The Brutalist, Brady Corbet

Histoires d'Amérique

par ,
le 12 mars 2025

« Non, il s’agit d’un souvenir d’enfance juive, il s’agit du jour où j’eus dix ans. Antisémites, préparez-vous à savourer le malheur d’un petit enfant, vous qui mourrez bientôt et que votre agonie si proche n’empêche pas de haïr. Ô rictus faussement souriants de mes juives douleurs. Ô tristesse de cet homme dans la glace que je regarde. »

Albert Cohen, Ô vous frères humains, Gallimard, 1972

La critique de cinéma se réduit-elle désormais au simple commentaire de la campagne publicitaire d’un film ? Si quelques médias se font pourvoyeurs officiels d’adjectifs dithyrambiques pour affiches et bandes-annonces, je m’étonne de l’angle unanimement choisi pour traiter The Brutalist de Brady Corbet par la critique. Pour beaucoup, l’enjeu serait de discuter si oui ou non ce film relèverait du chef d’œuvre, étant entendu que non – quel hybris ! C’est le seul angle qui intéresse la presse cinématographique et dont le pinacle pourrait être Trois Couleurs et son dossier « Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? ». Faut-il d’ailleurs préciser qu’un film n’est pas un chef d’œuvre à chaque fois qu’une campagne de promotion use d’hyperboles pour qualifier son poulain comme si notre marge de manœuvre ne se situait plus que là, dans le peu d’informations que nous accordent les distributeurs internationaux ? Cela expliquerait le malaise auquel ont fait face nombre de collègues lorsqu’il s’agissait d’écrire sur Megalopolis, autre film architectural venu d’Amérique.

Le statut de The Brutalist s’appuie sur la grandiloquence d’un film qui ressuscite une technique désuète – la Vista Vision, format 35mm créé en 1954 où l’image défile horizontalement et non verticalement comme une pellicule classique – et qui veut visiblement renouer avec la tradition du film romanesque et historique – style Géant, style Autant en emporte le vent, style Il était une fois en Amérique – dont il reprend une figure commune : l’entr’acte. Par ailleurs, c’est précisément vers là que s’oriente la polémique sur l’intelligence artificielle qui, outre-Atlantique, nuit à la campagne du Lion d’argent aux Oscars. Le film, produit à petit budget (10 millions de dollars) a eu recours à ces technologies pour imaginer les designs de l’architecte de fiction László Toth. Si The Brutalist a l’aura du « chef d’œuvre » à descendre de son piédestal, c’est qu’il y ressemble. Nul doute qu’il y a là une forme de complaisance du réalisateur à l’égard de ce style. Mais, récit d’une confrontation entre une avant-garde moderniste européenne et le conformisme « WASP » américain, The Brutalist s’exprime dans un langage cinématographique hollywoodien, classique par essence, c’est-à-dire dans la langue de l’ennemi. Cette contradiction, si peu évoquée, présage d’un leurre qu’il convient de déjouer : le style du film – sa révérence envers le cinéma hollywoodien – est l’une des différentes figures qu’utilise Brady Corbet pour évoquer l’aliénation de László Toth et de sa famille, Juifs européens confrontés au conformisme chrétien américain.

L’épilogue du film a été l’objet de nombreuses réserves. Lors de la première Biennale d’architecture de Venise, une rétrospective est consacrée à László Toth, héros du film. L’intrigue est alors revue par la présentation de sa nièce, Zsófia, jouée par Ariane Labed, de l’œuvre de son oncle. On y apprend que le centre culturel polyvalent, commandé par Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), évoquait le camp de concentration de Buchenwald dans lequel László a été déporté et que l’œuvre de ce dernier n’a cessé de se référer à la Shoah. Cela rejoint une réplique dite par László plus tôt dans le film : son architecture est une violence faite à un environnement hostile et antisémite, c’est-à-dire une offensive contre sa persécution. Cette explication, dénoncée pour sa redondance avec le propos du film, contient pourtant sa part de lacunes, ne serait-ce que parce qu’encore une fois on parle à la place de László, grabataire mutique relégué à l’arrière-plan. Mais, surtout, elle relègue au second plan les longues années que l’architecte a passées aux États-Unis, principal enjeu problématique du film.

