2020 a été l’année de la fermeture des salles de cinéma et des salles de spectacle « vivant » : théâtres, salles de concert, opéras. Mais 2020 n’a pas été une année sans ces rencontres particulières que sont les spectacles filmés, « captations » d’un moment de performance unique dans le temps dont l’histoire est presque aussi ancienne que celle du cinéma. En fait, cette année a été riche en propositions, des propositions variées que l’on peut au fond séparer en deux parties : celles du monde d’avant, filmées avant la pandémie et mises en ligne sur des services de streaming, et celles du monde d’après, filmées pendant la crise sanitaire. Nous aborderons quelques-unes d’entre elles en privilégiant les mises en scène les plus étonnantes, celles qui entrent le plus en résonance avec l’impossibilité d’assister à ces spectacles « en chair et en os ».
***
On préférera donc à Hamilton, captation spectaculaire de la comédie musicale de Lin-Manuel Miranda diffusée sur Disney+ en juillet 2020 (juste à temps pour la fête nationale américaine, le 4 juillet), la captation du David Byrne’s American Utopia par Spike Lee, mise en ligne sur HBO Max en octobre. American Utopia est d’abord un album de David Byrne sorti en 2018, devenant au fur et à mesure des performances un spectacle musical reprenant des morceaux issus de toute l’œuvre de David Byrne (en particulier des chansons des Talking Heads). Le spectacle lui-même, contenant des chansons, des éléments de danse moderne et des interludes où David Byrne s’adresse directement au public, est un peu plus qu’un concert et un peu moins qu’une comédie musicale : une œuvre hybride, donc, qui s’adapte parfaitement à l’exercice fondamentalement bâtard de la captation scénique. Le film de Spike Lee, basé sur des performances du spectacle à Broadway à la fin de l’année 2019, est aussi le dernier né d’une longue tradition de films basés sur les concerts de David Byrne et des Talking Heads dont le plus célèbre est aussi considéré comme un des chefs d’œuvres du film de concert : Stop Making Sense de Jonathan Demme, sorti en 1984. Bien qu’il en diffère largement par la mise en scène de Spike Lee, American Utopia rappelle Stop Making Sense par une multitude de détails : l’attention de Byrne pour les couleurs des costumes des musiciens, sa manière de « remplir la scène » au fur et à mesure que les chansons s’enchaînent, son énergie et sa manière de se mouvoir… Le rapport de Byrne aux autres musiciens est pris dans la même ambiguïté que dans le film de 1984 : il est, par sa capacité à effectuer des chorégraphies étonnantes et absurdes et par ses capacités vocales, la vraie star du concert, captant tous les regards (ceux des spectateurs et ceux de la caméra), mais il sait en même temps, sans fausse modestie, attirer l’attention sur chaque musicien qui l’accompagne.
La scénographie d’American Utopia est ce qui saute d’abord aux yeux : la scène est construite comme un « carré » vide entouré de rideaux semi-transparents ; à l’exception de quelques objets posés au sol à l’occasion d’une ou deux chansons, la scène est vierge de décors mais aussi de tout instruments, les musiciens portant « sur eux » des instruments fonctionnant sans liaison filaire. Comme Byrne l’explique lui-même entre deux chansons, ce dispositif stimule de manière immédiate le simple plaisir de voir des figures humaines se déplacer, courir, danser, mais il renforce aussi l’étonnement face à la construction musicale des morceaux. Tous les morceaux sont en effet interprétés par les musiciens présents sur scène, sans aucun playback, fait remarquable compte tenu de la grande richesse des morceaux interprétés ; une scène du film, assez amusante, donne d’ailleurs à voir et à entendre la « construction » progressive, instrument par instrument, de la célèbre chanson des Talking Heads Born Under Punches (The Heat Goes On). Spike Lee tire bien évidemment profit des possibilités offertes par cette scénographie, insistant sur les mouvements des musiciens-danseurs, leurs entrées et sorties, les ombres de leurs corps produites par le superbe éclairage de la scène. Dynamique et excessivement stylisée, la mise en scène ne semble cependant jamais chercher à imiter la perception du public présent dans la salle : les prises de vue sont nombreuses et sont souvent faites depuis des points de vue impossibles, sur scène, par-dessus celle-ci, parfois très près des corps des interprètes. Il s’agit plutôt d’une tentative pour créer un véritable film musical basé sur l’œuvre scénique, où Spike Lee est à la fois l’artisan d’une captation extrêmement soignée et l’auteur de sa propre œuvre[11] [11] Ce problème du « partage » de l’auctorialité entre un metteur en scène célèbre et David Byrne est déjà sensible dans Stop Making Sense, où il est d’ailleurs inscrit au générique : « Conceived for the stage by David Byrne ». .
