Seongjun est un cinéaste devenu professeur en province. Il est de passage à Séoul et compte revoir un vieil ami, Youngho. Hormis ces retrouvailles, son programme est vide. Il y aura pourtant enchaînement de rencontres, plus ou moins fortuites et répétées. Les personnes qu’il croise sont pour la plupart (étudiants, actrice, acteur, enseignante, musicien, admiratrice) liées à son activité de cinéaste. Mais, si on lui demande ce qu’il fait, pourquoi il ne tourne plus, ou si l’on vante parfois son talent, le cinéma est rapidement éludé au gré de réponses évasives. On pourrait croire que ce retour à Séoul signe la déchéance du personnage, la fin de son prestige et la marginalisation qui l’accompagne. La roue tourne. Néanmoins, Seongjun présente sa situation comme une pause, dit qu’il refera peut-être un autre film, comme si cela dépendait de sa volonté (et pas de la confiance d’un producteur).
Manière de sauver la face, certainement, mais les choses ne sont pas aussi simples que l’on aimerait le supposer (rappelons-nous la projection et la discussion entre les personnages du réalisateur et de la présentatrice dans Oki’s movie (2010)). Peut-être que le cinéma n’appartient pas à ceux qui le produisent sous forme d’oeuvres obtenant visa, que les films ne sont pas les seuls lieux où les scénarios s’expérimentent : c’est séparé des plateaux que Seongjun devient un personnage de cinéma. Voir des gens de cinéma, donc, non pas pour faire un film et parler de ceux qu’il a faits, mais pour brouiller les frontières entre la vie et le cinéma, l’un pouvant s’affirmer dans l’autre. Le tournage d’un film pourrait être, pour ce personnage (que l’une de ses connaissances trouvera mûri) une activité lointaine, trop éloignée du hasard qui régit la vie, trop tendue vers le message, le sens et la raison. Quelque chose à ne pas écarter, mais à ne pas désirer exclusivement. On peut penser qu’il vit en cinéma, à défaut d’en faire ou d’en parler. Mais on peut aussi bien penser que les films sont les succédanés d’une vie fascinante – “merveilleuse”, dit Seongjun-, qui offre les scénarios les plus élaborés, les plus surprenants, ambigus, ouverts. Errants, paumés, soumis au hasard, les personnages d’Hong Sangsoo sont aussi conscients, attentifs.
Il faut nécessairement distinguer entre le personnage et HSS, puisque ce dernier signe bien un film. Ses films sont les moyens d’expérimenter la question qu’affrontent ses personnages en dehors de tout tournage. D’en faire une affaire plus que personnelle. Une affaire de forme, une affaire de pensée. Ce retournement dans la vie du personnage –de réalisateur à professeur – dépasse le cas particulier pour rentrer dans une problématique plus large : celle de l’impossibilité de trouver une continuité [11] [11] Telle que Kierkegaard l’expose, par exemple : “En lui [le temporel] se trouve la dignité éternelle de l’homme qui est de pouvoir acquérir de l’histoire, en lui se trouve l’élément divin de l’homme qui est de pouvoir donner lui-même, s’il le veut, de la continuité à cette histoire ; car elle n’obtient pas cette continuité si elle n’est pas la somme de ce qui m’est arrivé, de ce qui s’est produit pour moi, mais ma propre œuvre, de façon que même ce qui m’est arrivé a été transformé par moi et est passé de la nécessité à la liberté”. Soren Kierkegaard, Ou bien…ou bien, Paris, Gallimard, Collection “Tel”, 2008, p 532 dans l’existence en dehors de toute certitude, adhésion à des valeurs, et de toute volonté ou de tout choix reprenant cette adhésion. La roue tourne, disions-nous. Traduction dans cette problématique : les mêmes personnes ont des attitudes différentes.