Le film laisse László à New York avant cette ellipse de près de vingt ans. Zsófia a choisi de faire son alya, c’est-à-dire d’immigrer en Israël, et Erzébet, la femme de l’architecte, espère le convaincre de faire de même. Quand il arrive aux États-Unis, au prologue, dans la cale d’un bateau, un travelling sur steady-cam filme l’architecte au milieu de Juifs en costume traditionnel. Noyé dans une lumière chaude, ce plan évoque directement les trains de la mort, image désamorcée par le plan suivant où László sort sur le pont et aperçoit la Statue de la Liberté qu’une caméra libre filme à l’envers. Tout au long de The Brutalist, on sent sourdre un phénomène d’inversion, comme une subversion au sein de sa facture hollywoodienne classique. Les symboles renversés en sont une figure récurrente : non seulement la Statue de la Liberté mais aussi, à la fin, la croix de la chapelle du centre polyvalent pendant que la famille Van Buren recherche le père, Harrison. On pense soit à ce drapeau africain-américain inversé à la fin de Blackkklansman (2018) de Spike Lee, appel à l’aide d’une communauté racisée contre le fascisme, soit à la dernière image laissée par Benito Mussolini, son corps et celui de son épouse lapidés, suspendus par les pieds à un croc de boucher. Entrer aux États-Unis pourrait s’apparenter, pour László, à une réédition des persécutions qu’il a subies en Europe. Cette croix et cette Statue de la Liberté inversées présagent d’une opposition aux mythes de l’Amérique qui justifient dans ce film une suprématie blanche – voire une préfiguration du nationalisme chrétien contemporain.

Comme sa partition, signée Daniel Blumberg, The Brutalist mêle un mode majeur et un mode mineur. Les cuivres retentissant lors de l’apparition de la Statue de la Liberté sont faits d’accords grandioses dont l’harmonie recherchée est rompue par des violons lancinants et atonaux ainsi que des accords mineurs, plus nuancés, aussi joués aux cuivres. Ces dissonances perpétuelles se retrouvent dans certains leviers stylistiques qu’actionne Brady Corbet, qui ne verse jamais dans le pastiche d’un cinéma d’avant-garde mais nuance par touches la cohérence esthétique de son film. Par exemple, les cadres fixes et millimétrés s’opposent à une caméra aux mouvements erratiques. À ces dissonances visuelles sporadiques, s’additionne principalement la quantité d’oppositions symboliques et thématiques structurantes : brique vs. béton, église vs. synagogue. De ce fait, le mode majeur du film, sa volonté de grandiose, rejoint une forme d’académisme, de solution de facilité comme ces accords claironnants. Cet académisme est non seulement confronté au style architectural « brutaliste » de l’architecte mais il constitue une idéologie, la justification d’un pouvoir, que le récit s’évertue à retranscrire dans l’un de ses penchants les moins représentés : l’antisémitisme.

Peu de films américains ont pris au sérieux la question de l’antisémitisme aux États-Unis sauf peut-être The Fabelmans (2023) où Steven Spielberg relisait avec amertume sa propre œuvre. En arrivant en Californie, le jeune Sam réalise un film à la gloire de ses bullies qui met en scène leur corps aryens avec la même fascination qu’Olympia de Leni Riefenstahl sur une plage qui, elle, rappelle immédiatement Jaws. On y revoit les plages californiennes du blockbuster de Spielberg sous un autre angle, celui d’un cinéaste qui s’est aliéné à magnifier ses tortionnaires. Le langage cinématographique classique (dont Sam et Steven sont si passionnés) y apparaît comme une subordination du cinéaste juif aux attendus d’un public antisémite. De même, la relation de mécénat qui lie László et Harrison se fonde sur la spoliation, voire la vampirisation, de la judéité de l’un au profit de la chrétienté de l’autre. Le centre polyvalent, initialement prévu pour accueillir des structures laïques, se charge d’une commande supplémentaire venue d’un conseil des notables locaux : une chapelle censée être le cœur vivant de l’édifice et dont l’emplacement agace László. Par la suite, on colle à l’architecte un collaborateur dont l’objectif est de le brider économiquement et que le brutaliste humilie publiquement afin de s’en débarrasser. Rappelons qu’encore aujourd’hui le brutalisme est conspué outre-Atlantique et que le président Trump a fait de la lutte contre ce style architectural un de ces chevaux de bataille dans la guerre culturelle [11] [11] Voir cet article du New York Times. .

