« À quelle fréquence allez-vous au cinéma ? »
Chaque jour nous sommes confrontés à des milliers d’images. Notre temps présent est de plus en plus fragmenté, notre corps est simultanément là et ailleurs, les informations sont simplifiées, relayées instantanément : plus aucune distance n’est mise entre la violence du monde et nous-même. C’est la disparition de la notion de point de vue, les images ont des propriétaires anonymes, nos histoires sont orphelines, à charge au spectateur de faire le tri. Il est de plus en plus difficile d’être ici et maintenant.
Pourtant, le cinéma permet encore de voir à travers les yeux d’un autre. La salle de cinéma a cette vertu-là de maintenir un monde clos le temps d’une séance, où le passé comme le futur redeviennent des données abstraites et où le présent, celui de l’histoire en train d’être contée, est remis au centre de notre attention. Cette tension entre intérieur et extérieur traverse les époques – c’était, déjà dans ses premiers films, une préoccupation du cinéaste Tsaï Ming-Liang. Alors que les frontières de l’information sont poreuses, la tristesse et la peur de l’avenir suintent et se répandent comme l’eau dans nos esprits, métaphore qui convient bien à ce cinéaste de l’élément liquide, qui décline ce motif tout au long de ses films et nous montre une eau qui abonde sur toutes les choses sans jamais les nettoyer. Il devient difficile d’envisager un devenir serein dans notre société moderne où les crises politiques, sanitaires et écologiques sont plus que jamais actrices de nos vies. Comme un écho à ces inquiétudes, le Centre Pompidou organisait en 2022 une exposition qui nous invitait à redécouvrir les films de Tsaï Ming-Liang, ce cinéaste qui explore comme personne la difficulté des hommes à se contenir dans leur enveloppe.
J’ai d’abord découvert Tsaï Ming-Liang avec Goodbye, Dragon Inn (2003), un de ses films les plus mélancoliques. Alors qu’une salle de cinéma s’apprête à fermer ses portes pour toujours, c’est l’occasion pour les spectateurs de s’adonner une dernière fois à leurs rêveries au cours d’une ultime projection. Je n’avais jamais été confrontée à une temporalité si particulière : un rythme alourdi, des corps semblant tantôt ralentis comme s’ils avançaient dans la boue, tantôt allégés comme s’ils étaient libérés de toute entrave. J’étais bercée par cette suite de plans et me suis sentie accueillie dans cette nouvelle marche du monde qui ferme la porte à la rapidité moderne mais qui n’exclut pas l’instabilité du dehors.
Car l’environnement – Taïwan, où Tsaï emménage à 20 ans – dans lequel se déploient ces histoires est d’une importance capitale. Le cinéaste a documenté avec une grande attention l’évolution de l’île sur ces dernières décennies, si bien que ses paysages, sa culture et sa sociologie s’impriment en filigrane dans cette filmographie. Né en Malaisie en 1957, Tsaï Ming-Liang commence par mettre en scène pour le théâtre, puis réalise des films pour la télévision. À sa relation particulière à Taipei s’ajoute une rencontre qui sculptera son cinéma autour d’un corps en particulier, celui de Lee Kang-Sheng, acteur névralgique de tous ses films.
La Rivière, le troisième long-métrage de Tsaï Ming-Liang s’ouvre avec un plan qui présente deux escalators en plan fixe, l’un montant, l’autre descendant. Au carrefour de ce mouvement contraire, Lee Kang-Sheng et une ancienne amie se croisent. Un tournage a lieu au même moment à Taipei. Lee accepte alors de jouer le rôle d’un cadavre noyé dans la rivière qui traverse la ville. Le contact avec cette eau est un baptême inversé, il y entre en jouant au mort, et non pas pour célébrer une naissance. Après ce bain dans cette eau impure, Lee commence à souffrir d’un étrange mal.
