Dans l’après-midi frappé d’une sorte de permanence antique filmé par Albert Serra, le torero Andrés Roca Rey est moins « solitaire », comme le voudrait le titre du film, qu’il ne crée autour de lui le vide nécessaire à l’oubli du reste du monde. Le cadrage du cinéaste, presque toujours serré en deçà du plan moyen, ne laisse jamais apparaître l’intégralité de l’arène. Il fait immédiatement penser au pinceau lumineux d’un projecteur de cirque ou de théâtre. Ou peut-être au projet de Philippe Parreno et Douglas Gordon de filmer à hauteur d’homme les quatre-vingt-dix minutes de la performance d’un footballeur (Zidane, un portrait du XXIème siècle, 2006). Mais quand les deux artistes montaient les gros plans d’un match unique pour témoigner de la banalité d’un sport surtout plein de ses temps morts, Serra use de l’encerclement du cadre pour faire du matador un metteur en scène maître en son royaume.
À la croisée du danseur-étoile, dont il partage la ligne élancée et les traits juvéniles, et d’un gladiateur de carnaval tout en mines et en grimaces, le maestro Roca Rey est seul souverain d’un spectacle que le cinéaste lui délègue volontiers, comme il l’avait fait précédemment au monarque joué par Jean-Pierre Léaud dans La Mort de Louis XIV ou, de manière plus ironique encore, au roitelet incarné par Benoît Magimel dans Pacifiction. De sorte qu’hormis un prologue consacré au taureau – nocturne, écumant, frontal : reprise assumée de l’âne de Robert Bresson ou de celui de Jerzy Skolimowski, qui fait du mutisme de l’animal bientôt sacrifié en boucle dans l’arène une figure du mystère éternel de la tauromachie –, pas un seul plan ne semble manquer à l’exaltation du geste du tueur magnifique. L’afición, du nom de cette passion qui éprend les enthousiastes de la corrida, serait-elle trop forte pour faire du film, pourtant documentaire revendiqué au contraire des deux précédents, autre chose qu’une fiction au service du matador et de l’expérience transcendante de la mise à mort ?
Pour qui ne serait pas aussi aficionado que cinéphile, Tardes de Soledad peut en effet donner l’impression de pénétrer les arcanes d’une société secrète, quelque part à mi-chemin entre Acéphale, ce groupe occulte rassemblé autour de Georges Bataille dans le but de doter le Collège de Sociologie nouvellement fondé d’un pendant ésotérique, et un vestiaire de club de foot. Tout y est signe, œillade, jauge. Entre l’homme et la bête ; entre la cuadrilla (l’équipe des toreros) et un public tantôt jugé pas assez laudateur, tantôt trop philistin ; entre le matador et la caméra enfin, notamment dans ces longues scènes en van où le protagoniste mutique semble encore défier son reflet dans la caméra frontale, quelques minutes seulement après avoir croisé le dernier regard du taureau. Tout, dans le dispositif cinématographique, démontrerait que l’arène est le dernier lieu où la vérité peut encore se mettre en drame. Et de fait, dans les entretiens autour du projet, Serra n’a eu de cesse de diriger son public vers cette grille de lecture métaphysique, et de rattacher le formalisme de son approche à l’élucidation anthropologique du sacré de l’auteur de L’érotisme. De sorte que la lecture s’est imposée, au point d’écraser toutes les autres.
Il est cependant possible de voir une autre ligne parcourir Tardes de Soledad, quoique l’auteur s’en défendrait sans doute. L’accumulation tout au long du film de « petits faits signifiants », comme saisis au vol, pourrait peut-être aussi le rapprocher, curieusement, de la sociologie filmique d’un Wiseman. La dernière phrase du générique, dans laquelle Serra affirme ne faire que « refléter » une pratique culturelle dont il n’est pas l’instigateur, semble d’ailleurs rappeler le credo du cinéaste étasunien : faire que l’on trouve une prise pour la critique comme pour la défense des pratiques sociales dont le film témoigne. On peut y voir une protection facile de son indépendance artistique, devant un objet aussi sensible que l’est la corrida. Mais c’est peut-être à cette aune de la technique documentaire (dont Serra reprend le fil interrompu dans sa filmographie après Le Seigneur a fait pour moi des merveilles, en 2011), plutôt qu’à l’inspiration de Michel Leiris, de George Bataille ou de Pierre Klossowski trop facilement remarquée dans le film, qu’on pourra jauger de sa réussite. Dans sa propre enquête sur les sources du mystère, Bataille n’avait-il pas lui-même nommé sa première revue Documents ?
De fait, ce n’est qu’au moment du montage que Serra a choisi de presqu’entièrement évacuer le hors-scène. Les longues séquences sur le sable, cycliques, sans repères temporels, ne sont que rarement entrecoupées de séquences tournées dans le van qui conduit la cuadrilla à l’hôtel après la représentation. Cet espace, si exigu qu’il a probablement obligé Serra à s’absenter du tournage, renforce encore la mainmise de Roca sur le dispositif. Dans le montage final, une seule séquence déroge à ce rythme hypnotique, et laisse imaginer ce qu’un film moins fasciné aurait pu être. Cette séquence est sans doute la plus réussie, car celle où le matador semble le plus fragile, presque poupin : Roca Rey revêt un costume de scène si étriqué qu’il doit être soulevé de terre par son ami-assistant pour que le collant épouse au mieux ses formes d’Adonis. Ces rares incursions dans l’intimité du torero apparaissent cependant tellement factices qu’elles ne peuvent qu’être soigneusement contrôlées par l’entourage de cette star internationale. Aussitôt après la merveille de la mise en costume, l’attente de l’ascenseur, suivie d’un raccord à l’intérieur de la cabine laisse par exemple sentir l’écriture de la séquence plutôt qu’une véritable filature documentaire.