Cette aliénation se déploie non seulement sur le plan artistique mais concerne tous les aspects de la vie de László et sa famille. Éloigné de sa femme Erzsébet et de sa nièce Zsófia pendant près de dix ans, László les retrouve grâce à l’aide et la bonté de l’avocat de la famille Van Buren. Dans la première partie du film, les Van Buren se montrent généreux et accueillants envers l’architecte. Mais cette générosité s’estompe lorsqu’arrive Erzsébet. Plus précisément, l’arrivée d’Erzsébet permet de requalifier le rapport que Harrison entretient avec son protégé. Lorsque l’épouse s’introduit, tout l’entourage des Van Buren est saisi par son accent anglais irréprochable, étonné qu’elle ait même pu être journaliste influente et habiter en Angleterre, comme si l’assistance qu’ils leur procurent supposait qu’ils leurs soient inférieurs. Par ailleurs, le regard porté sur Harrison et sa famille met en exergue une pensée creuse, inculte, basée sur des lubies. Sans consistance, Van Buren incarne un conformisme, véhiculant un discours prémâché et une pensée toute faite. Cette satire d’une aristocratie américaine, habitant dans des manoirs anglais de carton-pâte, va de pair avec une forme de prédation.

C’est d’abord Zsófia qui en est victime, abusée en hors-champ par l’arrogant fils Van Buren. Puis, dans une séquence italienne glaçante, László. Tournée dans des carrières du nord de l’Italie où l’architecte et le philanthrope veulent acquérir du marbre, cette scène marque une confrontation entre le millionnaire américain et une sous-culture underground et antifasciste italienne. László l’introduit en effet à un marbrier italien, sorte de figure pastorale anarchiste qui a fait de sa carrière un bastion de résistance au régime mussolinien. Dans la carrière, chargée de l’histoire architecturale italienne (et romaine), une fête a lieu, lors de laquelle László s’enivre. Dans un état second, l’architecte est raccompagné par son mécène qui finit par le violer. Filmée à distance, en plan fixe, la froide scène détonne au sein de la mise en scène cohérente de Brady Corbet. À deux reprises, l’accueil des Van Buren prend ainsi l’aspect d’une violence sexuelle, abus auquel s’ajoute la relation ambiguë qu’Harrison entretient avec Erzsébet. Ces agressions sont une conséquence de l’antisémitisme et, plus généralement de l’hypocrisie de l’assistance qui se perçoit comme une mise à disposition des invités, de leur corps et de leur esprit, au service de cette famille et, lorsque cette violence sexuelle est contestée par Erzsébet à la fin du film, elle devient pure brutalité physique : les Van Buren la bastonnent lorsqu’elle met Harrison face à son crime. The Brutalist a pour décor la Pennsylvanie, état de l’Est des États-Unis dans lequel a eu lieu un massacre, en 2018, à Pittsburgh, où un membre du Ku Klux Klan a ouvert le feu dans une synagogue, assassinant onze personnes [22] [22] Voir l’ouvrage de Pierre Birnbaum dédié à l’antisémitisme aux États-Unis : Birnbaum, Pierre, Les larmes de l’Histoire : De Kichinev à Pittsburgh, Paris, Gallimard, « NRF Essais », (2022). Ce que décrit le film, c’est une Amérique suprématiste et nul doute que son cadre renvoie à l’actualité.

Maintenant, cette spoliation, rattachée intrinsèquement à une vision de l’artiste comme démiurge, pourrait poser problème non seulement en tant que conception tronquée de l’architecture mais aussi parce qu’elle relègue les autres personnages, en l’occurrence féminins, au second plan. Parfois, László a des airs de Solal, le diplomate d’Albert Cohen, celui de Solal, de Mangeclous et de Belle du seigneur qui, malgré sa réussite dans la méritocratie française, cache sa famille juive thessalonique dans sa cave. Ce héros de roman, symbole d’un Jew is beautiful, figure magnifique d’une judéité opposée à des goyim ridicules, a son pendant malsain, celui d’une violence larvée, nourrie par la haine qu’il subit. László est aveugle aux violences dont est victime Zsófia, incapable de s’occuper des crises de douleur de sa femme et se coupe de ses amis. Dans The Brutalist, cette forme d’hyper-masculinité, excessive par ses aspects glorieux comme scabreux, s’accélère au fur à mesure qu’augmente la tension entre László et Harrison, tension à laquelle s’additionne une sorte de compétition viriliste entre eux deux.

