« Quand je regarde le monde à travers mon objectif, je peux choisir ce que j’y vois », explique en substance Yara, réfugiée syrienne débarquée avec sa famille dans un petit village minier du nord-est de l’Angleterre. C’est sur les photos de la jeune femme que s’ouvre The Old Oak. Dans son viseur, des petits groupes d’habitants et habitantes accueillent avec stupeur la descente du car de ces familles déplacées. De prime abord, l’agressivité et l’animosité dominent.
Ken Loach se montre d’emblée attentif au rôle des images et à leur circulation dans la formation d’une communauté. Déjà dans Looking for Eric (2007), des images communes, les actions décisives de Cantona à Manchester United, forgeaient une mémoire collective et fédéraient autour d’elles le groupe des supporters, capables de puiser dans ces souvenirs télévisuels une inspiration, un surcroît de puissance, pour affronter les épreuves du présent. Ici, les images relient d’abord les personnages à un foyer lointain ou disparu : d’un côté, photo du père prisonnier dans les geôles d’Assad, vidéo d’une école bombardée qui laisse craindre le pire pour les proches restés en Syrie ; documents d’une longue histoire minière de l’autre, et d’une fraternité soudée dans les accidents et les luttes, avant d’être ravagée par des décennies de néo-libéralisme sans pitié.
Ce musée d’un corps collectif en voie d’extinction prend la poussière sur les murs de l’arrière-salle du Old Oak, qui deviendra à son tour un enjeu de lutte entre deux fractions du quartier : les méfiants et les solidaires. Dernière place où se réunir pour faire encore, envers et contre tout, société, le pub fonctionne au départ comme une chambre d’écho à l’arrivée inopinée des Syrien·nes. S’y expriment les affects bien connus du dénuement, à commencer par la peur de devoir partager ce dont on manque déjà cruellement : des écoles, des hôpitaux, des lieux publics. Parallèlement à l’arrivée de familles, on assistait aux conséquences de la spéculation sur le prix de l’immobilier, perte cruelle pour des gens dont la maison représente l’investissement de toute une vie. Très prosaïquement, c’est cette dévaluation qui explique le choix de ces villages pour l’installation des familles.
La force du film tient dans sa volonté de rendre compte sans œillères ni angélisme des pensées contradictoires qui agitent villageoises et villageois. Paul Laverty, dont l’écriture est nourrie de témoignages de cette population, parvient à rendre les sentiments d’injustice et d’abandon, mais aussi la honte dans laquelle la misère plonge les gens, pour qui il devient difficile alors de supporter le regard de l’autre. En tant que photographe, Yara devient la témoin d’un monde qui n’ose plus se révéler aux étrangers : son altercation initiale avec Rocco tient au fait que ce dernier ne supporte pas d’être pris en photo ; la mère de Linda, qui surprend la Syrienne dans sa cuisine, où les placards et le frigo sont vides, craint de passer pour une mère indigne ; lorsque les coiffeuses et les clientes échangent au salon, l’une d’elles évoque sa fille incapable de sortir de chez elle. Cette honte vient aussi de la conscience de la manière dont ils sont vus par le reste du pays. Est ainsi rappelé le désintérêt des médias pour le devenir de ces vies ouvrières, dont la colère sociale peut rapidement être interprétée en haine arriérée aux relents xénophobes. La raison pour laquelle les habitués veulent l’arrière-salle du pub est précisément pour organiser une réunion politique où ils exprimeraient leur point de vue – non dénué, il est vrai, de craintes et de préjugés racistes –, notamment devant la presse. Soit reprendre, à leur façon, la main sur leur destin et sur leur représentation.
Pourtant, comme Yara, Loach use de sa caméra pour choisir ce qu’il montre : non la fatalité de la haine que les pauvres se vouent en eux, mais l’espoir en la possibilité d’une rencontre, d’une compréhension mutuelle entre les communautés. Nombreux sont les personnages à connaître une inflexion dans leur trajectoire au contact de l’autre, à commencer par TJ et Yara, mais aussi Charlie, Jaffa et sa femme, la mère de Linda, etc. Contrairement à l’idée de « décence commune » chère à Orwell, cette entraide n’est pas innée : elle nécessite une série de conditions matérielles, à commencer par l’existence d’un lieu où s’exercer. Mais aussi, de toute évidence, la survivance des anciennes solidarités minières. C’est dans la mémoire et les images des grèves 1984 que Yara puise l’idée d’une cantine populaire et de son slogan d’alors : « When you eat eat together, you stick together » ; TJ pourra compter sur ses anciens réseaux d’entraide, à l’image de ces vieux syndicalistes qui ont gardé l’habitude de cette fraternité ouvrière, quand la génération des fils, désabusée, et n’ayant connu que les défaites et les renoncements politiques, s’opposera à son projet.
L’autre élément-clé, qui impulse l’adoption de cette « femme à la caméra » par les autochtones, c’est la dignité qu’ils se redécouvrent en se voyant à travers son regard, où la peur a laissé place à l’empathie. Une séquence, très belle, montre l’assemblée spectatrice assise dans l’arrière-salle du « Vieux Chêne » pour une séance de diapos : les portraits de Yara, accompagnés au oud, mettent en lumière les sourire, les regards, les gestes du travail, et chacun·e se reconnaît, se commente, s’applaudit. La scène fonctionne d’autant mieux que le casting fait la part belle aux amatrices et amateurs du cru (TJ est lui-même joué par un ancien pompier syndicaliste), et donc à des corps, à des voix, peu visibles et audibles au cinéma. À la mesquinerie et la violence des montages postés sur les réseaux sociaux, au désintérêt des médias pour la classe ouvrière ou le sort de réfugiés, le film oppose des images susceptibles de lutter contre la honte de soi ou la haine de l’autre. Dans l’émotion de ce sensible partagé, se forme une communauté nouvelle, qui peut, après l’immobilisme de la cuisine ou de la projection, se mettre en mouvement, pour témoigner de son empathie face à un deuil ou défiler fièrement ensemble sous la même bannière. C’est ainsi en faisant une place aux nouveaux venus que le village pourra retrouver symboliquement la sienne dans la grande marche de la nation.