Peu à peu, il éprouve une douleur de plus en plus insistante à la nuque qui le paralyse, peu à peu le moindre geste lui coûte un plus grand effort. Lentement, le temps s’étire et accompagne la léthargie du personnage. Les plans sont très longs, les actions peu découpées et les personnages piégés dans leur propre durée. Ce nouveau rythme qui ralentit la vie et prolonge le déclin de Lee Kang-Sheng, exprime un flux du temps à l’intérieur même du plan. Cela tient sûrement à la technique de direction d’acteur particulière de Tsaï, qui laisse planer une longueur pesante même après que ses acteurs aient fini de jouer avant de dire « coupez ». Miao Tien par exemple, qui joue le père, occupe son trop plein de durée en mangeant, se remplissant pour deux alors que son fils dépérit, comme si le corps du père et du fils étaient des vases communicants. Ainsi, le temps chez Tsaï est comme un flux, un mouvement qui s’écoule d’un récipient à un autre, d’un plan à un autre. Cette durée rendue tangible par le montage, nous rend extrêmement sensible à la question de l’« ici », du « maintenant ». Comme pour une expérience théâtrale, ces films nous rappellent que le cinéma est d’abord le témoin de la simple présence d’un corps que la caméra cerne dans un espace exigu, tranché par des lignes fortes qui l’enferment. Prisonnier de ce cadrage, les acteurs prennent le temps de se déployer. C’est en réalité le mouvement des corps qui découpe les scènes, une action se termine lorsque le corps passe hors-champ, quand les lieux sont laissés vides.
Dans La Rivière, ce rapport au temps nous plonge rapidement dans une situation d’angoisse. Sur le qui-vive, nous sommes dans l’attente de quelque chose d’incertain. Par-delà les coupes franches pour passer d’un plan à l’autre, c’est le son continu de la pluie qui unit la discontinuité de l’image et qui devient peu à peu le signal récurrent que quelque chose dysfonctionne. Dans le fleuve de Taipei, dans les caniveaux et dans les rituels chamaniques, l’eau est présente dans tous ses états. À la fois lieu de décomposition et de régénérescence, ce flux continu est à l’image du temps : un écoulement sans fin qui suinte entre les plans, et qui contribue à rendre les moments d’intimité légèrement moites. Dans ces espaces humides, une forme de culpabilité affleure à la conscience des personnages. Ces derniers sont constamment en train de boire de l’eau comme s’ils étaient des plantes asséchées en train de mourir, comme s’ils cherchaient un moyen de se laver définitivement et intérieurement. Pourtant cela ne parvient pas à tarir les trombes d’eau qui tombent au-dehors, et l’eau stagnante qui finit par occuper tout le sol de la maison familiale empêche toute réelle purification. En réalité, les personnages de La Rivière (et plus largement les personnages qui habitent la première partie de l’œuvre) sont prostrés dans un monde qui prend fin, où se déversent des pluies diluviennes.
Ce torrent d’eau influe sur le rythme général du film et prend à contre-pied les gestes des personnages qui s’immobilisent, comme tétanisés par leurs inquiétudes. À l’instar des escalators au mouvement contraire qui coulent sans cesse, Lee Kang-Sheng avance à contre-courant, de plus en plus lentement, au point qu’il chute de son scooter. Peu à peu le personnage perd tout libre arbitre, ne parle plus et se laisse guider par la douleur qu’il tente de soulager. Enfin, ce sont des larmes qui s’écoulent sur le visage du père, qui s’isole dans sa chambre à la fin du film pour pleurer. Cet instant est très discret, car c’est toujours dans la plus grande pudeur que Tsaï raconte le désarroi qui habite ses personnages.
Souvent considéré comme le point central de son œuvre, Goodbye, Dragon Inn est le sixième long-métrage du réalisateur. Avec ce film qui relate la dernière séance d’une salle de cinéma avant que celle-ci ne ferme, Tsaï Ming-liang rend hommage aux films taïwanais de son enfance (le titre fait référence à un film d’épée chinois, Dragon Inn, réalisé par King Hu (1964)) et plus largement à la salle de cinéma en elle-même, érigée ici au rang de sanctuaire. Nous retrouvons Lee Kang-Sheng dans le rôle d’un projectionniste et Chen Shiang-chyi, autre actrice fétiche du cinéaste, qui incarne l’ouvreuse. Dans Goodbye, Dragon Inn, l’écran de la salle de cinéma est démultiplié, fragmenté. On l’observe sous différents angles, entrevu derrière un rideau, depuis un des fauteuils, ou même derrière l’écran. En combinant l’ensemble de ces points de vue, nous obtenons une sorte de tableau cubiste du film projeté, une représentation parcellaire mais pourtant très claire de la séance en cours, comme si Tsaï nous disait que ce film, perçu par différents regards, devenait un miroir du public de la salle, se construisant à partir des émotions de chacun des spectateurs.