Ce n’est que par l’ingénieux montage sonore que le hors-champ de l’arène nous est réellement accessible. Grâce à une foule de micros placés sur les nombreux acteurs du spectacle, le réalisateur compose un discours fragmentaire venant doubler la splendeur de l’image. En suivant les exclamations des connaisseurs de cette tradition séculaire, on y découvre en effet à petites touches le système de valeurs de cette caste féodale, survivant bon gré mal gré au milieu d’une modernité que le film s’efforce de tenir à distance (à l’exception de l’apparition fugace de smartphones dans le champ, rien ne trahit que ce film ait été tourné dans les années 2020 davantage que dans les années 1950). Ce public, qui glorifie la fougue et l’audace virile, n’a de mot assez fort pour exalter la « vérité » de la tauromachie – vérité qui veut qu’un homme mette à mort et affronte la sienne « tous les après-midi », selon la formule qu’avait trouvée André Bazin dans un texte célèbre, nommé d’après Hemingway, à propos de La Course de taureaux (1951) de Pierre et Myriam Braunberger.
On se souvient que pour Bazin, toujours particulièrement sensible à ce que l’animal fait au montage (le cheval de Crin-Blanc de Lamorisse dans son texte classique sur « Montage interdit », l’alligator de Louisana Story de Flaherty…), c’était le talent de la monteuse Myriam Braunberger qui avait réussi à faire de la course de taureau une réussite visuelle pure, qui rapprochait le film de la « caméra-stylo » vantée par Astruc quelques années auparavant. C’était par là, comme souvent chez Bazin, l’occasion de faire entrer en cinéma les bénéfices d’un spectacle qui l’avait précédé, pour mieux s’en emparer au nom d’un cinématisme décrété a posteriori : pour l’auteur des Cahiers, c’est bien sur l’écran, et non dans l’arène, que le taureau – et le torero malchanceux du film des Braunberger – meurent tous les après-midis[11] [11] « …la représentation sur l’écran de la mise à mort d’un taureau (qui suppose le risque de mort de l’homme) est dans son principe aussi émouvante que le spectacle de l’instant réel qu’il reproduit. En un certain sens, même, plus émouvante car elle multiplie la qualité du moment originel par le contraste de sa répétition. II lui confère une solennité supplémentaire. » Cahiers du cinéma, n°7, décembre 1961, p. 65. ).
Or, chez Serra, c’est par le montage du son, surtout de voix hors-champ (dont la simultanéité avec l’action vue est alors invérifiable), que le film peut se réserver une place propre à l’essai, et composer un contrepoint. C’est par exemple dans les mots de l’équipe qui entoure Roca Rey que l’on apprend que la tribune royale devant laquelle il performe est laissée vide. L’indice, qui pourrait sembler dérisoire, signale peut-être discrètement (Serra déteste l’explicite) le caractère consubstantiel de la corrida et de la monarchie, et la convention chevaleresque sur laquelle celle-ci repose, par laquelle l’honneur de l’arène compensait la disette des champs de bataille. À d’autres moments, au gré des commentaires élogieux et exaltés des peones qui doublent en permanence le matador mutique, on y apprend à connaître les termes d’un sens artistique hautement raffiné par les générations de toreros : l’éloge de la lenteur exaspérée du geste faisant passer la bête sous la muleta, et même la passion quasi cinématographique qu’a le picador pour la manière de toréer « au ralenti » de Roca Rey. À ces considérations esthètes se mêlent souvent, dans la même conversation, l’extrême trivialité du discours de vestiaire : l’appréciation de la taille des gonades de l’artiste étant régulièrement utilisée comme jauge de la qualité formelle de la « passe ».
La flatterie de l’attribut contient et résume la totalité des interactions de Roca Rey et sa cuadrilla. Par sa répétition maladive, pourtant, le signe de la vantardise finit par s’inverser. Derrière l’assurance affichée perce alors la fragilité essentielle qui grève le système de valeurs de la tauromachie : y’aurait-il tant besoin d’en vanter la taille, si la fonction était sauve ?Cette virilité exacerbée, propre à un âge des héros dont ne subsistent aujourd’hui que quelques survivances, constitue sans doute le fond du long-métrage, et probablement l’un des enjeux essentiels du cinéma de Serra. Qu’elle y soit dépeinte dans une forme d’excès ridicule n’enlève rien à la tendresse avec laquelle le cinéaste filme la camaraderie homoérotique entre les membres de la cuadrilla. Elle n’ôte rien non plus à leur grandeur. C’est en cela sans doute qu’il peut être rapproché des anthropologues modernistes : rien ne le fascine autant que l’excavation d’un fétiche qui, bon an mal an, brille encore. Son attachement à la manifestation de défi devant la mort – et avec elle, celle de toute la corrida qui vit ses derniers feux – fait sans doute d’Albert Serra un des derniers irréductibles modernes à l’époque de la postmodernité triomphante.