« Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. »
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Gallimard, 1938, p. 21.
De nuit, une femme traverse la forêt landaise, habillée d’un costume d’où jaillissent des gerbes de feu. La caméra, en travelling latéral, heurte les branches, les mottes de terre, accentuant l’hostilité du terrain. Rien n’est lisse, rien n’est glorieux. Ce feu-là n’éclaire pas un ciel de fête ; il se frotte à l’opacité du sol, à la résistance du réel. La pyrotechnie ne vient pas sublimer le corps mais l’exposer, l’encombrer, le mettre en péril. La lenteur du mouvement et la pesanteur de la tenue évoquent une situation limite, comme celle d’une gravité altérée : les premiers pas sur la Lune – la combinaison protectrice, le tracé au sol – autant d’éléments qui renvoient à une expérience primitive de la marche. Mais ici, la combinaison est en feu : ce n’est plus un pas vers l’exploration, mais un geste ludique dont chaque pas est chargé d’un risque tangible. Son costume retiré, la femme murmure, entre lucidité et désenchantement, à son père qui l’assiste : « Ils ne sont pas assez gros, pas assez spectaculaires », soulignant le décalage entre l’attente d’un spectacle pyrotechnique sensationnel et la rudesse de la pratique : porter du matériel inflammable sur soi, risquer la brûlure, composer avec l’obscurité.
Loin de l’imagerie festive ou solennelle des feux d’artifice – qui accompagnent d’ordinaire les célébrations nationales, les victoires militaires ou les commémorations officielles –, Mona Convert fait lieu d’une déconstruction, d’un trouble, d’une force à éprouver, filmant le feu au plus près de ses résistances : trop lumineux pour le capteur, trop rapide pour les vitesses d’obturation, imprévisible dans ses éclats. L’image est souvent abîmée, mise en crise. Et c’est dans cette défaillance visuelle que s’inscrit une vérité : ce feu n’illustre rien, n’orne rien, ne célèbre ni pouvoir ni mémoire. Il surgit comme une faille, une vibration dans la nuit, une matière indocile. Mona Convert s’en empare comme d’un langage à part entière, brut, instable, sans syntaxe ; elle en fait un outil d’insubordination poétique. C’est précisément dans cette crise de la représentation que se loge la puissance politique du geste de Mona Convert : montrer ce qui ne se laisse pas dompter. Sans rejeter le spectaculaire – les charges explosives sont minutieusement préparées dans le paysage –, le feu brûle sans récit, ne se plie pas à une interprétation imposée, résiste en refusant l’image nette.
Cette résistance visuelle rejoint une subversion plus large : celle des usages historiques et politiques du feu d’artifice. Si, depuis l’époque baroque, la pyrotechnie s’est instituée comme instrument de la souveraineté — manifestation du pouvoir, de l’unité nationale, de la grandeur étatique —, Mona Convert en retourne les logiques. Ici, les explosions sont horizontales (normalement interdites), les charges artisanales, les lieux incertains, les effets éteints dans l’eau. On ne fête rien. On ne rend hommage à personne. Ce sont des feux sans scène, sans drapeau, sans discours. Des feux qui ne cherchent pas à dire, mais à éprouver, révélant autant une maîtrise qu’une inquiétude chez des silhouettes nocturnes, membres d’une même famille.
Le collectif familial qui les manipule inscrit cette pratique dans un territoire à la fois intime et quasi déterritorialisé, pourrait-on même dire fantasmagorique : on roule de nuit, on traverse des paysages fragmentés, loin des représentations attendues des Landes avec leurs pins alignés. Pas d’appartenance nationale ici, mais une entreprise presque fictive, dont on aperçoit seulement le sigle Pyro’7 floqué sur un sweat-shirt, qui semble mener une action pyrotechnique à la fois absurde et radicalement libre. Mais cette liberté apparente n’est pas exempte d’ambiguïtés. Derrière la beauté des gestes, une tension affleure, plus sourde, plus intime : échanges abrupts, réponses sèches – signes d’un lien familial heurté, où les affects circulent avec peine. Ce monde rural, nocturne, paraît hanté par une forme de patriarcat larvé, où les femmes, bien qu’au centre de l’action pyrotechnique, doivent parler fort, s’imposer doublement, comme si leur légitimité demeurait fragile. Le film ne dissimule pas cette tension : elle traverse les gestes, les voix, les corps. Dès la première fête, avec cet énorme cochon grillé sur des palettes, s’impose une imagerie brute, archaïque, presque sacrificielle. Loin d’un espace libéré et pacifié, Un pays en flammes montre plutôt une zone frictionnelle, traversée à la fois par des forces de dérèglement visuel et par des restes de domination sourde. Ce « pays en flammes » ne renvoie pas à une nation insurgée, mais à un fragment de monde reconfiguré par le feu : une forêt landaise. L’insurrection, ici, ne prend pas la forme d’un soulèvement collectif mais celle d’une micro-pratique d’insubordination. C’est un feu que l’on croirait mineur, mais intransigeant. Un feu qui fait dérailler les formes dominantes de l’apparition en les rendant opaques et vulnérables.
