Cinéaste de la génération des « ciné-fils » dont parlait Serge Daney, Philippe Garrel est avant tout un artiste singulier, dont les films restent pour certains méconnus ou mal envisagés.
S’il évoque lui-même des périodes, dans son parcours qui a traversé toutes les décennies depuis le milieu des années 1960 – « cinéma de poésie », « cinéma pictural », « cinéma de la direction d’acteur » –, esthétiquement (en noir et blanc ou en couleur, toujours sur pellicule même à l’ère du numérique) et existentiellement, dans une expérience intérieure/extérieure faite d’oscillations multiples, il s’agit toujours pour lui de questionner la place de l’artiste dans le monde et, parallèlement, le lien inextricable entre la création et l’amour. Ceux qui ont rencontré l’œuvre de Garrel ont souvent vécu une expérience cinématographique intense, et chaque contributeur à ce dossier en témoigne à sa manière.
Ce dossier “Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure” est coordonné par Robert Bonamy (maître de conférence à l’Université Grenoble Alpes) et Didier Coureau (Professeur à l’Université Grenoble Alpes), tous deux chercheurs au sein de l’UMR 5316 Litt&Arts (CNRS). Il fait suite à une journée d’étude organisée le 8 novembre 2017.
Les trois plus récents films réalisés par Philippe Garrel paraissent moins radicaux et moins convulsifs que ceux de ses commencements ou d’autres de ses périodes. Ils poursuivraient un relatif infléchissement d’une filmographie dont certaines tentatives antérieures demeurent, lorsqu’elles sont vues aujourd’hui, d’une sensibilité à fleur de peau, pour sonder désormais une beauté a priori moins intransigeante. Leurs narrations, si elles s’attaquent encore aux ravages des passions amoureuses et aux dérèglements du triangle familial formé autour d’un enfant, ont des conduites en apparence beaucoup plus conventionnelles et lisibles. Il n’est pas si rare d’entendre, faute de vraiment le lire, au sujet du cinéma de Garrel qu’il s’est embourgeoisé. Je ne cherche pas ici à élaborer une critique de ce jugement, après tout jamais véritablement énoncé ou soutenu, qui relèverait pourtant de problèmes esthétiques et politiques importants pour le cinéma contemporain ; je ne suis pas du tout certain que cette considération soit entièrement fausse, je ne suis pas absolument convaincu qu’elle soit pleinement vraie. La Jalousie (2013), L’Ombre des femmes (2015), L’Amant d’un jour (2017) abordent d’ailleurs la question comme pour esquisser une réponse, en relation avec les lieux habités, qui sont des lieux d’hospitalité autant que de rupture. Le propriétaire qui réclame le loyer à Manon dans L’Ombre des femmes lui reproche de ne pas, comme le stipule pourtant leur contrat, occuper leur appartement bourgeoisement. Dans L’Amant d’un jour, Gilles dit à sa fille, sans penser une minute être l’arroseur arrosé : « J’ai horreur des gens qui font couler l’eau des fleurs sur les passants, pour moi c’est toute la bourgeoisie ». Et n’est-ce pas l’envie de Claudia pour un appartement bourgeois, qu’elle ne manque d’ailleurs pas de faire visiter à Louis, qui lève les doutes sur l’absence d’avenir de leur relation dans La Jalousie ? Je commencerai donc, dans le sillage de ces premiers éléments à questionner les intérieurs, c’est-à-dire les espaces intimement habités.
Je chercherai à approcher les puissances de La Jalousie, de L’Ombre des femmes et de L’Amant d’un jour, afin de ne pas en rester au reproche de la convention, ni à une nostalgie de la subversion. Mon texte est animé, en son départ autant qu’à son arrivée, par une relative incertitude quant à la position à prendre vis-à-vis des films concernés. Il choisit ainsi de retourner aux propositions filmiques en elles-mêmes, afin d’essayer d’écrire ce qui s’y passe ou s’y noue, sans vouloir à tout prix y voir un quelconque dénouement filmographique, qui plus est potentiellement malheureux.
