ne fait pas pour autant partie de la broderie elle-même. D’un point de vue politique, il est toujours cet autre qui résiste à l’incorporation qui le ferait disparaître comme sujet. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il finisse divorcé, et contraint de s’exiler en France. Ce refus de l’incorporation ne le rend pas pour autant aimable. Plus souvent qu’à son tour, il apparaît égoïste, manipulateur, inconséquent, presque incapable d’empathie. Ce faisant, il repose, dans un genre qui se construit sur l’identification et l’entre-soi, la question des liens entre individu et communauté, sujet et tradition, avec une acuité sans équivalent. Et, arrachant la sitcom à son canapé, il lui offre le monde.