La question centrale du film serait, au fond, celle de la réinterprétation, dans tous les sens que ce mot peut prendre. Il s’agit d’abord d’une réinterprétation au sens musical, c’est-à-dire d’une nouvelle interprétation des chansons de David Byrne, dont les arrangements sont d’ailleurs modifiés et souvent très complexes (plus d’une dizaine de musiciens jouent parfois sur scène), mais aussi d’une réinterprétation au sens d’une nouvelle interprétation de la signification des chansons, c’est-à-dire de leurs paroles, mais aussi de leur esprit, de leur « énergie » si particulière. David Byrne rend ce geste explicite à de nombreuses reprises, en particulier lorsqu’il commente les paroles de I Zimbra, basées sur un poème dadaïste de Hugo Ball, en les comparant à l’Ursonate de Kurt Schwitters et en rappelant le contexte historique du dadaïsme, c’est-à-dire « un monde qui n’avait pas de sens » pour ceux qui constataient la montée du fascisme en Europe. On devine qu’il s’agit, pour Byrne, de lier l’origine de ces écrits avec son propre rapport au non-sens et à l’absurde, en suggérant qu’il répond, lui-aussi, à une inquiétude politique, c’est-à-dire celle de la montée de l’alt-right américaine et de la présidence de Donald Trump. Spike Lee lui-même, sans s’écarter fondamentalement du sens que Byrne semble insuffler à ses chansons, en propose aussi une « interprétation » personnelle, notamment dans la reprise de Hell You Talmbout de Janelle Monáe (déjà une « réinterprétation » par Byrne). Spike Lee insère en effet dans le montage de cette séquence l’une des rares images « extérieures » à la performance même : des photographies d’américains noirs tués par la police, la plupart du temps portées par des proches des victimes. Mais ce sont parfois les chansons elles-mêmes, lorsqu’elles sont interprétées par un groupe de musiciens issus de différentes origines (américains, brésiliens, français…), qui semblent prendre d’elles-mêmes une signification supplémentaire, comme si l’énergie déployée sur scène devenait une sorte de métaphore d’une énergie collective à recréer au sein de la société américaine. D’où le titre : American Utopia.
Il y a enfin une « interprétation » supplémentaire provoquée par la sortie de ce film en 2020, celle que le spectateur victime de la crise sanitaire ne peut s’empêcher de faire : voir dans cette énergie déployée sur scène une sensation difficile à trouver en temps de pandémie, celle d’une expérience partagée et partageable. Il ne s’agit pas tant d’une tristesse liée à l’impossibilité de voir des spectacles vivants et des musiciens « en chair et en os » que d’un bonheur de ressentir, même fugacement, cette impression d’expérience partagée et d’énergie émotionnelle que David Byrne sait communiquer brillamment, et dont Spike Lee se fait le passeur, d’une manière très personnelle et avec un indéniable talent. La chanson finale du spectacle, Road to Nowhere, ne peut que faire écho à ce sentiment de résignation joyeuse qui traverse les spectateurs frappés, directement ou indirectement, par la crise sanitaire ; et lorsqu’à la fin du film, après une parade à travers toute la salle, David Byrne tape dans la main de la spectatrice debout en face de lui, il est difficile de ne pas sentir, nous aussi, un geste d’encouragement et d’espoir.