Sans doute faut-il rester assez prudent à propos des récentes réalisations de Philippe Garrel. Au fond, Jean-Claude Guiguet avait déjà amorcé une réflexion pour le moins réservée à propos des films réalisés par Garrel à la fin des années quatre-vingt, en particulier Les Baisers de secours (1989) :
Les chemins de traverse et l’école buissonnière qui fondent la beauté des films de Garrel ramèneraient-ils aujourd’hui le cinéaste sur l’autoroute de la convention ? Il est difficile de se rendre à cette évidence. Ce n’est peut-être qu’une manifestation subjective de spectateur égaré par simple étourderie ou lassé de ces tableaux de famille qui le concernent au bout du compte assez peu. Dans le cas d’une erreur flagrante d’appréciation, acceptons humblement la sentence de Cocteau : “les critiques jugent les œuvres ; ils ne savent pas qu’ils sont jugés par elles[11] [11] Jean-Claude Guiguet, Leur secrète. Carnet de notes d’un cinéaste, Lyon, Aléas éditeur, 1992, p.183. ”.
Les Baisers de secours a presque trente ans. Et dans un texte lié à la récente sortie du film L’Amant d’un jour, Gaspard Nectoux perçoit une unité d’un problème duel qui s’étend sur cette période :
C’est le nœud du film, et la question de Garrel depuis trente ans : comment toucher à la fois à l’harmonie et à la convulsion, au confort et à « ce qui est radical à l’intérieur de [soi] », à la possibilité d’être heureux et à celle d’être des héros[22] [22] Gaspard Nectoux, « L’Âge de Garrel. Notes contemporaines à L’Amant d’un jour », Trafic, no 103, septembre 2017, p. 18. ?
Le texte qui me semble souvent toucher très juste à propos de Philippe Garrel avance ensuite l’hypothèse d’une « beauté apprivoisée », qui serait aussi haute en érotisme que la beauté convulsive, selon une référence assez claire à André Breton. Sans rejoindre nécessairement cette idée, qui sans fréquenter les « autoroutes de la convention » serait peut-être l’ouverture à une routine filmique pour la série des derniers films, notons l’importance du terme de « nœud » qui fait penser à un commentaire que Garrel donne à propos du film qu’il réalise à la suite des Baisers de secours, à savoir J’entends plus la guitare (1991) :
C’est un procédé littéraire de dire : on était des gens exceptionnels et on est devenus le commun des mortels. C’est une pensée, et je l’ai illustrée avec mes moyens, c’est-à-dire en faisant que ce soit de pire en pire. J’ai fait le contraire de ce qu’on fait habituellement quand on fait un film : habituellement, il y a un nœud, on le dénoue encore, et à la fin tout est dénoué, là c’est l’inverse, à partir d’un nœud, on fait un double nœud, triple nœud, jusqu’à ce que l’écheveau soit inextricable. C’est l’humour de la maturité[33] [33] Propos cités dans le chapitre « Avancer, faire des nœuds », dans Philippe Azoury, Philippe Garrel. En substance, Nantes, Editions Capricci, 2013, p. 28. La citation provient d’un entretien avec Michel Butel, pour L’Autre Journal daté de septembre 1991. .
