La Cinémathèque du documentaire à la BPI accueille du 5 au 14 mai 2021 une rétrospective en ligne consacrée à l’intégrale documentaire de Dominique Cabrera (qui s’accompagne de la sortie du livre Dominique Cabrera. L’intime et le politique, dirigé par Julie Savelli) [11] [11] Dominique Cabrera. L’intime et le politique, Paris, Éditions De l’incidence, 2021, 440 p. La sortie de l’ouvrage initialement prévue mi-avril ayant été repoussée au 6 mai, celui-ci n’était pas disponible au moment de la rédaction du présent article. . Si la cinéaste opère à la fin des années 1990 un tournant plus marqué vers la fiction, avec entre autres Nadia et les hippopotames (1999), Le Lait de la tendresse humaine (2001) ou Corniche Kennedy (2016), elle développe et poursuit depuis plus de trente ans une œuvre documentaire dont l’unité, en dépit de la diversité des objets sur lesquels elle porte son regard singulier, ne peut que frapper, formant différents cycles : la banlieue parisienne, l’histoire des Pieds-noirs, les luttes sociales, ou encore sa propre vie. Il est des cinémas qui, par leur délicatesse et leur humilité, invitent à la précaution dans l’écriture presque par mimétisme ; et l’on voudrait pouvoir rester à la hauteur du geste, inviter à regarder tout en laissant exister les films, analyser sans figer, impossible gageure ; peut-être peut-on commencer par les approcher, en esquissant d’abord les contours de ces cycles.
La banlieue constitue un premier champ d’exploration dans les années 1980-1990, avec six films, courts et moyens métrages, centrés sur un lieu, les personnes qui l’habitent ou l’ont habité. Dans J’ai droit à la parole (1981), la caméra suit un collectif d’habitants qui entend participer à l’aménagement de l’espace extérieur commun d’une cité de Colombes. Puis, quatre films dessinent à la fois un tableau d’une ZUP de Mantes-la-Jolie, et d’émouvants portraits individuels. La Tour, spectacle d’Ahmed Madani, réinvestit une tour du Val Fourré vidée de ses locataires et vouée à la destruction, rejouant aux balcons les vies et les récits de la cité (Un balcon au Val Fourré, 1990). Le film ne saurait cependant être réduit à une simple captation ; notamment parce que le hors-scène – les coulisses, le public et l’espace des tours – font l’objet aussi pour eux-mêmes de l’attention. Dans un décor semblable, Dominique Cabrera tourne un an plus tard ce qui est presque une variation documentaire sur le dispositif de la pièce d’Ahmed Madani : elle accompagne sur les lieux d’anciens habitants qui y racontent les années vécues (Chronique d’une banlieue ordinaire, 1992). La mémoire émouvante et plurielle des habitants, contrastant avec les espaces dépouillés ou jonchés de gravats, se substitue aux anciennes images de la communication officielle qui ouvrent le film, décrivant une utopie d’emblée caduque, tout comme dans Rêves de ville (1993). On y mesure l’échec des politiques urbaines mais aussi l’affection des habitants pour ce qui fut leur cadre de vie. Dans un court métrage, Réjane dans la tour (1993), qui n’est pas sans rappeler certains portraits d’Alain Cavalier, c’est encore dans les étages d’une tour, à l’occasion de son travail quotidien d’entretien, que le film esquisse le portrait pudique et bouleversant de Réjane, employée d’un organisme de réinsertion professionnelle. Les couloirs vides, à la fin, résonnent alors autrement ; une porte fermée clôt le film sur cette vie aperçue.
Après le Val Fourré, la cinéaste et son équipe vont s’installer un an dans une Poste de la Courneuve, autre banlieue marquée par la paupérisation. Le film saisit le quotidien des agents et des usagers de ce qui est encore alors un service public, et où patiente et s’impatiente une population prisonnière de la précarité et des employés souvent réduits à l’impuissance. Le désespoir est suspendu à l’ouverture des guichets, à l’attente des versements qui permettront de survivre, et une terrible tension monte quand vient le jour des « allocs ». Le film met à nu, plus cruellement encore que dans les autres chroniques de la banlieue, la violence des injustices sociales, mais les mécanismes s’incarnent ici dans le singulier, dans un film qui laisse d’abord exister ses personnages pour eux-mêmes, laissant entrevoir autant de récits possibles, comme celui d’une mère et sa fille échangeant sur l’absence d’un père en attendant au guichet, ou encore les joies et contrariétés d’une jeune femme que l’on devine sur son visage changeant, au fil de ses visites à l’agence.