***
Le public est étonnamment absent du dernier spectacle filmé d’Hannibal Buress, Miami Nights. C’est une chose rare dans le stand-up, où les specials contiennent traditionnellement de nombreux plans de spectateurs que le comédien interroge, provoque, fait réagir… Ici, à l’exception d’un plan filmé au téléphone venant insister sur la présence dans la salle de l’avocat de Buress, presque aucun plan n’est consacré au public. Il faut dire que les performances de Buress fonctionnent souvent sur une mise à distance avec les spectateurs et sur une plongée dans son rythme et son élocution si particulière ; il s’agit plus souvent d’adhérer au rythme et à l’énergie de Buress et de se faire porter vers un état quasi-hypnotique où, comme par magie, tout devient drôle. S’il ne s’adresse plus au public présent dans la salle, il est cependant parfaitement attentif à la captation, regardant directement la caméra à de nombreuses reprises. Mais c’est la proposition visuelle de la captation même qui affirme cette adresse aux spectateurs du film : peu de specials de stand-up proposent une telle créativité visuelle et une telle variété de couleurs, d’effets, de prises de vues, autant d’éléments que seul le spectateur de la captation peut apprécier et qui ne s’adressent qu’à lui. Sans doute le projet de Miami Nights précède-t-il la crise sanitaire, mais il semble aussi être une proposition venant à point nommé, comme un dépassement du simple enregistrement d’un moment de comédie remplacé par une expérimentation « augmentant » la captation en renforçant tous les effets comiques par une multitude de petits détails visuels très étonnants : zooms artificiels, effets de flou, montage discontinu entre différentes performances…
Hannibal Buress est aussi connu pour son travail de comédien et d’acteur que pour son rôle dans The Eric Andre Show, dont la cinquième saison, diffusée en 2020 à la télévision américaine, s’est faite sans sa présence (il n’apparaît directement que dans le premier épisode). The Eric Andre Show, série entre la parodie de talk-show, la caméra cachée et la performance filmée, brillait déjà par ses multiples inventions esthétiques. On pouvait donc attendre du premier spectacle de stand-up d’Eric Andre, Legalize Everything, un travail tout aussi démentiel. En effet Legalize Everything sort immédiatement des habitudes du stand-up, détournant les codes et les attentes d’une manière similaire à la série : tout y est trop rythmé, trop énergique, trop vulgaire, jusqu’à un inévitable épuisement et un dégoût de la performance. Eric Andre et ceux qui travaillent avec lui (le réalisateur de la captation est Eric Notarnicola, un habitué de la comédie américaine contemporaine qui a également travaillé avec Nathan Fielder, Tim Heidecker et Sacha Baron Cohen) ont un goût de l’auto-sabotage mué en esthétique, où la destruction de la performance devient le sujet même de l’œuvre. Les « blagues » et moments obligés de stand-up dans Legalize Everything sont, à l’inverse de la maîtrise rythmique et scénique de Hannibal Buress, toujours un peu ratés, l’excès de hurlements et de gesticulations venant rendre impossible la construction d’un rythme traditionnel. Le projet d‘Eric Andre a, comme toujours, une ambition aussi puérile que révolutionnaire, à la fois avant-gardiste et fondamentalement idiote : celle de rompre toute notion de haut et de bas, toute hiérarchie entre artiste et public, et au fond toute opposition entre dominés et dominants (il y a une ambition politique indéniable dans son œuvre). Cette ambition est cependant immédiatement biaisée par le cadre même du spectacle : le public, vraisemblablement constitué de fans d’Eric Andre, n’accepte ses délires et excentricités que parce qu’il adhère déjà au goût de la déconstruction absurde dont le comédien a fait sa spécialité ; cet auto-dynamitage est au fond « gagné d’avance », car le public accepte nécessairement ce masochisme cette agressivité gratuite.