Dehors, la pluie tombe en continu. Cette longue litanie chante durant l’ensemble du film, nous donnant l’impression d’assister à une veillée funéraire. La salle de cinéma vidée de ses présences devient un mausolée. L’accès à ces émotions nous restera cependant interdit : les personnages de Tsaï s’encombrent rarement de la parole, et la communication entre les êtres passe dans les regards qu’ils s’échangent. Ainsi, les mots deviennent des éléments ponctuels de la bande son, au même titre que le bruit claudicant des pas de l’ouvreuse, ou le son d’un mégot qu’on écrase. La parole, assimilée à un simple bruitage, rythme le film sans l’expliquer, sans chercher à remplir les silences.
L’écran n’est pas le seul élément que Tsaï fragmente. Dans les couloirs, à l’angle des rues, le corps de ses acteurs est montré dans tous ses états, et le cinéaste filme souvent des corps nus, transpirants, immergés. « Savais-tu que ce théâtre est hanté ? » murmure le projectionniste à un touriste venu trouver refuge dans le cinéma pour échapper au déluge. Rare interaction du film où les deux hommes se regardent et s’effleurent, mais un contact briserait cette étrange apparition. C’est à se demander s’ils ne sont pas eux-mêmes des fantômes (ils évitent en tout cas tout contact physique). Les personnages de Tsaï semblent souvent surpris de découvrir leur propre corps, coquille étroite et douloureuse qu’ils apprennent seulement à habiter : en témoigne la maladresse du sexe dans Vive l’amour, la lenteur avec laquelle les personnages s’abreuvent dans La Rivière, la voix rauque de Lee-Kang-Sheng dans Goodbye, Dragon Inn, comme s’il n’avait jamais usé ses cordes vocales. Ces multiples actions du quotidien réclament rapidement un trop grand effort : le corps semble épuisé, se craquèle, et Lee Kang-Sheng commence à marcher comme un vieillard qui porterait le poids du monde sur ses épaules. Les personnages ne semblent trouver aucun plaisir dans ces actions prosaïques, le sexe dans Vive l’amour par exemple est filmé aussi froidement qu’une séance d’acupuncture dans Days. Les êtres-fantômes qui peuplent les films de Tsaï Ming-liang peinent à être aimés et font souvent l’amour seuls, après chaque orgasme ils semblent éprouver un sentiment de honte. Comme s’ils se sentaient observés, comme si cet acte les ramenait trop brutalement à leur propre conscience d’eux-mêmes. Alors les corps ralentissent, cherchent à disparaître.
Dans cette salle de cinéma, deux spectateurs regardent l’écran et se souviennent. À bien y regarder, ces derniers ressemblent étrangement aux acteurs du film en cours de projection. Ce caméo de Chun Shih et Chen Chao-jung n’est pas anodin : au cours de cette projection, les fantômes du passé et les acteurs bien vivants se rencontrent une dernière fois et se regardent en miroir. Le cinéma de Tsaï rassemble ainsi au même endroit deux types de corporalité : le corps absent élevé au rang de Dieu et le corps présent en manque d’amour qui n’échappe pas à la vieillesse. En filmant le corps de ses acteurs toujours embarrassés d’eux-mêmes, le cinéaste semble pourtant leur rendre hommage, faisant foi de leur existence. En le fixant sur la pellicule, le corps devient immortel. Cet ultime clin d’œil au cinéma hongkongais qui a bercé l’enfance du cinéaste taïwanais signe la fin d’une époque, après quoi Tsaï Ming-liang s’écartera de la salle de cinéma avec sa série des Walkers, pour pénétrer l’espace muséal.