S’attachant aux lieux et aux personnes, aux individus comme à leur inscription dans le collectif, Dominique Cabrera brosse à travers les six films une peinture de la banlieue en creux et en relief : en creux, sans appuyer, se lit un tableau politiquement accablant, où saillent, en plein, des vies vécues, figures ordinaires et extraordinaires, vivantes. Il est cependant des films dont on souhaiterait qu’ils aient vieilli, et que trente ans plus tard, ils fassent moins cruellement écho à notre actualité.
L’enfance de Dominique Cabrera, pour partie passée dans des HLM normands, non loin de Mantes-la-Jolie, a sans doute joué un rôle dans le choix de tels sujets. La dimension autobiographique est pleinement assumée dans les films consacrés aux Pieds-noirs algériens : deux documentaires, Ici là-bas (1988), Rester là-bas (1992), auquel on peut rattacher une fiction, L’Autre Côté de la mer[22] [22] Auxquels il conviendrait d’ajouter le livre Rester là-bas, récit d’un tournage mais aussi envers d’un autre film qui aurait pu se faire. Dominique Cabrera, Rester là-bas. Pieds-noirs et Algériens, trente ans après, Paris, Éditions du Félin, 1992, 146 p. (1997). Ici là-bas est un court métrage qui met en scène les parents de Dominique Cabrera, qui ont quitté l’Algérie après 1962. Dans Rester là-bas, elle part à la rencontre de ceux qui n’ont pas fait le même choix que ses parents, qui sont restés en Algérie, ainsi que de leurs enfants. Les déambulations de Dominique Cabrera, en Algérie, et surtout dans sa mémoire, s’entrelacent aux rencontres. La scène qui tient lieu d’épilogue à Ici-bas pourrait servir d’exergue à Rester là-bas, comme aux autres films de son œuvre du reste. La jeune sœur de Dominique Cabrera regarde un extrait de film. C’est La Règle du jeu de Renoir, et un échange fameux : « Tu comprends, sur cette Terre, il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons […] Moi je suis pour que chacun les expose librement[33] [33] Il pourrait être intéressant de noter que Renoir est aussi, pour les mêmes raisons, la référence invoquée par un autre cinéaste qui s’est intéressé à la fois à la banlieue et à l’Algérie, Rabah Ameur-Zaïmèche. » . Les histoires des parents et des personnages de Rester là-bas sont pris dans la trame du vécu. C’est à cette complexité que se rend disponible la cinéaste – sans que cela signifie non plus le relativisme. Ainsi, prendre en compte l’attachement des habitants à leur passé au Val Fourré n’était pas contradictoire avec le constat de la ségrégation sociale qui s’y opère. Observer la complexité dans les individus n’est pas pour autant renoncer complètement, pour reprendre une formule de Fanny Colonna dans Rester là-bas, à « tracer une ligne entre le juste et l’injuste ».
D’autres films reviendront plus tard sur l’héritage du passé pied-noir de la cinéaste, de loin en loin. En effet, le film de famille sur l’Algérie se prolonge plus tard également en un cycle plus nettement autobiographique, avec Demain et encore demain. Journal 1995 (1997), le court métrage « sur le pouce » Ranger les photos (2010), Goat Milk (2013) et Grandir (2013). Demain et encore demain est le journal d’une dépression et d’une reconstruction, au rythme de la démolition et de la reconstruction, au fil du film, de la maison qu’on voit de la fenêtre, par une très belle coïncidence. La caméra, maniée au jour le jour par la cinéaste, y apparaît comme l’instrument non de la prise de distance, mais plutôt d’un renouvellement du regard, d’un retour aux choses, d’un contact renouvelé avec le monde[55] [55] Voir les analyses qu’y consacre Juliette Goursat dans Mises en « je ». Autobiographie et film documentaire, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, coll. « Arts série Hors champ », 2016, 282 p. . La caméra permet aussi l’échange avec sa mère sur la naissance de celle-ci, confidence qui donnera lieu à une enquête des sœurs Cabrera à Alger, dans Grandir. Réalisé à partir des films de famille tournés pendant dix ans, ce film donne à voir des bribes de vies, les fixant aussi, alors que le temps passe. « J’ai besoin que plus tard ces images-là, de leur présence, de notre présence continuent d’exister, que ça reste », commente-t-elle off. « Comme cette nappe, là, que je filme », ajoute-t-elle, parcourant une nappe de famille saisie dans sa texture, qu’on croirait toucher, avec sa trame granuleuse, ses taches, dans toute sa réalité.
