Tsaï Ming-Liang (1/2)

Contempler depuis la rive

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le 23 octobre 2024

En décembre 2022, le centre Pompidou réalisait une exposition en collaboration avec le cinéaste taïwanais Tsaï Ming-Liang. Intitulée « Une Quête », celle-ci se proposait de s’attarder sur le dispositif de projection, où ne subsistent que le silence et le temps. Pendant 5 semaines, il était possible de revoir les long-métrages du cinéaste dans les deux salles de projection du musée, tandis que l’exposition prenait place au niveau -1 du bâtiment. J’avais alors eu l’occasion d’animer une rencontre avec Tsaï Ming-Liang aux côtés d’autres étudiant·e·s pour interroger le cinéaste sur son rapport au monde alors qu’était projeté son dernier long-métrage, Days (2021), qui explorait une nouvelle fois de façon active la communication possible entre ville et nature, entre solitude et contact, entre intérieur et extérieur [11] [11] Pour prolonger cette réflexion sur l’oeuvre de Tsaï Ming-Liang, on peut lire ce texte qui prolonge l’entretien qui suit. .

Le 6 décembre 2022, la masterclass du cinéaste débute avec la projection du film Où en êtes-vous, Tsaï Ming-Liang ?, une commande du centre Pompidou qui demande régulièrement aux cinéastes qu’il invite de répondre à cette question à travers un film. Sur l’écran se succèdent une dizaine de plans de chaises inoccupées dans des pièces vides, puis des toiles sur lesquelles sont peintes ces mêmes chaises, pour enfin nous donner à voir des portraits des acteurs Lee Kang-Sheng et de Anong Houngheuangsy – le montage trouvant sa cohérence dans la similarité formelle des plans. Cet enchaînement de peintures réalisées par Tsaï lui-même sont autant d’images qui attestent du vide laissé par les corps absents: à l’exception de l’auteur de ces toiles qui se met en scène en train de les contempler, jamais un corps vivant ne sera montré à l’écran. Avec cette proposition d’une grande sobriété, le cinéaste désormais reclus à la campagne livre une réflexion sur la limite de nos images, qui semblent parvenir à remplacer des chaises mais qui échouent à suppléer à l’absence des êtres aimés. Cette « quête » à laquelle s’adonne l’artiste est peut-être aussi une quête de vérité. 

Sand (2018)

Débordements : Dans un carton de Où en êtes-vous, Tsaï Ming-liang?, vous racontez que le monde s’est arrêté avec la crise du Covid-19. Vous en avez profité pour peindre des corps et vous vous mettez en scène en train de regarder ces peintures, comme si vous posiez un regard sur votre travail. La pandémie vous a-t-elle finalement permis de synthétiser votre geste artistique ?

Tsaï Ming-Liang : Je pense que le temps est important quand on travaille avec des images, tout comme la peinture et la musique. Ce qui est important c’est ce qu’on veut raconter avec ce temps. Tous mes films sont reliés à ma vie, qui partent d’un désir intérieur, comme un journal intime. Le grand public a souvent une définition erronée de ce qu’est un réalisateur, il pense que c’est quelqu’un qui sait raconter des histoires, qui sait divertir et vendre au public ce dont il a envie et besoin. Mais je ne suis pas comme ça. Récemment j’ai arrêté de faire des films, jusqu’à Days. Souvent on me propose des scénarios, des acteurs, et ça ne m’intéresse pas parce que ce ne sont pas mes expériences, il faut que ce soit des choses qui me touchent, que je peux ressentir. Toute cette semaine, Paris est remplie de mes œuvres et l’exposition au centre Pompidou réunit quasiment tous mes films de ces trente dernières années. Et le fait de voir que l’on peut projeter mes films, ceux d’il y a vingt ans ou d’aujourd’hui, me remplit de gratitude. Je ne sais pas ce que je fais la plupart du temps, je suis tout simplement un créateur qui fait son travail avec sérieux, et avec tout le soin possibles. À mon âge j’ai déjà consacré plus de la moitié de ma vie à ce travail, et c’est un grand bonheur pour moi. 