L’exposition au centre Pompidou fut une merveilleuse occasion de découvrir et redécouvrir la série des Walker Films, entamée en 2012 et qui compte neuf films à ce jour. La série des Walkers met en scène Xuanzang, le grand moine de la dynastie Tang. Vêtu d’une longue robe rouge, Lee Kang-Sheng incarne ce moine aux pieds nus qui déambule avec une lenteur extrême à travers différentes villes. Les Walker Films évoquent l’épisode historique du pèlerinage de Xuanzang vers l’Ouest. Au septième siècle, ce moine chinois partit en quête de textes bouddhistes et revint seize ans plus tard, avec un grand nombre de textes qui enrichirent considérablement la littérature bouddhiste chinoise. D’après Tsaï lui-même (comme il nous l’a affirmé pendant notre entretien), ces films questionnent notre propre position de spectateur, qui s’écarte de la salle de cinéma pour rejoindre l’espace muséal. Le corps du public se mettait alors en mouvement, et déambulait à la manière du moine Xuanzang à travers les diverses salles où les films étaient projetés. Ainsi, le corps filmé et le corps du spectateur étaient mis en regard l’un avec l’autre, ce qui bouleversait notre propre rapport à l’image en mouvement.
Au cours de la série, nous avons alors l’occasion de voir Lee Kang-Sheng se déplacer dans différents lieux, le plus récent étant le centre Pompidou lui-même avec Where, le dernier film de la série tournée dans le musée en 2022. La marche du moine est extrêmement ralentie, et tranche avec la vitesse de son environnement, avec la violence du trafic, la densité de la foule de passants. Par contraste, le moine semble faire un éloge de la lenteur, de l’importance de l’ancrage à l’instant présent. Confronté à ces images de musées, le spectateur est lui-même tenté de ralentir son rythme, pour éprouver le corps du Marcheur. Cette réponse contemporaine à la frénésie de notre monde prend tout son sens dans les murs d’un musée, lieu de passage où chaque visiteur avance à son propre rythme. Nous étions tentés de nous attarder longtemps, dans l’attente du prochain plan. Quelque chose d’extrêmement paisible émanait alors du marcheur imperturbable, qui continuait d’avancer à travers les espaces des films, silencieux et solitaire. Ce refus de la vitesse, ainsi que le refus de la parole, fait du Walker un spectateur pensif, témoin de la marche du monde.
Depuis toujours, Taipei occupe l’arrière-plan des histoires de Tsaï Ming-liang. Toile de fond de la société moderne, décor de théâtre de destins qui s’entremêlent, cette ville est le symbole d’une société qui est entrée dans l’âge moderne à une vitesse folle. D’ailleurs, la capitale de Taïwan est aujourd’hui un endroit clé des nanotechnologies et des technologies de pointe et sur le marché des semi-conducteurs, Taipei est un territoire surpuissant. Désormais, la technologie sur laquelle sont fondées nos sociétés dépend de ce pays, et même de cette ville. Alors quand débute Days (2021), le dernier long-métrage de Tsaï, avec ses images filmées hors des murs, notre regard s’agrandit brusquement.
Nous y suivons le parcours de Anong Houngheuangsy et Lee Kang-sheng, qui commence, pour ce dernier, dans un grand jardin donnant sur la montagne. Après 30 ans de films, nous avons eu le temps de voir le corps de Lee vieillir : l’énergie explosive qui habitait le corps de l’acteur dans Les Rebelles du Dieu Néon semble s’être évaporée. Au fil des Walkers dont la réalisation s’étend sur une quinzaine d’années, nous pouvons également observer le pas de Lee devenir de plus en plus lourd. Assis sur une chaise devant une fenêtre, le regard tourné vers l’extérieur, le reflet de la nature se reflète dans la vitre et se superpose à l’image de l’acteur. Nous le retrouvons quelques temps plus tard dans le jardin où, lentement, il s’étire. Loin du vacarme de Taipei, ses gestes paraissent moins nerveux. Pour la première fois, l’acteur paraît serein. Tsaï nous avait laissé avec Les Chiens Errants en 2013, et Days marque un nouveau début à son œuvre, comme si nous assistions à une forme de renaissance. Avec autant d’espace laissée à la nature, le corps se repose enfin, s’étire et s’assoit. Après la douleur qui a laissé le corps contracté, il faut maintenant retrouver un point d’équilibre. Dans cette nature pluvieuse, Tsaï Ming-liang semble avoir trouvé un endroit où se cacher, respirer.