Comme dans le cinéma de Ross McElwee, auquel on pense beaucoup devant Grandir, en dépit de la différence de ton et de persona, le retour des images d’archives, les visages captés à différentes époques, donnent à penser la transmission, malgré la mort au travail, de tout ce qui perdure. Ces héritages prennent tant de formes : l’insomnie, « malédiction des Cabrera » dont la famille plaisante, l’histoire algérienne, les physionomies et traits de caractères, les images conservées… On retrouve, portées à une plus grande généralité, les questions qui orientaient le cycle algérien. Comment faire, avec une histoire qui n’est pas la sienne, mais dont on hérite ? Qui n’est pas son histoire, mais qui l’est de fait [66] [66] « Comment les enfants héritent-ils du choix de leurs parents ? Pour nous, pour nos enfants, il me semblait que les sources souterraines de nos vies étaient plus mouvantes, plus imprévisibles. Le travail, c’était d’essayer de rester dans le sillon, de rendre plus complexe la question posée et de jouer avec », Dominique Cabrera, Rester là-bas. Pieds-noirs et Algériens, trente ans après, op.cit., p. 90. Dans Ici là-bas, on entendait déjà : « Je regarde leurs visages que je connais depuis toujours, qui sont ce que je connais le mieux et je me dis que quoi que je pense je suis le produit de ces visages, de ces corps, de cette histoire ». ? Et que du reste, les parents n’ont pas forcément vécue comme des décisions délibérées ; la vie, « ce n’est pas romantique », c’est « un coup après l’autre », comme dit Fanny Colonna dans Rester là-bas. L’une des spécificités du cinéma de Dominique Cabrera est aussi justement cette appréhension de la vie au jour le jour, une vie dont la matière est le quotidien.
Dans les années 2000, Dominique Cabrera travaille surtout à des fictions, même si on y décèle des inspirations autobiographiques et si la veine politique de son cinéma documentaire s’y retrouve. Mais elle réalise alors également plusieurs essais aux formes originales, où l’on retrouve des questionnements récurrents. Le Beau dimanche (2007) trouve son origine dans un atelier théâtral ; des comédiens y rejouent une journée de la Révolution française, la fusillade du Champ-de-Mars, guidés par « deux anges », un scénariste (Laurent Roth) et une historienne (Sophie Wahnich) – les histoires et l’Histoire, encore une autre formule qui s’appliquerait à d’autres films de Dominique Cabrera. Les comédiens y proposent une vision incarnée de l’Histoire, où, comme dans La Règle du jeu, victimes et garde nationale ont chacun leurs raisons – et les comédiens y jouent tour à tour les victimes et ceux qui les ont fusillés. Quand un récit individuel est recueilli, les autres comédiens se figent, portant l’attention sur la parole de chacun, tout en l’associant à la construction de l’action collective. On comprend alors qu’en 2018, la vidéo de « l’appel de Commercy » des Gilets jaunes ait particulièrement frappé Dominique Cabrera au point qu’elle y consacre un essai au titre pasolinien, Notes sur l’appel de Commercy (2019). C’est la fascination pour un plan-séquence au cours duquel des Gilets jaunes, tour à tour, partagent la tribune, qui donne à la cinéaste le projet de documenter cette prise de parole, et de filmer la rédaction d’un communiqué par un collectif, ainsi que l’entrée d’acteurs politiques nouveaux. Le court métrage Je marche avec nous toutes (2020), sur la manifestation féministe du 23 novembre 2019, expérimente une autre manière de rendre compte, sous forme d’un clip, de l’imbrication du singulier et du collectif dans la lutte sociale, la musique et le montage reliant les portraits et les pancartes[77] [77] On retrouvera cette attention à la manière dont se mêlent, se superposent les points de vue des grévistes dans Nadia et les hippopotames, par exemple, qui se déroule pendant les mouvements de grève de 1995. .
Les prénoms des anonymes y sont égrenés, chantés, tout comme, à la fin du Beau dimanche, les comédiens jouant les pétitionnaires redonnent tour à tour le nom de leur personnage du peuple. Dans cette attention au nom, qui revient dans plusieurs films, les enjeux sont existentiels autant que politiques . Depuis le court-métrage J’ai droit à la parole en 1981, jusqu’aux témoignages sur les luttes sociales en 2018 et 2020, c’est bien aussi de cela qu’il s’agit : donner noms aux anonymes, filmer leurs visages dignes de cinéma (comme celui, inoubliable, de Réjane), raconter des fragments des « vies minuscules » (Pierre Michon), les histoires ordinaires, « les gens ordinaires de cette période extraordinaire » comme les appelle la cinéaste elle-même, pris dans le tissu des jours. Et cela va de pair avec la nécessité de faire entendre les voix, celles qu’on ne songe jamais à écouter, ou celles qui luttent pour se faire entendre.