D. : Au niveau de votre processus créatif, à quel moment cette pensée du temps et du corps intervient-elle ? Est-ce que vous passez par une phase d’écriture de vos projets qui vous permet de prévoir la temporalité ? Ou cette pensée intervient-elle plus tard, au moment du tournage ou du montage ?

T. M.-L. : Cela me fait penser à un de mes premiers films, Les rebelles du Dieu Néon. À cette époque, je réalisais quelques films pour la télévision et je créais des projets pour le théâtre, lorsqu’on m’a donné cette opportunité de tourner mon premier long-métrage. Il fallait écrire un scénario pour avoir la subvention du gouvernement. J’avais alors écrit les trois quarts de mon scénario mais je ne parvenais pas à le finir. Pendant le tournage je n’ai d’ailleurs pas du tout suivi le scénario, et je n’en ai jamais terminé un seul de ma vie. Je ne dis pas que le scénario ne sert à rien, d’ailleurs pour chaque projet je passe deux ans à réfléchir sur la structure du film, à chaque fois j’ai un sujet déterminé et je sais de quelle façon je veux exprimer cela. Ce qui est important pour moi c’est les scènes qui se déroulent pendant le tournage et également l’état des acteurs, cela joue beaucoup sur l’évolution du film. Les repérages sont très importants, les lieux vont m’inspirer pour trouver la fin de l’histoire. Finalement le tiers du film est inventé au cours des repérages et du tournage. Après la sortie des Rebelles du Dieu Néon, j’avais le sentiment qu’il était extrêmement difficile de faire des films : il faut réunir beaucoup de conditions, il y a toute une équipe à gérer, tant d’éléments doivent être mis en place pour que l’œuvre finale puisse se rapprocher un peu de ce que je voulais au départ. À l’époque je me disais que si je pouvais faire 10 films comme ça dans ma vie ce serait très bien, et largement suffisant. 

D. : Comment expliquer cette nouvelle forme prise par la spiritualité dans votre œuvre, ce glissement vers une harmonie bouddhique du corps et de l’esprit dans l’exposition ? 

T. M.-L. : Quand j’avais 30 ans, j’ai lu La pérégrination vers l’Ouest de Wu Cheng-en, le personnage principal m’a beaucoup marqué. Le livre raconte l’histoire vraie du voyage du moine bouddhiste Xuanzang qui voulait aller en Inde pour chercher les écrits bouddhistes authentiques afin de les traduire en chinois. Il a mis 10 ans à faire l’aller-retour, juste pour cette quête de vérité. Je pense que les questions de religion et de croyances évoluent. Quand on arrive à un certain âge, on a rencontré des gens, on est tombé malade, on a vécu des décès parmi nos proches, et cela nous rapproche de la spiritualité, on cherche à comprendre la mort et on essaye de trouver du réconfort. J’ai lu beaucoup de biographies sur les personnages importants de la religion bouddhiste à partir de ce moment-là. 

Il y a également le roman Siddhartha de Hermann Hesse qui m’a beaucoup influencé, car il s’agit d’une quête spirituelle où la question centrale qui est posée est « Qui suis-je ? ». Jamais je n’ai cessé de me poser cette question, depuis Les Rebelles du Dieu Néon, Vive l’amour, La Rivière, c’est toujours celle-ci qui revient. Pour en revenir au cinéma, je me dis qu’il y a déjà beaucoup d’excellents réalisateurs, alors pourquoi est-ce que je continue à faire des films ? Après la sortie de Goodbye Dragon Inn, une journaliste française m’a posé la question « Qu’est-ce que le cinéma ? », ce qui m’a beaucoup marqué. Je crois que ce n’est pas moi qui ai choisi de faire des films, mais c’est les films qui m’ont choisi. 

D. : Les rares répliques que l’on entend dans Days n’ont pas été traduites et sous-titrées pour les spectateurs français. En regardant Days et les Walker Films par la suite, cela laisse à penser que vous ne cherchez plus à comprendre et à expliquer mais plutôt à écouter. Cette démarche fait-elle également partie de votre processus de création ?