Ce qui se joue dans Un pays en flammes, ce n’est pas tant la mise en scène du feu que sa percée brutale dans le champ de l’image – surgissement fragile, intraitable, qui échappe aux cadres narratifs et techniques. Avec Jacques Rancière, on peut penser l’image non plus comme simple représentation d’un contenu idéologique, social ou narratif, mais comme lieu d’un écart, d’une tension entre ce qui se montre et ce qui résiste à être vu. Le feu filmé par Mona Convert matérialise cet écart : trop violent pour l’objectif, trop fuyant pour le cadre, trop instable pour se laisser inscrire dans une continuité, il dérègle les conditions mêmes de lisibilité de l’image. Ici, il ne s’agit pas de voir, mais de traverser – de subir, parfois, une expérience physique et sensorielle qui fait vaciller les repères habituels. Cette perturbation opère comme un dissensus dans le régime du visible : elle ouvre une brèche où une autre politique de l’image devient possible, non plus fondée sur l’illustration, mais sur l’épreuve du sensible. Les feux d’artifice parcourent le film comme des images-sensations. Il ne s’agit plus alors uniquement de l’image filmée, mais de ces éclats eux-mêmes, dans leur manifestation réelle, comme formes éphémères d’une expérience sensorielle brute. Le film, en tentant de capter leur intensité, révèle alors une aporie : il ne parvient pas à restituer pleinement la violence de ces manifestations, notamment sur le plan sonore, comme si le dispositif cinématographique peinait à contenir ce trop-plein de sensible. Les feux d’artifice apparaissent moins comme objets spectaculaires que comme symptômes d’un excès – d’un réel qui échappe.
Un pays en flammes ne montre pas une insurrection : il en propose l’expérience. Une insurrection formelle, au cœur même de la matière visuelle et sonore, qui dérègle l’équilibre entre lumière et obscurité, entre son et silence. Convert compose avec des matériaux poreux, qui refusent la clôture. Ce feu, plus qu’une figure, devient un punctum au sens barthésien – ce point de l’image qui, sans se signaler, touche, bouleverse, déplace –, lacérant la surface visuelle, la consumant de l’intérieur. C’est dans cette combustion que le politique se manifeste – non comme discours, mais comme intensité ; non comme représentation d’un soulèvement, mais comme insurrection du regard lui-même. Le titre du film, « Un pays en flammes », suggère une promesse de renversement, mais en la reconfigurant : le « pays » n’est pas un État, mais un territoire affectif, instable, précaire, étrange. Ce feu ne conquiert rien. Ce n’est pas une nation qui se soulève, mais une insurrection des formes, des intensités, des rapports au visible. Convert fait du feu une contre-pédagogie du regard : ce qu’on croit devoir voir – structure, netteté, composition – est défait au profit d’une matière en excès, qui déborde la représentation.
Cette insubordination ne va pas sans violence. La matière utilisée – bidons d’essence, poudre noire – engage les corps dans une relation de proximité risquée, marquée par une éthique de précaution (bouteilles d’eau, extincteurs, cagoule en place, repérage du terrain). Le feu impose sa propre dramaturgie du danger et fait du film un espace traversé par les traces d’un désastre écologique. Difficile de ne pas penser aux incendies récents qui, chaque été, ravagent les pinèdes landaises : leurs stigmates, encore visibles dans le paysage, infusent silencieusement l’imaginaire du film. Dès les premiers plans, quelque chose résonne – l’étrange sensation de jouer, au sens propre, avec le feu. Convert ne filme pas une nature vierge, mais un territoire meurtri, traversé par une mémoire du ravage. La dernière séquence en donne une condensation saisissante : la performeuse en prise directe avec les flammes, dans une sorte de corps-à-corps nocturne. On y lit autant la menace que la beauté, autant la tension destructrice qu’un ajustement fragile aux forces du sol. C’est moins un affrontement qu’un pacte instable, une danse au bord du basculement. La chaleur, l’éblouissement, la proximité du feu rappellent la guerre, mais dessinent surtout les contours d’un soulèvement intime, presque mythologique.
Ce geste gagne en puissance par l’attention portée à l’écoute, patiente et suspendue. Tandis que l’image vacille, le son, peu à peu, révèle ce qui demeurait en retrait : au loin, des applaudissements. Un léger basculement s’opère alors – ce que l’on croyait strictement intime, marginal, se révèle perçu, vu, reçu. Ce surgissement différé du public évoque Tardes de soledad d’Albert Serra, où la caméra, focalisée sur le cœur de l’arène, laisse les spectateurs hors champ, relégués à une périphérie quasi fantasmatique. Mais chez Mona Convert, cet écho du public ne survient qu’après coup. Tout le film tient sur un silence : celui qui précède chaque mise à feu, que le père de famille exige comme une condition – « Silence pendant le feu. » Dans cette suspension s’accumule la tension. Là s’ancre aussi le point d’équilibre du film : entre le fracas des explosions et la légèreté des cendres flottantes, la nuit s’ouvre comme un espace d’apparitions. L’étalonnage sensible et rigoureux de Gonçalo Ferreia (collaborateur de Pedro Costa) soutient cette quête d’une visibilité non souveraine – au moindre reflet sur l’écran, le film semble s’effacer, remettant en question jusqu’à son support de diffusion. Mona Convert transforme la pyrotechnie en territoire de l’incertain, où l’image brûle encore de ce qu’elle ne parvient pas tout à fait à montrer. Les lucioles côtoient les braises ; l’œil, pris dans la nuit, renonce à la dominer.