Ce que Garrel décrit de l’engrenage de ce film trouverait quelques accroches avec L’Amant d’un jour (au-delà des seuls rapprochements possibles entre les visages de Marianne (Johanna ter Steege) et d’Ariane (Louise Chevillotte) ; je remarque d’ailleurs que le premier prénom ne comporte presque qu’un pronom possessif en plus du second, qui s’éloigne sans doute un peu de sa provenance : Nico. Il serait aussi possible d’y percevoir un autre prénom, Marie (pour mémoire ?), entre les deux autres. Ou, plus étrange, mais pas si absurde, le mot « mari »). Plus intéressant toutefois est de réfléchir l’absence de dénouement pour les trois récents films, en les considérant comme un même film, dans à la fois ce qu’ils ont de commun et de délié. Dans leur vitesse dramaturgique du nouage, ils reprennent, sans seulement les cicatriser ou les apaiser, ni les actualiser, les virtualités des œuvres antérieures. Je crois que plus que de se complaire dans la convention, les films retravaillent des virtualités. Et plutôt que de reconduire l’hypothèse de la « beauté apprivoisée », je relancerai celle de « l’humour de la maturité ». Approcher l’humour de Garrel serait curieux si l’on persiste à considérer son cinéma comme se complaisant dans la souffrance. Mais si quelque chose se creuse dans ses films qui pourrait paraître aujourd’hui plus en surface, ce serait l’humour de la maturité, que nous essayerons de conjuguer à un humour des petites virtualités, à travers des présences et des « existences moindres ». En trois films, et quelques motifs qui passent par quelques nœuds (jusqu’à des chignons de moins en moins bien noués). Aussi, ce texte est l’occasion de nouer certains fils – et le personnage d’Ariane n’est pas le seul à nous y inviter – , parfois peu attendus pour notre cinéaste ciné-fils.
Je propose de partir de l’évocation d’un moment, non de jalousie, mais d’hospitalité, qui est pourtant bel et bien issu du film intitulé La Jalousie, sorti en salles en 2013. Deux films se combinent donc avec lui, eux aussi réalisés au format cinémascope et en noir et blanc, L’Ombre des femmes en 2015 et L’Amant d’un jour en 2017. Louis et Esther, frère et sœur, interprétés par les enfants du cinéaste, Louis Garrel et Esther Garrel, se parlent dans les loges du théâtre où Louis, comédien, répète avec une troupe composée de jeunes gens. Esther demande à son frère si elle peut venir dormir chez lui (et donc, aussi, chez Claudia). La sollicitude de Louis cerne sans en dire plus les difficultés amoureuses de sa sœur. Là, Louis lui apprend la loi du désert, transmise par son père. Elle consiste à accueillir sous sa tente toute personne égarée, pendant une durée de 3 jours et 3 nuits. Bien entendu, le désert, la chemise théâtrale et romantique de Louis, résonnent avec une pensée de l’intérieur passant par la cicatrice, mais c’est ici plus simplement de l’intérieur d’un appartement qu’il s’agit et d’hospitalité. Dans les films de Garrel, peu de lieux institutionnels, sociaux, sont filmés, en dehors de l’université dans L’Amant d’un jour, quoique le lieu principal en soit une ornière, à savoir les toilettes, où les corps s’étreignent verticalement, ou les hôpitaux, lorsque les corps y sont alités. Les intérieurs sont donc plutôt intimes, et dans la série des trois films il s’agit plus particulièrement d’appartements.
Question donc : si les trois jours et les trois nuits conditionnent la loi de l’hospitalité, à quelles lois éventuelles donnent lieu trois films, dont le troisième, rappelons-le, s’ouvre notamment par la demande d’hospitalité d’une fille de 23 ans, Jeanne, toujours Esther Garrel, à son père Gilles qui a accueilli chez lui une jeune femme, Ariane, elle aussi âgée de 23 ans ? Cette arrivée va emmêler les fils d’Ariane. Nœuds dramatiques qui seront la condition de dénouement de ceux du couple de Jeanne.