Le phénomène est très semblable dans An Evening with Tim Heidecker, le premier special de stand-up du célèbre comédien américain Tim Heidecker, connu pour son travail dans le duo Tim & Eric, et surtout pour sa fameuse série On Cinema et tous ses dérivés. Le phénomène est en effet semblable dans le sens où les deux comédiens biaisent la question du rapport avec le public, toujours très flottant et complexe dans le stand-up (la réaction du public à une blague peut entièrement dynamiter le déroulement du spectacle), en proposant une performance volontairement maladroite où le personnage interprété sur scène est à mi-chemin entre la personne réelle (les deux comédiens apparaissent sous leur vrai nom) et le personnage construit au fur et à mesure de ses apparitions dans des séries, films et émissions de télévision (Eric Andre met sans cesse en scène sa folie et son exubérance, Tim Heidecker son narcissisme et sa maladresse). Mais là où Eric Andre détruit intégralement la performance au profit d’un enchaînement de moments de délires, rompant la corde très fine sur laquelle marche toujours le comédien de stand-up, Heidecker propose de reconstruire cette relation singulière que l’artiste entretient avec le public présent dans la salle. En effet, même si sa performance implique une relation « fausse » avec le public (qui doit applaudir un comédien maladroit, cruel et sans talent), cette relation se fonde sur autre chose qu’une exultation constante : le public est mis très consciemment à contribution en encourageant la performance « faussement ratée » en même temps que la virtuosité avec laquelle elle est effectuée, et vient donc rendre possible autant l’une que l’autre. Disons que si Heidecker ne jouait pas à la perfection son idiotie et sa maladresse, le public n’aurait pas de raison de rentrer « dans son jeu », ou même, tout simplement, de rire. Qu’il s’agisse de la difficulté pour Tim Heidecker de mettre en place son micro (il finit par quitter la scène en criant sur son équipe technique) ou de son hésitation incroyablement embarrassante lorsqu’il déclare vouloir faire un spectacle basé sur l’improvisation, le phénomène de ratage volontaire est pris dans une ambiguïté constante, que le public maintient par ses encouragements univoques.
2020 était également le « retour » d’un nom important du stand-up, Louis C.K., qui s’était retiré de la scène en 2017 après la publication de témoignages l’accusant d’agressions sexuelles, accusations dont il avait admis la véracité. Il s’agit en fait d’un retour très partiel, Louis C.K. ayant repris son activité de comédien dès 2018, et entamé une tournée mondiale en 2019 et 2020. Dans le courriel annonçant la diffusion de son nouveau spectacle filmé[22] [22] Le courriel était le premier d’une série de courriels où Louis C.K. commentait brièvement la situation sanitaire, parlait de films qu’il apprécie et conseille, et annonçait la publication d’un podcast intitulé Long-Distance Relationship, créée avec la comédienne française Blanche Gardin, sa compagne depuis 2018. , Sincerely, Louis C.K., il déclarait mettre en ligne ce special afin de répondre au « besoin de rire » d’une partie de la population face à des évènements difficiles. Sa mise en ligne est donc une réponse explicite à la pandémie et à ses répercussions. Comme à son habitude, le special est diffusé sur son propre site internet, sans intermédiaire. Le comédien est en effet partisan de cette méthode d’échange direct avec les spectateurs, qu’il avait déjà appliqué à ses tickets de spectacle, ce qui avait contribué à sa fortune dans les années 2000 et 2010. Comme les précédents (à l’exception de Shameless), ce nouveau spectacle est réalisé par Louis C.K. lui-même, et témoigne d’une capacité de mise en scène remarquable. Bref, un nouveau spectacle « comme les autres ».
