Teddy, Ludovic et Zoran Boukherma

Fêlure dans le genre

par ,
le 7 juillet 2021

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Comme le récent La Nuée, Teddy est produit par The Jokers Films, et se caractérise par un mélange entre l’horreur et le naturalisme social. Les deux films ont en commun de tourner la violence graphique d’abord et avant tout sur le corps de leurs personnages principaux. Les scènes parmi les plus réussies et les plus marquantes de La Nuée sont sans doute celles qui voient Virginie donner sa chair en pâture à ses sauterelles. La rencontre entre le genre et le politique fonctionne alors réellement : les gros plans sur le bras mutilé de l’agricultrice illustre graphiquement la précarité du travail et l’urgence de réussir qui la pressent, le gore frontal vaut pour la violence invisible de la condition paysanne.

De la même façon, dans Teddy, les dévorations et autres transformations restent presque toutes hors-champ, et ce sont les scènes où l’adolescent scrute dans son miroir les changements que la morsure provoque dans son corps qui s’avèrent les plus dérangeantes visuellement. Le voir s’épiler les yeux ou se raser la langue, dans un remake de The Big Shave (Martin Scorsese, 1967), évoque toute l’étrangeté de la puberté, et la stupéfaction occasionnée par la perte de contrôle sur son propre corps.

Les personnages ont aussi en commun de vivre dans une grande souffrance sociale. La fille de Virginie est moquée par ses camarades de lycée pour le travail de sa mère (et la mort de son père). Teddy, lui, est intérimaire dans un salon de massage, où il masse les corps et les pieds des clients. C’est lui aussi qui nettoie la merde, passe la serpillère et débouche les chiottes, sans oublier, comme le rappelle sa patronne, de témoigner sa « gratitude ». Agressé sexuellement par celle-ci, il lui répondra : « tu te crois en 2016 », rappelant que la domination de genre se redouble bien souvent d’une domination de classe. Alors qu’il épile à la cire les jambes d’un garçon de son âge bizuté par ses amis, ces derniers insistent pour qu’il lui fasse « la raie du cul ». Teddy refuse, mais on lui tend alors un billet, qui traverse en gros plan le cadre vers son visage, en écho à la pince à épiler ou au rasoir : la violence symbolique s’avère ici autrement plus brutale que la violence graphique.

Ce lien entre horreur et naturalisme était déjà en germe dans la référence littéraire du film, La Bête humaine de Zola. Au bord de la piscine de Rebecca, sa petite amie, Teddy l’écoute lui en lire un extrait, évoquant les pulsions criminelles qui tiraillent Jacques Lantier. Comme Lantier, le garçon porte le poids de son héritage familial : « Les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois. » Le film s’ouvre une une séquence très drôle, où le jeune héros perturbe un hommage aux soldats du village morts durant la Seconde Guerre, en s’emportant sur l’orthographe du nom d’un grand-père qui n’est finalement pas le sien : pas de « mort pour la France » chez les Pruvost, les idiots du village qui pourraient bien « finir au bûcher ». En gardant hors-champ la morsure et les transformations de son héros, le film ne tranche d’ailleurs pas : sa folie meurtrière est-elle liée au loup ou à une « fêlure héréditaire » identique à celle du héros zolien ?

Toujours est-il que cet atavisme familial exclut le jeune homme de la communauté. À deux reprises, le film le met en scène face à une cérémonie où il est très explicitement maintenu à l’écart : la commémoration du 8 mai par les notables de la ville, donc, mais aussi la fête de fin du lycée, où il est invité par Rebecca, dont les camarades, enfants de ces mêmes notables, se voient déjà médecin, magistrat ou ministre. Son idylle avec la jeune fille ne résistera pas à leur différence de classes, elle qui partira faire de longues études quand lui n’a pas fait le collège. Sans histoire, sans avenir, il ne lui reste que ces instants de pur présent pour arracher du bonheur au monde : dans ses moments tendres avec Rebecca d’abord, vraies bulles d’humour et de complicité ; et puis, comme il le confie à son oncle Pépin, dans ces nuits d’oubli où, comme Lantier, « il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée ».

Symboliquement, le massacre final aura lieu lors d’un loto, sous une banderole confectionnée par Rebecca, annonçant « l’avenir » des jeunes lycéens. Alors que la conclusion de La Nuée tendait à diluer ses enjeux dans un incendie meurtrier aussi spectaculaire qu’inutile, resserrant son suspense sur le sauvetage de la mère et de la fille, après avoir liquidé sans raison les personnages secondaires, l’acmé de Teddy prend la forme d’une vengeance de classe, certes attendue, mais néanmoins tragique. La beauté de cette conclusion tient en un double mouvement : de retour chez lui après le carnage, le loup redevenu homme prend un dernier petit-déjeuner avec son oncle et sa tante, avant l’arrivée de la police et de la meute des villageois. Et, faute d’avoir pu le sauver, c’est Pépin qui l’abattra d’un coup de fusil, tant par responsabilité morale que par amour filial, témoignant ainsi du sens du sacrifice et de la grandeur d’âme de ceux que l’on vouait aux gémonies. Se clôturant sur le visage de Rebecca, le film signe ainsi la victoire de Teddy Pruvost sur Jacques Lantier : alors que le descendant des Rougon perd la raison devant la gorge ou les jambes d’une femme pour ne plus devenir qu’une bête, Teddy, lui, a su résister à ses pulsions et à son sang, et tout en devenant une bête, restait au fond plus humain que la plupart des hommes.

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Teddy, un film de Ludovic et Zoran Boukherma, avec Anthony Bajon, Christine Gautier, Ludovic Torrent, Noémie Lvovsky, Guillaume Mattera...

Scénario et Montage : Ludovic et Zoran Boukherma / Photographie : Augustin Barbaroux / Montage : Musique : Amaury Chabauty

Durée : 88 minutes

Sortie : 30 juin 2021.