Je parle d’hospitalité, donc, car elle me semble un des points de réunion des trois films, au sens très simple de l’accueil dans un appartement. Il est possible, bien entendu, de résumer trop rapidement les intrigues en partant de ces points, bien que cela revienne à escamoter ce que les trois films inventent cinématographiquement. À vrai dire, de tels enchaînements sentimentaux ont ainsi décrit leur part de dérision, voire de dérisoire, qui pourrait correspondre à un tout autre registre audiovisuel… Les intrigues vont vite dans leur combinatoire de couple, si les solitudes sont dures et durent dans les films de Garrel, les couples se forment très vite, sans tergiversation. Ces films sont d’ailleurs assez courts, tous trois ont des durées presque égales d’environ 1h15. Dans La Jalousie, Louis quitte son appartement, celui où vivent sa fille et la mère de sa fille, pour habiter avec Claudia. Claudia, notamment lorsque Louis s’absente, se sent mal dans cet étroit appartement, elle le quitte après lui avoir proposé de vivre avec elle dans un autre appartement qu’elle s’est fait offrir par un amant. Louis tente de se suicider, fini à l’hôpital, s’en sort. Dans L’Ombre des femmes, Pierre, un réalisateur de films documentaires, est accueilli aussi régulièrement que clandestinement par Elisabeth dans sa chambre de bonne, en réalité de doctorante et de stagiaire aux archives du film. Beaucoup du film se joue dans la manière dont il habite un appartement, dont il peine à payer le loyer, avec sa femme. Enfin, dans L’Amant d’un jour, Gilles, enseignant de philosophie à l’université, vit depuis peu avec son amie, Ariane, qui est par ailleurs une de ses étudiantes. Après une séparation, Jeanne, la fille de Gilles, qui a le même âge que Anne, lui demande l’hospitalité. Le film s’achève avec deux départs, celui d’Ariane, surprise par Gilles dans une étreinte verticale avec un jeune homme sur les lieux de leur rencontre, et de Jeanne qui s’est réconciliée avec son ami et essaie de se donner de la hauteur en se hissant sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
L’Ombre des femmes aurait pu s’intituler la Jalousie ; La Jalousie trouve un de ses nœuds, comme solution affective aussi provisoire qu’illusoire, dans un amant d’un jour. L’ensemble des trois films a notamment pour sujet l’ombre des femmes et des hommes (le fantôme, l’inconscient, le manque, le désir). En somme, les trois films pourraient échanger leurs titres ou les faire tenir à plusieurs, en les tressant l’un avec l’autre : La Jalousie des femmes, L’Ombre d’un amant, L’Ombre d’un jour, L’Amant de la jalousie, etc.). Il est tentant d’y percevoir soit un triptyque, soit un seul film, in fine commun. D’ailleurs, l’engrenage dramaturgique, en déclinant la logique du pire dans les mécanismes de la passion, décrit un commun humain, le « commun des mortels ». Le programme scénaristique, romanesque, déploie ses propres nœuds de la logique toute réelle du pire, comme le décrit très bien le cinéaste à propos de J’entends plus la guitare (1991). Il est toutefois nécessaire de préciser que les nœuds de trahison se mélangent ici un peu plus en trois films, en côtoyant des dénouements heureux, des réconciliations, mais seulement au prix d’autres nœuds et personnages sacrifiés.
Mais il y aurait une zone qui m’importe davantage et qui tient moins à ces épreuves scénaristiques. Elle est à la fois un soubassement et un dehors, celle des figurations ou des existences moindres. Ces films de Garrel, s’ils peuvent paraître parfois désespérément ordinaires dans leur romanesque sentimental, tout en n’en gardant que le substrat, ne se contentent pas des seules problématiques de la trahison amoureuse, du triangle amoureux, des tragédies « classiques » de couples ou d’un parti pris des désirs féminins. Certes, l’architectonie des récents films ne correspond ni à l’implexe des premiers films de Garrel, au sens où ils seraient aussi compliqués qu’embryonnaires dans leur achèvement, ni au réductionnisme, celui des visages et des images vibratiles. Pour autant, ce qui s’institue, et donne donc aux éléments représentés une existence a priori plus légitime et claire (qui d’ailleurs a su produire un consensus critique totalement délié du reste de sa filmographie) ne produit pas une forme stabilisée, comme elle n’aboutit pas à la décision de ne plus s’engager dans des expériences, c’est-à-dire dans de l’informulé. Les informulés concernent bel et bien des « existences moindres », pour reprendre le titre du récent essai de David Lapoujade[44] [44] David Lapoujade, Les Existences moindres, Paris, éditions de Minuit, 2017. Cet essai se donne pour projet de souligner l’importance de plusieurs hypothèses du philosophe Étienne Souriau. , dont nous déplaçons ici les enjeux pour notre raisonnement. Des « virtualités », donc, dont « la force ontologique » est qu’elles ont la puissance de troubler l’ordre du réel, ici d’un réel filmique institué.