T. M.-L. : Le public n’a pas besoin de comprendre exactement de quoi il s’agit, car notre vie est déjà remplie d’incertitudes. Le cinéma est avant tout un art du regard, il suffit de regarder ces images en mouvement, et en accompagnement de ces images il y a des sons également en mouvement. Je veux me rapprocher du réel le plus possible, c’est pour ça que je déteste les musiques d’ambiances. La musique est en fait le premier élément de théâtralisation et quand je faisais des téléfilms j’étais déjà le premier réalisateur à ne pas mettre de musique. Pour Vive l’amour, La Rivière ou I don’t want to sleep alone vous pouvez voir qu’il n’y en a pas, par contre les bruits de la rue ou de la radio sont très importants. Pour moi, le hors-champ est crucial et le son joue un grand rôle car il stimule l’imagination du spectateur. Les ingénieurs du son qui travaillent avec moi savent très bien que je n’ai pas besoin qu’ils captent tout le dialogue d’une scène, par contre il est absolument nécessaire de capter toutes sortes de sons autour. Quand j’utilise ces éléments sonores je fais exprès de les exagérer un peu parce qu’il y a des sons que vous n’entendez que lorsque vous êtes seuls, auxquels vous ne feriez jamais attention lorsque vous êtes avec les autres. Prenons l’exemple des bruits de sacs plastiques, je les exagère dans mes films pour mettre les gens en situation de solitude. Grâce à ces sons j’aime montrer l’état de mes personnages.

D. : Dans tous vos films, le temps est appréhendé de manière réaliste. Plus que jamais, dans Days, vous adoptez un seul point de vue et un seul axe pour filmer une scène donnée. Lorsque vous construisez un plan, y a-t-il selon vous une seule position, un seul point de vue à adopter pour voir une action donnée ? 

T. M.-L. : Je fais très attention à la position de caméra et à sa distance, à la profondeur du plan, à ce qui est en arrière-plan ou au premier plan. Cela relève d’un choix esthétique, le jeu avec l’espace va donner un sens à ces images. Pendant la période de préparation des films, je me rends plusieurs fois sur les lieux de tournage pour savoir où je veux mettre la caméra. Ensuite, pendant le tournage il suffit de faire quelques déplacements légers et l’effet est là. Pour donner un exemple, quand j’ai tourné l’un des Walker Films à Marseille, je ne connaissais pas du tout la ville. Il fallait que je ressente quelque chose pour que je puisse y travailler, alors j’ai passé beaucoup de temps à déambuler dans les rues. C’est le soleil méditerranéen au crépuscule qui m’a le plus marqué. Alors j’ai décidé que mes plans allaient suivre la trajectoire du soleil. Faire des films s’approche pour moi de plus en plus de la peinture. Souvent je conçois mes scènes en extérieur de la même façon que les peintres qui vont voir le paysage pour dessiner sur place. 

Dans un seul plan, je veux souvent raconter toute une histoire, sans recourir au montage. Souvent dans mes films les personnages peuvent sortir et revenir dans le cadre de ce plan fixe. Cette scène est comme un plateau de théâtre où les acteurs vont raconter une histoire compréhensible pour le spectateur. Je calcule tous les effets de lumières à l’avance, pour que le plan fixe soit vraiment beau et clair pour le spectateur. Il y a aussi beaucoup d’éléments incertains. La longueur des plans n’est jamais déterminée à l’avance. Les acteurs et techniciens ont l’habitude, quand je dis « Action » le temps va passer et les acteurs ne peuvent pas s’arrêter, ils doivent donc continuer à inventer quelque chose jusqu’à ce que je dise « Coupez ». Cela me permet de ne pas prévoir exactement le découpage en avance, sinon ça devient de la théâtralisation, ce que je ne veux pas. 

D. : Vous présentez en ce moment une autre exposition rétrospective au MoMA à New York. Au Centre Pompidou, Where (2022) est montré à la fois en salle et dans l’exposition. Comment pense-t-on un film destiné au musée et comment appréhendez-vous l’espace dans lequel vos films sont montrés ?

