Avant même un récit, des personnages ou une immersion, Une année polaire offre le plaisir rare de l’émerveillement. Nous suivons la première année d’enseignement d’un jeune instituteur au Groenland, mais les images que nous retenons paraissent périphériques : une aurore boréale, l’apparition d’une ourse, le surgissement d’une baleine, des plans fugitifs de maisons battues par les vents et la neige. Davantage que d’un message écologique ou d’une passion topographique, ces moments témoignent d’un goût de la merveille, d’une beauté suffocante et pourtant à la lisière de la banalité. Ce sont ces plans peut-être qui justifient l’impulsion vers le lointain, vers le nu ou vers le blanc : pas seulement donner par le cinéma une dignité à ces individus inuits dont on ignore tout des souffrances ou de l’histoire, mais rapporter le sentiment de ce que c’est que d’habiter un lieu, d’y être ou d’apprendre progressivement à y vivre.
Malgré son attrait pour les plans de nuit et de ciel étoilé, Collardey ne choisit pas le documentaire à la Guzman : frontal, violemment politique, excessivement poétique, passionnément métaphysique, avec une voix off lyrique ; au contraire, il préfère des allusions à l’histoire du Danemark, au réchauffement climatique, et évite les symbolisations, procédant par petites touches et refusant la démonstration. Il ne fait pas non plus du Werner Herzog, filmant l’aventure jusqu’aux limites de l’idiotie ou de l’innocence. Herzog en arrive à capter des comportements de survie qui deviennent instinctifs, au-delà de la psychologie ou de la stratégie rationnelle, où l’homme se dépasse pour un objet qui est de l’ordre du vide, de l’inutile, de l’immotivé. Collardey, au contraire, ramène tout à l’utile, et son personnage d’instituteur apprend peu à peu à être utile à ses élèves et au village où il habite, il apprend aussi aux habitants et aux enfants que sa présence est utile et profitable. Collardey organise alors son film selon un double mouvement : d’un côté, il s’appuie sur la fiction pour réfléchir à la situation politique du Groenland, son rapport à l’économie, à la langue, à la reconnaissance de son identité et l’évolution de l’instituteur devient le reflet d’un souci d’intégration et de respect ; de l’autre, il cherche des gestes, des situations anthropologiques où la temporalité mute, devenant attention devant la conduite de l’Autre, fascination devant la précision technique d’habitudes ancestrales.
Ce passage continu de l’un à l’autre peut gêner au premier abord par son systématisme et sa naïveté, la fiction ressemblant à un Cheval de Troie qui ne sert qu’à donner une articulation narrative à des images dont la nécessité n’est animée finalement que par la volonté de montrer, de conserver et non de raconter. Le dispositif est pourtant intelligent, car le cinéaste se garde d’oppositions trop évidentes, même si on identifie facilement la partie fictionnelle à ce qui arrive à l’instituteur et la partie documentaire à la famille du petit enfant rebelle qui émeut tant l’instituteur : c’est-à-dire la grand-mère et le grand-père, puisque la tradition de la tribu veut que les enfants ne soient pas élevés directement par leurs parents. Mais même au sein de la captation documentaire, il existe une mise en fiction, puisque le grand-père ne meurt pas réellement : le cinéaste cherche un prétexte pour filmer des cérémonies funéraires. De même, au sein de la progression de la fiction, il y a aussi une position de vérité documentaire, puisque l’équipe qui filme paraît voir les beautés du monde en même temps qu’elles se produisent : l’étonnement de l’instituteur ne fait que reproduire celui du cinéaste et le montage respecte cette ressemblance.
Ce qui semble affaiblir le film tient plutôt à son rapport à ce qui relie ces deux gestes : le désir de transmettre, désir qui est aussi celui de Collardey. L’acte d’enseignement est programmé, dès le début, pour qu’il réussisse. La transmission séculaire au sein des Groenlandais est particulièrement efficace mais sa finalité devient de plus en plus fragile, problématique : pourquoi encore transmettre l’art de chasser, la langue, la manière de vivre dans la nature hostile si tout cela est condamné à disparaître ? Cette menace et cette extinction, le spectateur l’a constamment à l’esprit lors de la vision du film. Collardey reste finalement collé à une vision édificatrice de la transmission, qui devient parfois édifiante. Cette idéalisation est sans doute le cœur d’une utopie, mais la libération de celui qui a appris, le destin contrarié, contradictoire de ce qui a été appris, il n’en parle pas. Il se contente d’une vision de la relation et de l’attachement qui ressemble trop à un figement, cherchant dans l’apparence du geste ce qui au final nous dédouane de la fragilité de l’essence.