Les trois films paraissent assez clairement déterminés, les expériences intérieures débouchent a priori sur des formulations plus claires. Parler des intérieurs concerne ainsi au moins autant le partage des appartements que les gouffres psychiques caractéristiques des premiers films du cinéaste. Quelque chose, donc, comme le passage des expériences intérieures aux expériences des intérieurs. Les trois films me semblent de plus en plus engagés dans une épreuve de la vitesse, de l’orgasme aux larmes et des larmes à l’enlacement, mais les films ne manquent pas d’humour ou de sens de la dérision, ceux de la maturité. Les trois films conquièrent une assise, existent davantage dans l’affirmation, selon une maturation (plutôt qu’une actualisation) qui pour autant ne cicatrise pas tout au profit du scénario.
Beaucoup se joue dans les places prises dans les espaces intérieurs. Quand les personnages sont debout ou assis, l’espace qui les sépare ainsi que leurs emplacements se gravent dans les plans en cinémascope. On pourrait superposer les places occupées dans plusieurs plans, au point de vérifier leur précision. L’usage du cinémascope permet de rendre sensibles les écarts, avec l’espace qui sépare les deux membres d’un couple. C’est lorsqu’ils sont séparés, qu’un membre manque, que l’on entraperçoit des virtualités, que le spectateur, aussi ordinaire qu’il soit, accède sensiblement à une idée. Lorsque Pierre se retrouve seul, alors que son épouse Manon est partie du foyer qu’elle occupait, il passe son temps à repeindre un mur. Un changement de lumière extérieure vient former une ombre sur la surface du mur blanc. Difficile de ne pas penser à une projection de Manon, à l’ombre d’une femme.
Lors d’un dialogue public avec Jean Douchet[55] [55] Cet échange s’est déroulé le 7 mars 2016, à la Cinémathèque Régionale de Bourgogne Jean Douchet. , Garrel fait valoir qu’il s’agit ici simplement d’un changement de lumière extérieure, d’une fausse teinte, selon le terme que l’on utilise habituellement pour les apparitions et disparitions du soleil en extérieur. Pourtant, l’intuition se confirme dans une réciprocité de l’ombre potentielle de la femme, devenue celle de l’homme lors des orgasmes nocturnes que Manon entend, seule dans sa chambre, auprès de l’ombre projetée d’un bras sur le mur. Je n’oserai pas parler d’expressionnisme, bien que l’attrait pour un vampirisme amoureux de type murnaldien s’avère évident, mais plutôt d’un trouble, parmi beaucoup d’autres, du réel à travers quelques projections mineures, celles d’un virtuel du moindre.
Le trouble du réel dans La Jalousie passe par le rectangle de lumière blanche sur le fond blanc du mur. Il accueille un dédoublement de la fenêtre qui semble dialoguer sourdement avec la duplicité jalouse de Claudia, et sa trahison à venir. Le sens produit par cette projection lumineuse demeure incertain, mais le spectateur assiste à la naissance d’une idée potentielle.
Ces écrans et ces ombres projetés correspondent à des virtualités qui se nouent dans la solitude en intérieur, qui n’est pas supportée.
L’expérience extérieure est celle des marches dans la rue, selon le tracé de lignes, alors que celle des intérieurs est celle des surfaces. Bien entendu, des surfaces extérieures sont aussi très présentes, par exemple avec les murs sur lesquels le personnage de Pierre s’adosse à plusieurs reprises dans L’Ombre des femmes. Plus généralement, les personnages s’adossent au mur pour se cacher, tels des espions. Si une ligne est particulière aux films de Garrel, depuis longtemps, c’est bien celle de la marche. Dans les trois récents films, les travellings arrières, plus précisément ceux de trois-quart face droit, en plans rapprochés, sont récurrents. Je les remarque très proches de ceux des films de Mikio Naruse.