Seongjun dit également que la vie est menée par des choses invisibles, et qu’elle se détourne parfois de manière tragique. Voilà le scénario, tiré de la vie, au sujet duquel la lutte avec le cinéma est engagée. Pour rivaliser, le cinéma doit être vivant, et HSS, le temps du tournage, se mettre à la place, vide (Kierkegaard y aurait mis Dieu), de ces choses invisibles. Il relève le défi de façon contradictoire : l’écriture et l’improvisation, l’artifice et l’instinct. Pour représenter le vivant, la mauvaise idée serait de lier n’importe quoi avec n’importe quoi. Or, il faut une structure. Pas question de retrancher la mise en scène, la composition. L’écriture ne se cache pas [22] [22] Sans être dans l’ostentatoire juvénile (mais roublard), comme l’est le début de Moonrise Kingdom. Anderson, par le hasard des sorties, apparaît à l’opposé d’Hong Sangsoo. Le programme règne chez l’un (la tempête annoncée, les caractères mesurés des personnages, la fugue préparée par le scout Sam), l’absence de programme brille chez l’autre. . Quel plus honnête affichage du geste créateur que ces plans où les personnages de Boram et de Yejeon nous sont montrés dans la rue, avant de rejoindre les autres. C’est la main de l’auteur jetant ses ingrédients dans la marmite. La structure qu’il s’agirait de refuser serait plutôt la production, tout ce qui pourrait alourdir le tournage. Celui de The day he arrives a été court, les acteurs en sont la pièce maîtresse. Ils ont cette capacité de maintenir une émotion comme de passer d’une émotion à une autre à une vitesse extravagante. HSS ne les fait pas réfléchir à la psychologie des personnages, leur donne des indications au dernier moment. La direction est instinctive, le jeu intense (la séquence du second baiser entre Seongjun et Yejeon est un petit prodige), la vie passe.[33] [33] Le zoom qui ponctue le film traduit aussi bien une forme de préparation (il sert à élargir et serrer le cadre en fonction des prises de paroles) qu’une forme de disponibilité du regard, comme s’il fixait, un peu surpris, les intensités en train d’arriver au sein de l’errance fondamentale.
Le cinéma est lié à la discontinuité. Le montage en est la preuve la plus évidente. Mais la discontinuité ne passe pas uniquement entre deux plans (d’un plan où Seongjun et Yejeon passent leur première nuit d’amour à celui où ils se séparent, par exemple), elle passe aussi dans les plans. Les personnages sont tirés vers l’improbable et l’incapable. Soit l’improbabilité de passer d’un acte affectif, passionnel (le baiser, l’amour), à une réplique impersonnelle (« tu peux me donner une cigarette ? » ; « Tu restes combien de temps ? »), ou celle de faire l’éloge de l’autre sur un ton qui s’apparente à l’engueulade. Ou l’incapacité de s’appliquer les conseils qu’on donne aux autres, de se fixer une ligne de conduite, d’être seul, d’être avec quelqu’un, de faire un film. Il n’y a pas un seul personnage en train de travailler dans le film. Yejeon, la patronne du bar, n’y est quasiment jamais. C’est que le travail est l’adversaire de la discontinuité. La seule continuité admise dans les films, c’est celle de l’alcool, omniprésent, à tel point qu’on souhaiterait voir la bière coréenne Max au générique. Mais en réalité, l’alcool n’est que l’ami du discontinu : son affinité avec l’oubli, la lutte avec le temps, l’impossibilité de la ligne droite, le soi-même autre. Les corps ivres ont l’air possédés, cela était déjà particulièrement éclatant dans Le pouvoir de la province de Kangwon (1996).