Le montage maintient une séparation de la nature et de la ville, qui permet à Tsaï de cultiver cette tension entre intérieur et extérieur, entre intime et public. Ce procédé garde également les deux acteurs séparés, menant des vies parallèles dans deux espaces différents durant la première partie du film, pour finir par les unir dans le même plan au cours d’une brève étreinte. Quand Anong et Lee se rencontrent enfin dans une chambre d’hôtel où Anong masse Lee contre de l’argent, ce sont deux espaces et deux mondes qui se rencontrent. Le massage est bien une sorte d’alibi, et ce rapport sexuel tarifé permet d’écarter toute notion sentimentale à la scène qui montre deux solitudes qui entrent en résonance. Leurs errances se répondent par-delà les coupes du montage et leurs corps réunis connectent les espaces. Cette porosité des lieux accompagne une intimité qui déborde. La rumeur de Taipei reste audible même dans ces chambres fermées et ancre cette rencontre dans son époque agitée, au détriment des corps qui peinent à se faire entendre. Le malaise des interactions humaines naît de cette non-étanchéité, car jamais rien ne paraît tout à fait fermé. La seule protection de ces personnages est de se taire pour préserver un peu d’eux-mêmes, et le corps reste résolument clos.
Après des années à interpréter le Marcheur dans une dizaine de chapitres, la lenteur de Lee Kang-sheng reste imprimée dans notre rétine, et sa distance au monde dresse un tableau défaitiste de notre rapport aux autres. Pourtant, un lien mystérieux se tisse dans cette rencontre, comme si Lee décidait d’être à nouveau dans le monde, d’exister aux yeux d’un autre. En effet les corps fragmentés que filme Tsaï cherchaient jusque-là à se cacher, mais l’interaction muette à laquelle nous assistons dans Days est une sorte de baptême (pour une fois, celui-ci semble réellement levé un poids des épaules du personnages, là où les tentatives pour se soulager dans les autres films se soldaient par des déceptions et une solitude accrue). Cette scène ouvre la voie à une évolution dans la spiritualité du Marcheur, qui prend sa source dans un échange sensible. À la fin du massage, Lee offre une petite boîte à musique à Anong qui tourne timidement la manivelle. Les quelques notes cristallines qui s’échappent consacrent leur lien sacré, les deux hommes se séparent à nouveau et retournent dans leur vie nouvelle, lavés de leurs douleurs.
L’image fixe, étirée dans sa durée, nous offre une expérience quasiment picturale. Elle s’offre à nous comme une photographie rhabillée de sons. Nous avons le temps d’observer chaque détail, le regard se promène et divague jusqu’à connaître les plans par cœur. Il est intéressant de constater que grâce à cette durée qui s’installe, avec la caméra qui se fait témoin de déambulations triviales, Tsaï nous offre un nouvel espace où le public peut prendre le temps de regarder. Or depuis la pandémie et l’essor des plateformes de streaming, les salles de cinéma sont de moins en moins fréquentées, les films peinent à trouver de nouveaux espaces de projection. Ironiquement, lors de sa distribution en France, Days a d’abord été accessible sur Arte avant d’être projeté des mois après au cinéma. La manière dont le public regarde les productions cinématographiques actuelles est une préoccupation centrale pour les nouveaux cinéastes, et il n’est plus rare que les films soient diffusés maintenant directement sur les plateformes privées sans passer par l’étape de la projection en salle.
Les films de Tsaï reposent à l’inverse sur l’expérience de spectateur en salle, où nous sommes seuls mais entourés des autres, et la conscience de ces étrangers si proches de nous dans un lieu clos participe à l’émotion que l’on voit à l’écran. Dans toute sa filmographie, nous constatons que le cadrage en lui-même est une fenêtre photographique vers un nouvel espace, un nouveau sanctuaire pour les cœurs et les corps mal aimés. C’est un soulagement lorsqu’une larme silencieuse perle sur la joue de Lee Kang-Sheng dans l’avant-dernier plan de Days. Ce qui était si contraint peut enfin discrètement se détendre, ce qui était stagnant enfin s’écoule. Le cinéma est peut-être en cela une sorte d’espace immatériel en lui-même, une religion avec ses propres autels, ses propres fantômes. Ce cinéma qui anime, rassemble, qui nous rappelle notre humanité commune et notre solitude partagée.
Regarder un film de Tsaï Ming-liang, c’est assister à un jeu gracieux entre ce qui se noue et ce qui se dénoue. Parfois on peine à suivre son rythme, parfois on s’endort, parfois on s’ennuie. Systématiquement pourtant, alors que mon esprit était une inextricable pelote, l’écoute attentive du cinéaste m’a offert un lieu où je pouvais commencer lentement à tirer un bout du fil.