Si la mise en scène des specials de Louis C.K. est si remarquable, c’est, pour le dire brièvement, pour sa manière singulière de mettre en scène son propre corps, de façon souvent quasi-masochiste (il est par exemple souvent couvert de sueur), à l’image du contenu de la performance elle-même : il y a chez Louis C.K. un dégoût de soi-même, autant physique que moral, qui devient souvent le sujet central de la représentation. C’est cette manière de travailler la dépréciation qui pouvait laisser espérer qu’il arriverait à parler de ses actes sans trop de maladresse. Malheureusement, bien qu’il ait conservé son indéniable talent de performer, son élocution, son rythme et sa gestuelle si particulière, il est difficile de ne pas constater que quelque chose a disparu depuis Shameless, en 2007. Son comique de la dépréciation n’a plus cette faculté de dégoûter le public et de le mettre, avec tous les problèmes que cela implique, dans une position d’empathie ambiguë, et il semble même qu’il se soit créé entre Louis C.K. et ses spectateurs une situation de connivence très problématique. Lui qui déclarait, lors d’un hommage au comédien George Carlin, être parvenu à devenir un grand comédien en imitant Carlin qui recommençait à zéro sa « routine » tous les ans, est désormais à la limite du recyclage d’anciens spectacles ; lui qui savait mieux qu’aucun autre comédien faire comprendre que sa médiocrité n’avait rien de respectable, se fait néanmoins applaudir à la fin de la partie du spectacle dédiée aux accusations d’agressions sexuelles dont il fut l’auteur. Certes, les blagues et les discours faits à ce sujet montrent qu’une démarche de compréhension et de changement a eu lieu en lui, mais la manière d’attirer l’attention sur sa propre souffrance, le « courage » supposé qu’il lui faut pour remonter sur scène, et, plus critiquable encore, de transformer ces actes d’agression en un fétichisme sexuel d’ordre privé désormais connu de tous, témoignent d’une recherche d’empathie qu’il n’avait jamais, jusqu’ici, autant assumé. Ce spectacle aurait sans doute dû être celui où Louis C.K. créait la plus grande distance avec sa personnalité, et où il assumait le plus frontalement le dégoût que l’on peut ressentir face à lui ; il a préféré, utilisant pour cela tout son talent, détourner le public de la gravité de ses actes ; et même un plan anodin, celui du public applaudissant le comédien dès son entrée sur scène, semble ici être de trop.
***
Si les spectacles « virtuels » en ligne existent depuis que les technologies le permettent, 2020 fut une année de grands développements et de créativité : nous pensons au cas exemplaire du concert virtuel de Travis Scott dans le jeu vidéo Fortnite, auxquels ont participé plus de 12 millions de joueurs selon le studio de développement Epic Games. Mais l’on peut aussi penser aux concerts virtuels organisés par le collectif Open Pit dans le jeu vidéo Minecraft, aux noms basés sur des jeux de mots entre des éléments du jeu et des titres de chansons, de festivals ou de salles de concerts réels (Nether Meant pour la chanson Never Meant, Lavapalooza pour le festival Lapalooza, Square Garden pour le Madison Square Garden…). Si Open Pit n’est pas la seule source d’organisation d’évènements musicaux sur Minecraft, ils sont cependant ceux ayant réuni les artistes les plus célèbres (entre autres, Charli XCX, 100 Gecs et American Football) et le plus grand nombre de joueurs. Dans une interview pour Pitchfork, les organisateurs de ces évènements comparent justement leur proposition à celle du jeu Fortnite, en expliquant que l’intérêt de Minecraft est la liberté offerte aux joueurs, et la possibilité d’organiser ces évènements sans obtenir l’accompagnement ou l’approbation de la société possédant le jeu vidéo. Bien qu’il ne faille pas trop fantasmer la « liberté » permise sur Minecraft, dont le studio de développement a été racheté par Microsoft en 2014, on peut en effet constater que Minecraft dépend d’une éthique et d’un rapport à sa communauté très différent et moins « vertical » que ceux d’un jeu vidéo comme Fortnite, où tous les évènements liés au jeu ne peuvent avoir lieu qu’avec l’approbation d’Epic Games.