Dominique Cabrera s’intéresse aux histoires jamais montrées, mais aussi aux actes de parole de ceux qui n’ont pas d’habitude voix au chapitre. « Nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais » déclare une Gilet Jaune dans Notes sur l’appel de Commercy, qui documente la naissance de cette parole comme un acte politique collectif et engagement individuel. Les personnages révolutionnaires incarnés lors de l’atelier du Beau dimanche, dix ans plus tôt, déclarent que « ceux qui n’ont pas le droit de vote doivent pouvoir se faire entendre de ceux qui font la loi ». Un jeune homme de Mantes-la-Jolie, dans Rêves de villes est bouleversé par les mots de Césaire : « ma bouche sera la bouche de ceux qui n’ont pas de bouche ». Dominique Cabrera, de film en film donne le plein « droit à la parole » – même celle qui est difficile à entendre, voire, dans certains cas, à écouter. La réalisatrice laisse le dernier mot à celles et ceux qu’elle écoute : quand certains films affichent plus explicitement leur démarche, ce sont toujours les personnages qui la formulent, à charge pour le montage de faire éclater la justesse des formules recueillies pour donner à lire le film. Ainsi du personnage qui fait la manche, en ouverture d’Une Poste à la Courneuve : « Il est beaucoup plus important de regarder, mais de ne pas toucher ». Dans un Balcon au Val Fourré, un jeune homme du public interpelle : « Si je peux rajouter un mot encore : j’espère que si vous nous demandez de vous dire ce qu’on en pense, ce sera pas juste pour l’avoir entendu, quoi ». Dont acte. Il sera dans le film. Sa parole a été non seulement entendue, mais prise en compte.
En ouverture du Beau dimanche, Dominique Cabrera est émue de partir à la rencontre « des visages et des corps qu’[elle] ne connaî[t] pas encore », ajoutant : « J’aime le visage de l’inconnu, il me fait un peu peur ». C’est donc tout à la fois avec intérêt et précautions que se pose le regard de la cinéaste sur les personnes et les lieux, pour mieux écouter. Dans le cycle sur la banlieue comme dans les films algériens, on entend parfois, hors-champ une voix si reconnaissable, qui interagit parfois avec ses personnages, mais sans adopter la posture classique de l’interviewer ; une voix qui invite plus qu’elle n’interroge. « On peut dire n’importe quoi ? » lui demande un usager de la Poste. « Ce que vous voulez. Qu’est-ce que vous avez envie de raconter ? » lui répond une voix empreinte de délicatesse, presque timide, à peine captée par le micro. Dans le livre Rester là-bas, Dominique Cabrera commente ainsi plusieurs échanges : « est-ce que je veux lui arracher quelque chose ? […] Qu’il me donne ce qu’il voudra, je prends tout » ; « Je ne sais pas ce que je veux annoncer. Être là, regarder, entendre, c’est déjà considérable pour moi[88] [88] Rester là-bas. Pieds-noirs et Algériens, trente ans après, op.cit., p. 28., p. 39 ». Et pour les regarder, les entendre, Dominique Cabrera s’entoure le plus souvent d’une équipe fidèle, Xavier Griette au son, et Hélène Louvart à l’image. Il s’agit de se rendre disponible au réel sans le forcer, de résister aux images attendues – par exemple sur la banlieue[99] [99] « Une image ne peut pas être une preuve ; si on la sollicite, elle se transforme en propagande, elle devient fausse » ; « Pour le reste, on avait proposé, le réel avait disposé, résisté comme c’est son rôle », ibid., p. 99, p. 120. ; le montage relie, construit du sens, mais n’abolit pas la recherche, l’inattendu, ne fige pas, garde les suspensions et les ambigüités, les accueille et les recueille. On s’attarde ainsi sur les visages des proches comme des anonymes, quand la parole se tait, sur des émotions et non-dits, pudiquement saisis.