T. M.-L. : La question la plus importante reste l’esthétique qui va décider de ce que je vais faire et de quelle manière je vais le faire. Your Face par exemple, est un film que j’ai tourné il y a 4 ans et qui est composé de 13 gros plans d’une durée totale de 70 minutes. Il n’a aucun scénario, il y a juste ces visages à regarder attentivement. Cela correspond aux critères des œuvres qu’on diffuse habituellement dans les musées. Mais une fois le film terminé, j’ai décidé qu’il fallait le montrer dans les salles de cinéma, parce que dans les galeries les gens risquent de  déambuler sans pouvoir ressentir la force qui se dégage de ces images. En tant que créateur, je pense que l’endroit le plus adapté pour regarder mes œuvres reste la salle de cinéma, à Taipei j’essaie de projeter les œuvres destinées au musée dans les salles, où je vais vendre les billets moi-même. Je souhaite casser les frontières entre documentaire et fiction, cinéma populaire, art vidéo, etc. Un jour, on va peut-être dire simplement que les films sont des œuvres personnelles, que vous allez regarder parce que vous avez confiance en l’auteur et en ce qu’il fait. Au final, je ne fais pas de distinction entre le musée et le cinéma, le long ou le court métrage. 

D. : Vous exprimez souvent votre volonté de placer le spectateur dans une position de contemplation, qui suppose une certaine passivité. Cependant, regarder un film – d’autant plus dans un espace muséal – suppose un effort actif et un choix du visiteur. La question de la solitude du personnage de Xuanzang se recrée dans la déambulation lente que nous sommes amenés à adopter en visitant une exposition. Pourrait-on parler d’un jeu de miroir ?

T. M.-L. : Je pense que les visiteurs font partie intégrante de l’œuvre exposée. En 2014, par exemple, pour la sortie de Les chiens errants, on a décidé de diffuser le film dans un musée à Taipei. Ça m’a posé question car c’est un film de plus de 100 minutes, dans un musée il devient une grande œuvre qui va occuper tout l’espace. En dehors des séances régulières de projection, j’avais aussi installé des petits écrans tout autour qui diffusaient des plans uniques que j’ai tourné pour le film mais que je n’ai pas utilisés en totalité au montage. Le public ressent alors que ce qu’on voit au cinéma et ce qu’on voit dans le musée sont deux choses très différentes. Pour l’exposition au centre Pompidou, le musée a accepté de construire un bassin pour y projeter l’un des films. J’adore regarder les visiteurs autour de ce bassin qui regardent ces images, c’est comme un rituel pour moi. Dans un musée les images sont vraiment libérées, on peut faire tout ce qu’on veut, la sensation est différente d’un écran classique. C’est ce jeu sur ces différents supports et médiums que j’aime. C’est pour cela que, pour toutes mes expositions, j’assume moi-même le travail de commissaire, parce que j’ai vraiment envie que le public regarde mes œuvres comme je les regarde moi-même. 

D. : Pensez- vous qu’un plan a un début et une fin ?

T. M.-L. : Si il y a un début et une fin, vous allez appeler ça une histoire, un événement ou une performance. Moi je souhaite évoluer vers des choses sans queue ni tête, juste des images, cela me suffit. Ce qui est visuel est devenu primordial. Les habitudes cinéphiles qu’on a accumulées au fil des ans constituent en réalité des obstacles qui nous empêchent de bien voir les œuvres. Le cinéma a déjà plus de 100 ans, on pourrait à présent trouver d’autres possibilités qu’on n’a pas encore explorées. Ces derniers jours je suis allé présenter Days dans les salles et il y a toujours beaucoup de demandes. Ce film a été fait avec une toute petite équipe de 5 personnes, on a emmagasiné beaucoup d’images au début, séparément pour chaque personnage et ensuite on a construit le film. J’aime beaucoup cette façon de faire et dans le futur ça ouvre des possibilités pour les réalisateurs. Personnellement, je sais que je ne vais pas chercher à reconstituer une équipe de 50 personnes avec des professionnels en tout genre pour faire un grand film. À cet égard, pour Days, des critiques trouvaient que j’allais trop loin, mais j’aime m’exprimer de cette façon-là.

Days (2020)
Ce texte est la retranscription d'un échange avec Tsaï Ming-Liang et des étudiants de la Fémis, de la Sorbonne-Université et de l'école du Louvre. La discussion, animée par Amélie Gall, s'est tenue le 3 décembre 2022 au Centre Pompidou, à Paris.