Comme chez Naruse, les marches à deux selon cet angle et ce mouvement d’accompagnement sont particulièrement fréquentes et influentes dans les nouages affectifs. Par exemple, dans Nuages flottants (1955), entre Yukiko (Hideo Takamine) et Kengo (Mayuki Mori). Ainsi que l’analyse Jean Narboni[66] [66] Lire Jean Narboni, « La marche » dans Mikio Naruse, Les temps incertains, Paris, éditions Cahiers du Cinéma, coll. « Auteurs », p. 85-91. , les marches des films de Naruse disent précisément la nature des relations entre les protagonistes, sans oublier ce qui s’y trame en termes de détours, de trop-dits de désirs ou de sexualité. Il y est question d’allures, d’écarts, d’emplacements. Je crois que cet angle naruséen se concrétise de plus en plus dans les récents films de Garrel.
Il me semble tout à fait remarquable que Jeanne marche avec son père dans L’Amant d’un jour. Les marches ne sont pas nécessairement de couples chez Naruse, ce qui n’est précisément pas sans insuffler beaucoup d’ambiguïtés dans les rapports entre protagonistes, notamment entre le vieux professeur Shingo et sa bru, Kukiko dans Le Grondement de la montagne (1954). La seule marche commune entre Ariane et Gilles fait quant à elle suite à une tromperie, elle devient celle d’un faux accord. Beaucoup se joue dans l’entente des pas comme tout se joue dans les places prises dans les espaces intérieurs, selon des espaces en communs ou des absences. Ariane et Gilles arrêtent leurs marches pour se regarder dans les yeux. Ils ne regardent plus dans la même direction, ne pourront plus avancer.
Le cinéma de Garrel comporte une dimension plus anaphorique qu’obsessionnelle, dans son rapport à certains motifs. Pourtant, il y a bien des retours, dont la malice et le plaisir passent par leur caractère moindre. Si l’on se prend à son jeu des chignons, l’hypothèse devient assez éclairante. Dans une dimension hitchcockienne et, donc, une référence inévitable à Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock, le chignon du Vent de la nuit (1998) est imposé à Hélène (Catherine Deneuve) par le regard masculin de son amant Paul (Xavier Beauvois). Les préoccupations de la scène ne sont pas si éloignées de celles de Scottie, lorsqu’il veut faire réapparaître Madeleine dans la chambre d’hôtel. Dans La Frontière de l’aube (2008), le chignon de Carole (Laura Smet) est « volé » par les photographies de François (Louis Garrel), alors qu’elle est assise dans sa baignoire en train de dire qu’il lui arrive de faire de bêtises. Cette séquence repose sur l’aveu d’un mal-être. On se souvient alors du chignon de Jean Seberg dans Les Hautes solitudes, sans négliger que le film Rue Fontaine (1984) est imprégné de Vertigo autant que d’un rêve fait par Garrel au sujet de l’actrice. L’Ombre des femmes comporte une scène très importante reposant sur un chignon. Cette scène articule d’ailleurs les intérieurs et les extérieurs du film. Manon remonte l’escalier en colimaçon qui la mène à son appartement. Un drap est dans l’escalier. Il est possible de ne pas le voir. Mais elle le voit, ostensiblement. Pierre était dans les draps d’Elisabeth, Manon avec Fédir. Peut-être en fais-je trop dire à ce drap «oublié ». Mais n’est-ce pas précisément la raison de son existence, même moindre ? Notons d’ailleurs que le titre de travail, à l’écriture, de L’Amant d’un jour était Les Draps de l’aube et que Gaspard Nectoux note que « (…) les draps sont parmi les signes les plus dangereux chez Garrel[77] [77] Gaspard Nectoux, Op. cit., p. 19, note 2. . »
L’ombre de Manon se projette ensuite sur la porte d’entrée de l’appartement, selon une forme de dédoublement. Sa voix assez faussement enfantine et ridicule, son excuse d’être avec sa mère (Ariane aura le même prétexte dans L’Amant d’un jour) ne détourne pas les regards d’un signe, que Pierre voit : son chignon. Il n’a rien de très prononcé, on pourrait dire qu’il est moindre et assez médiocrement noué. Pourtant, il est l’idée et la forme du mensonge, de la trahison, dans un film qui va tourner à l’intrigue d’espionnage. Le lien à l’extérieur se fait ainsi avec un humour simple lorsqu’elle va déposer une lettre pour Fédir en passant devant un coiffeur (il habite donc devant la boutique d’un coiffeur, et Manon partage la coiffure d’un modèle photographique en devanture). Un peu plus loin dans le film, lorsque Elisabeth croise Manon avec son amant, c’est de dos, alors que sa coiffure est intermédiaire et que les cheveux d’Elisabeth sont attachés.