Le geste cinématographique de Dominique Cabrera semble guidé par une éthique et une poétique de l’attention : attention à chacun, dans la singularité et la complexité de son rapport au monde, et modestie. « Qui suis-je, pour lui donner des leçons ? » écrit-elle à propos d’un personnage de Rester là-bas[1010] [1010] Ibid., p. 74-75. . Ses films, qui portent pourtant un regard sans fard sur les rapports sociaux, témoignent d’une humilité devant le réel. Une disponibilité à l’autre, qui n’est pas pour autant la distance ou retrait impersonnel, mais un geste intentionnel, un certain regard qui est un acte de cinéma. De fait, la question de la distance, du « côté » où l’on se place est une préoccupation majeure[1111] [1111] Elle se pose aussi pour les personnages, sans que les réponses puissent être figées : de quel côté est-on ? Le sujet d’Une Poste à la Courneuve, résume la cinéaste dans un entretien, c’est « comment on est du côté des ‘’inclus’’ ou des ‘’exclus’’. » (« ‘’La solidarité, ça n’est pas si facile’’. Entretien avec Dominique Cabrera », propos recueillis par Lilian Mathieu, Mouvements, n°27-28, 2003, p. 65-72. . Ainsi, pour Une Poste à la Courneuve, un an d’observation est nécessaire à l’équipe pour devenir familière du lieu. Pour que les gens s’habituent, mais aussi pour trouver sa place dans cet espace exigu et cloisonné, la bonne hauteur, la bonne distance, pour trouver les points d’écoute sans intrusion mais sans dissimulation.
Dans Grandir, la cinéaste s’interroge d’ailleurs sur le fait de filmer ses proches, sensible à ce que sa démarche pourrait avoir de gênant : « qu’est-ce que j’ai à les scruter comme ça, je me demande moi-même » ; « je les regarde, je les filme, je les filme peut-être plus que je les regarde » ; « j’ai besoin de les filmer, je suis collée à eux ». Filmer Fanny Colonna dont elle se sent si proche, dans Rester là-bas, appelle cette réflexion, formulée plus tard dans le récit du tournage : « Quand on est si près de quelqu’un, il est difficile de le voir. Il y a tant et tant de plis[1212] [1212] Rester là-bas. Pieds-noirs et Algériens, trente ans après, op.cit., p. 43. » . Que cette proximité soit toujours interrogée, avec intégrité, ne surprendra pas, car les films semblent toujours s’approcher au plus près du monde tout en ne s’y imposant pas.
Il s’agit donc de se tenir prêt à la rencontre avec le réel, presque au contact du monde et des personnes. Comme s’il s’agissait de se tenir juste au bord, à l’écoute. Pourrait-on même lire en ce sens l’omniprésence des fenêtres ouvertes dans tous les films ? Dominique Cabrera filme comme on se tient au bord de la fenêtre ouverte pour regarder le monde : un regard cadré, au bord, à la fois concerné et attentif, disponible, un cadre comme occasion de rencontre, ouverture qui donne à voir, sans voyeurisme. Il est frappant que les films donnent à voir autant les textures, les matières, les objets et les décors, parfois comme si on pouvait – presque – les toucher. Le cinéma de Dominique Cabrera témoigne aussi d’une attention au monde sensible en général : ainsi l’enquête sur le passé et la mémoire s’accroche-t-elle aussi toujours aux sensations du présent.
On retrouve cette sensibilité dans une certaine manière de prendre en compte les lieux comme espaces vécus, et de filmer le rapport des lieux aux personnes. Il s’agit souvent de parcourir les espaces avec ceux qui les habitent, les ont habités. « [L]es maisons à jamais perdues vivent en nous[1313] [1313] Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957. », écrivait Bachelard ; à l’inverse ici, filmer les lieux, c’est y donner à voir les souvenirs. La caméra portée parcourt l’espace et les voix (in ou off) y déroulent le passé, donnant à éprouver un rapport sensible et sensuel au lieu, dans les chroniques de banlieue, les films algériens et/ou autobiographiques. C’est en se déplaçant dans l’espace que l’on interroge sa mémoire, dans les tours du Val Fourré ou les rues d’Alger. Dans les tours abandonnées, la remémoration au présent des vies vécues charge d’une singulière mélancolie les papiers peints arrachés, les gravats, traces physiques d’un passé révolu. Précisément d’un « balcon au Val Fourré », on ne voit pas que le balcon, on ne filme pas qu’une façade devenue scène de théâtre : la caméra rend au décor toutes ses dimensions. C’est en accompagnant Réjane dans les escaliers vides et les ascenseurs que la cinéaste peut recueillir pas à pas, au fil des tâches, les fragments d’un récit de vie. Dans Rester là-bas, difficile d’échapper au passé, et l’on s’attarde donc sur les carrelages qui rappellent le souvenir d’enfance ; les images floues ou brouillées des rues disent quelque chose de ce voyage qui s’assume comme une plongée « somnambule dans les labyrinthes du moi et de l’histoire contemporaine[1414] [1414] Rester là-bas. Pieds-noirs et Algériens, trente ans après, op.cit., p. 120. ».