Ce passage de Seongjun à Séoul est marqué par la répétition. La répétition des mêmes lieux (le restaurant où il va manger avec son ami, le bar « Roman »). La répétition des mêmes paroles (les trois « à la nôtre » dits par trois personnages différents). Seongjun rencontre également trois fois, par hasard, la même personne ; une actrice et enseignante. Mais il est clair à ce sujet : il ne faut pas chercher de raison au hasard. Des rencontres fortuites avec la même personne restent des rencontres différentes, sans lien. La structure en répétition du film accentue au fond les dissemblances, comique de différence autant que de répétition et, s’il y a entre les séquences un lien évident, de l’ordre du souvenir pour le spectateur, il s’opère tout autant un décollement. Pari réussi de HSS : des séquences sont aussi bien lisibles dans la continuité narrative, à l’horizontale, que dissociées, dans un autre ordre du temps, à la verticale (pas forcément après, mais en-dessous ou au-dessus, entre l’actuel et le virtuel). La continuité soumet les actions à une idée de prolongement, où il s’agit de se souvenir du passé pour aller vers le futur. Le passé comme le futur décident de ce qu’il est possible ou non de faire. À partir de l’instant où la notion du prolongement chancelle, l’instant décide. Et c’est alors une affaire d’intensité. Face à une amie qu’il n’a pas vue depuis deux ans et qui l’accueille froidement, Seongjun craque, crie qu’il ne veut qu’elle. Devant cette détresse puissante, elle perd son savoir, devient folle. Ils finissent au lit.
Et se quittent au plan suivant. Pourtant, Seongjun lui dit qu’il l’aime, ils ont l’air plein d’affection l’un envers l’autre et tiennent dans le lit des propos qui semblent les promettre à la vie commune. Il n’en sera rien. Alors les personnages sont-ils menteurs, hypocrites ? Se moque-t-on des mots d’amour ? Non. Il se passe ce qui déjà advenait à la fin de La vierge mise à nue par ses prétendants (2000), lorsque les deux personnages, après avoir couché ensemble, se disaient heureux : c’est la situation qui choisit les mots, aspire et influence les personnages, et non l’inverse. Les situations amoureuses s’accompagnent de mots d’amour. Mais cette sorte d’automatisme n’impose pas aux acteurs un jeu retenu, et c’est peut-être là que tient le plaisir de ces films : les mots d’amour apparaissent bien comme la manifestation d’une intensité vécue. C’est cette intensité qui, ici, prévaut sur l’engagement moral auquel ils peuvent ordinairement être associés. Les paroles engagent dans l’instant où elles sont prononcées, pas au-delà. L’errant, l’improbable et l’incapable est aussi celui qui s’ouvre à l’instant, celui en qui l’instant ouvre du possible. Quitter celle qu’on aime est une manière de ne jamais l’aimer une deuxième fois, mais toujours une première, même en cas de retrouvailles.
« On se ressemble tous et on est tous différents ». Cette phrase prononcée par Seongjun s’applique aux films de HSS aussi bien qu’aux répétitions internes à ce film et à ses personnages composés d’extrêmes. Elle fait également penser à un autre grand réalisateur de comédies mentales : Nanni Moretti. « Nous sommes différents, mais nous sommes égaux », disait-il dans Palombella rossa. La formule ouvre apparemment celui qui intrépidement la profère aux plaisirs et à l’oppression de l’égalité ou de la ressemblance (insupportables pour l’individu – voir comme Seongjun fuit quand les étudiants l’imitent), ou aux plaisirs et à l’oppression de la différence (invivable, crevante dans un groupe). Qui projette de l’épuiser, la saisir, n’en sort pas, et c’est lui qui s’épuise dans une répétition puisque la répétition (dont le principe est la différence sur la base du même) consiste précisément en une réactivation de la formule. Circuit d’autant plus fermé qu’il reste ouvert. L’accident (dans le Moretti), la coupure arbitraire (Seongjun doit se tenir immobile pour une photo que prend une admiratrice, le mouvement du cinéma et de la vie se figeant alors) qui enchaîne au mot « fin » sont alors les seules manières de s’en tirer. Il n’y a pas de raison. Il n’y a pas de raison que ça s’arrête.