Si le personnage d’Adrien Brody a la même tendance autodestructrice, les mêmes accès de colère – concernant principalement son grand œuvre – que le personnage de Cohen, il diffère de Solal parce qu’il fréquente des milieux plus interlopes, habitué des clubs de jazz et héroïnomane. Cela se traduit par une caméra portée et libre, accompagnant l’atmosphère capiteuse des soirées sous opiacés, qui contredit le cadrage classique du film historique américain. Longtemps logé à l’hospice, travaillant dans des chantiers, László côtoie les rebuts de l’Amérique : il noue une amitié avec Gordon (Isaach de Bankolé), Africain-Américain qu’il associe à la construction du centre polyvalent. C’est lors de ces séquences liminaires que retentit le discours de Ben Gourion en voix-off proclamant la naissance d’Israël. Là où certains déplorent que The Brutalist présente l’alya comme une issue à l’antisémitisme, le film présente plutôt une histoire d’Amérique où le parallèle et l’amitié qui lient László à la culture africaine-américaine permet de conclure d’une impossibilité du retour.

Inspiré par le New Bauhaus, mouvement architectural né en Illinois agrégeant les rescapés des persécutions européennes, tels Marcel Breuer et László Moholy-Nagy, László Toth incarne avec lui une avant-garde européenne qui s’adapte aux États-Unis, aux dépens des idéaux qu’ils portaient là-bas. Quitter l’Europe, terre de la persécution, c’est abandonner une culture que ni les États-Unis, traversés par l’antisémitisme, ni Israël ne permettront de retrouver. L’Europe n’est que cette photographie de mariage affichée pendant quinze minutes à l’entr’acte et jusqu’au bout László s’oppose à l’alya de sa nièce et à la requête de sa femme. On ne sait même pas s’il est parti, lui aussi. Comme le Libéria, où les Africains-Américains émigraient pendant la Guerre de Sécession, Israël est l’illusion d’un retour. Au même chef que l’Europe de l’Est, l’État juif est renvoyé au hors-champ. Seule prime l’Amérique. On voit d’ailleurs sur les écrans de la Biennale de Venise que c’est sur le Nouveau Continent que László a fait construire la plupart de ses œuvres. László continue de pratiquer les cultes juifs mais il résiste à la fois à la tentation d’émigrer en Israël et de céder aux injonctions assimilationnistes de la société américaine. The Brutalist ne veut pas faire l’apologie du sionisme mais espère faire l’histoire de Juifs américains, dans l’après-guerre, au moment où Israël émerge comme puissance rassembleuse d’une diaspora éparpillée.

La radicalité du constat posé par Brady Corbet se noie-t-elle sous la lourdeur formelle du film ? En tout cas, le traitement de The Brutalist, focalisé sur sa facture, relègue ses thématiques au second plan ou, plus précisément, elles ne sont vues que comme ça, comme des thématiques.  Pour autant, la nouveauté de The Brutalist – et sa réussite – réside dans la subversion de cette forme si commune, si lisible, qu’on ne prend même pas la peine de la questionner. L’intrigue du film, le parcours de ses personnages et la tension qu’elle crée naît d’une dissonance structurelle entre un académisme formel et une radicalité politique. Comment se fait-il que la critique française, si prompte à se faire historienne quand elle écrit sur La Zone d’intérêt, n’ait pas daigné dépasser les apparences ? Fallait-il commencer le film dans la boue d’Auschwitz pour que cette grille de lecture nous intéresse ? Comme son personnage principal, agrégeant l’influence de plusieurs figures de l’intelligentsia juive européenne, The Brutalist est un collage opposant des matériaux antagonistes, des formes et des styles ennemis, non pour leur place dans l’histoire de l’art mais pour les idéologies qu’ils portent. Il ne s’agit pas là d’un film arty, d’un film prétentieux, mais d’une œuvre dont la force critique grignote son mode d’expression-même. Alors faut-il faire un cas de l’intelligence artificielle, de la course aux Oscars et des stratégies marketing des attachés de presse ?

The Brutalist, un film de Brady Corbet, avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn...

Scénario : Brady Corbet, Mona Fastvold / Image : Lol Crawley / Montage : Dávid Jancsó / Musique : Daniel Blumberg

Durée : 3h34

Sortie française le 12 février 2025.