Bien qu’il existe des vidéos de ces évènements, ils ne relèvent pas à proprement parler de la « captation » : ils s’en rapprochent cependant en ce qu’ils sont une expérience intermédiaire entre le spectacle réel et sa médiation à travers un écran. La musique n’est certes pas réellement jouée « sur scène » (la plupart des artistes envoient à Open Pit un DJ Mix d’une vingtaine de minutes), mais c’est dans la relation entre les joueurs qu’est reproduit le fonctionnement d’un véritable concert. Le phénomène de réunion d’un grand nombre de joueurs au même endroit crée en effet une énergie particulière qui relève bien de l’expérience unique partagée. Malgré la dimension fantasque des « décors », souvent pensés comme des private jokes adressées aux fans des artistes, l’aspect de ces concerts joue sur les proximités possibles entre un véritable spectacle et l’expérience du joueur sur Minecraft, notamment en réunissant au même endroit des joueurs dont les avatars viennent s’entrechoquer et se repousser les uns les autres. C’est d’ailleurs cette proximité immédiate avec le mosh pit qui inspire le nom du collectif à l’origine de ces concerts virtuels, et c’est cette réunion de corps, fussent-ils virtuels et cubiques, dans un espace restreint qui crée l’impression la plus forte dans ces évènements ; comme l’explique le journaliste de Pitchfork interrogeant les organisateurs, « ça fait si longtemps que je n’ai pas vu de foule ».
Tous les spectacles ayant eu lieu au cœur de la pandémie ne furent cependant pas virtuels : faisant fi des règles sanitaires ou cherchant au contraire une solution pour que des évènements de ce genre se tiennent tout en évitant la possibilité de contaminations, de nombreux spectacles ont été filmés pendant la crise. C’est le cas d’Up on the roof, le special de Sam Morril, devenu relativement célèbre pour sa courte apparition dans le Joker de Todd Philips en 2019 et pour un special plus « traditionnel » sorti au début de l’année 2020, I got this.
Up on the roof, comme son titre le suggère, est constitué d’une série de performances de stand-up effectuées par Sam Morril sur les toits de New York, filmées à l’aide de drones et de caméras plus ou moins amateures. Le special, produit par Morril lui-même et réalisé par Matthew Salacuse, est mis en ligne sur la page YouTube de Sam Morril en novembre 2020. Sans être certain que le dispositif de ces performances soit irréprochable d’un point de vue sanitaire (les spectateurs sont masqués mais se tiennent souvent très près les uns des autres), on ne peut qu’admirer l’indépendance et l’audace de Sam Morril : avec un équipement relativement réduit et sans aide financière (ces performances étaient vraisemblablement gratuites), il interprète un spectacle qu’il n’a probablement pas, contrairement à l’habitude des comédiens de stand-up, préparé et « testé » dans des comedy clubs ou lors de performances plus modestes. Ce manque de préparation et de qualité dans l’écriture ou dans l’interprétation des blagues se fait parfois sentir, en particulier lorsque l’on compare ce special à I got this. Mais le plaisir vient ici de l’impression d’une performance ayant lieu « malgré tout », faisant parfois du film, notamment dans les scènes situées entre les différentes performances, un document sur la crise sanitaire, sur la réaction de la population face à cette crise, sur la situation économique des comédiens de stand-up, sur la ville de New York… On entend souvent que le stand-up, fonctionnant sur l’instantané et la relation directe avec le public, vieillit inévitablement : on aime imaginer qu’Up on the roof, humble spectacle filmé devenant témoignage, vieillira magnifiquement.