Il y a bien une insistance du chignon dans L’Ombre des femmes, qui devient un motif des intrigues qui se nouent pour former un signe potentiel des mauvais tours amoureux.
Les personnages féminins de Garrel ouvrent subitement les yeux, comme un flash. C’est le geste de Manon, comme celui d’Ariane près de son amant d’un jour, lorsqu’elle se réveille près de son mari. Manon va ensuite s’attacher les cheveux, pour une sorte de réminiscence consolatrice, aux allures mizoguchiennes. La scène s’ouvre à une persistance capillaire, à défaut d’être pleinement rétinienne.
Les trois films ne sont pourtant pas apprêtés, ce serait aussi une des pistes pour définir leur caractère « moindre ». Les actrices ne sont pas maquillées, elles portent certes des nœuds. Les hommes sont éventuellement boutonneux (Louis Garrel). Les taches de rousseur de Louise Chevillotte, l’Ariane de L’Amant d’un jour, trament le noir et blanc, comme celles de Johanna ter Steege le faisaient avec la couleur de J’entends plus la guitare, dans le sillage de la rousseur de Nico.
Deux femmes sont coiffées d’un chignon dans La Jalousie : le personnage de Lucie, une actrice qui cherche à séduire François en sortant d’une répétition et fait son retour à la fin du film, et Charlotte, la fille de Louis. Quant à L’Amant d’un jour, je n’ai repéré qu’une seule scène où Ariane porte un chignon, celle où un premier véritable nœud s’amorce qui conduira à la rupture avec Gilles. Il s’agit de la séquence de danse, où les jeunes gens s’emmêlent, produisent nœuds sur nœuds, ponctués de quelques portés plus classiquement chorégraphiés sur une chanson de Jean-Louis Aubert.
Mon projet était donc d’essayer d’esquisser quelques idées qui se tissent clandestinement dans trois films de Philippe Garrel apparemment plus classiques, allant plus vite dans leurs scénarios. Il n’est pas impossible de voir un gain de vitesse, mais aussi un gain d’humour, dans le passage de Cholodenko, auteur de texte en prose expérimentale, à Jean-Claude Carrière pour les dialogues masculins. Mais aux côtés des autoroutes de la convention dont parle Jean-Claude Guiguet, il ne faut pas négliger que, si les films gagnent en vitesse, ils ne délaissent ni ombre, ni idées-nœuds, autrement dit les existences peu ou prou moindres qui savent être accueillies par le cinéma.
Pour terminer, une énigme : L’Ombre des femmes s’ouvre avec Pierre seul dans la rue, croquant misérablement dans une baguette de pain. Il regarde une photographie, qui n’est pas révélée. Rien de ce plan ne sera prolongé. A la fin du même film, dans la rue, il mord avec fougue et amusement l’oreille de Manon. On se souviendra aussi qu’à la fin de L’Amant d’un jour, Jeanne se fait embrasser ou mordiller le cou lors des ultimes secondes du film. Doit-on désormais rire du vampirisme amoureux chez Garrel ?