Aux souvenirs se mêlent aussi les rêves d’avenir et les espoirs déçus du présent. Ainsi, ce n’est pas seulement le Val Fourré qui est « rêves de ville » ; ce sont les mêmes mots, et les mêmes paradoxes lorsque la cinéaste filme une Algérie riche aussi des utopies fraternelles, des espoirs et des désillusions de ses personnages, alors que commençait ce qu’on appellerait plus tard la « décennie noire ». La voix familière de Dominique Cabrera accompagne ainsi un crépuscule sur la ville : « Rester là, respirer ici, dans l’éclatante absence, dans l’éclatante présence de ce rêve » (Rester là-bas).
L’étroite relation des êtres aux lieux, intime et sensible, est bien sûr aussi une question politique dans le cinéma de Dominique Cabrera. La Poste de la Courneuve est un espace clos, étouffant lorsque la précarité entasse les usagers. La manière dont l’espace est mis en scène dans le film rend visibles les violences de l’ordre social. Le bureau de poste est segmenté par le plexiglas qui sépare les employés des usagers moins favorisés, et où l’on ne saurait dire qui des deux est « parqué », selon le mot d’un postier ; l’employée de ménage, des deux côtés du plexiglas, se pense du bon côté, mais se révèle à peine mieux lotie que les usagers. Ce qui condamne Réjane à la solitude de la tour, c’est qu’il n’y ait aucune meilleure solution ailleurs – meilleure que ce pourtant si maigre salaire. Ici ou là-bas, rester ou partir, ce n’est donc pas seulement le dilemme des Pieds-noirs en 1962, mais aussi les questionnements des postiers, de nombreux habitants du Val Fourré ; l’ensemble des films documentaires de Dominique Cabrera est traversé par cette question du lieu d’attache, qu’on y tienne viscéralement ou qu’on y soit assigné socialement, qu’on s’y sente enfermé ou contraint au départ.
Partir ou rester, s’interrogent fréquemment ses personnages. Et dans ces films, ne s’agit-il pas, souvent, de revenir ? C’est en tout cas le dispositif de nombreux films de l’œuvre documentaire de Dominique Cabrera. Les habitants du Val Fourré s’en réapproprient l’espace, le temps d’une pièce ou d’un documentaire après l’évacuation des tours : « ce qui revient, ceux qui reviennent un instant sur leurs traces, c’est bien eux et cela que le cinéma peut filmer[1515] [1515] Gerard Althabe, Jean-Louis Comolli, Regards sur la ville, Paris, Éditions Centre Georges Pompidou, 1994, cité dans le livret du coffret DVD Il était une fois la banlieue, Documentaires sur grand écran, 2017. », écrit Jean-Louis Comolli à propos de Chronique d’une banlieue ordinaire. Mais on pourra le dire aussi des autres films documentaires de la cinéaste. Les films algériens, mais Grandir aussi, repartent sur les lieux de l’enfance : Relizane, Vernon. Là encore, revenir, et faire avec l’écart, avec ce qui a disparu. On regarde aussi souvent les photos du passé : les archives personnelles des films autobiographiques, mais aussi les films de famille des habitants des tours. Dans Le Beau dimanche, la réalisatrice commente ainsi Michelet : « Michelet dit que faire de l’histoire, c’est réveiller les morts, leur donner une seconde prise en somme », autre forme de retour. Si l’on permet cette extrapolation, c’est aussi, dans le journal de dépression de 1995, un retour sur soi, à soi, et un retour aux choses – la caméra y est comme le trait d’union, le moyen d’une réconciliation, et le film a, comme d’autres autobiographies de cinéma, une « fonction réparatrice », comme le souligne Juliette Goursat.
Re-venir, re-jouer, re-garder, autant de manières de faire avec les « déchirures[1616] [1616] Pour reprendre le terme qu’emploie Jean-Louis Comolli pour évoquer les effets de la rupture historique de 1962 (Livret du coffret DVD Il était une fois la banlieue, p. 10.) » , ou de panser les bords de la plaie, que celle-ci soit dans le tissu social, dans l’histoire, ou l’effet du passage inexorable du temps.