Coupé en deux, le premier plan montre sur sa partie droite une dame, Madeleine, appelant un certain « Toto ». On s’attend à voir celui-ci surgir d’une chatière, mais c’est un marcassin qui apparaît. Madeleine le caresse et s’éloigne. Toto la suit. Tous deux disparaissent vers la moitié gauche de l’écran, entièrement noire. Les choses sont pour ainsi dire claires : la domestication inhabituelle d’un animal de « gibier » offre, pour le moment, une image à part. Marginale, elle n’a pas les moyens de s’épanouir dans le plein environnement de l’écran. Pierre Creton ne cherche cependant pas à conforter le caractère saugrenu de la situation en l’isolant. Au contraire, il y a une grande honnêteté à montrer Toto et l’image qui l’introduit arriver doublement – par la petite porte, par le petit cadre. Nul avènement, nul triomphe, nul spectacle. Madeleine et Toto vivent dans leur coin, dans une paix relative. Autour, les chasseurs guettent et le voisinage râle. Tous veulent, d’une manière ou d’une autre, chasser l’animal, le voir disparaître. Ainsi le premier plan du film est-il prémonitoire. Sitôt le marcassin arrivé dans les jambes de Madeleine, le voilà qui se dirige vers l’abîme. L’écran est ainsi divisé pour deux bonnes raisons. La première, secret de fabrication, a trait au format. Ayant commencé à filmer chez Madeleine avec la caméra qu’il avait sous la main (une DV 4/3), Pierre Creton a opté pour l’usage du split-screen afin de s’aligner sur le 16/9 dans lequel sont tournées la majorité des autres séquences. La seconde raison, éclatante – sinon éclatée – tient au fait que Va, Toto ! est un film sur la séparation.
Madeleine et Toto vivent dans leur coin, disions-nous. C’est en partie faux. Certes, on comprend que la première est perçue par ses voisins, bienveillants ou malveillants, comme une originale, et que la présence d’un marcassin au sein de sa maison constitue une anomalie. Le coin de Madeleine n’est pourtant pas clos. Nous n’y voyons aucun grillage, aucune barrière. Poules, marcassin et chien traînent dans les pattes les uns des autres. Le toutou prête son panier à Toto. Porte d’entrée et porte de chambre restent ouvertes à cette petite ménagerie. Ce n’est cependant pas le plus surprenant. Outre ses amies Raymonde et Sabine, Madeleine accueille chez elle le réalisateur Pierre Creton, l’invitant – ce n’est pas rien – à les filmer. Selon Madeleine, il faut en effet profiter de cette présence pour recueillir un témoignage sur l’existence de l’animal : ne plus voir le gibier (celui que l’on aperçoit toujours de loin, à travers un viseur, pour le tuer) mais, bel et bien, l’animal (de plus près, avec une caméra domestique, pour constater qu’il est justement semblable aux animaux dits domestiques). Cela dit, filmer Toto chez Madeleine procède peut-être d’une logique différente pour Pierre Creton. Bien sûr, il effectue avec sérieux – et sans doute mû par l’amitié respectueuse qu’il éprouve envers Madeleine – un travail d’apprenti éthologue. Elle rédige un journal, lui enregistre des images. Mais il y a autre chose. Madeleine s’était toujours dérobé à la caméra de Pierre. Avec l’arrivée de Toto, c’est le désir de filmer Madeleine qui tout entier revient.
Deux autres histoires composent Va, Toto !, chacune poursuivant la même logique d’un passé remontant dans le présent jusqu’à éclater à sa surface. Vincent, l’ami de Pierre, part en Inde, à Shimla, pour relever les spécificités architecturales des bâtiments datant de l’ère coloniale britannique. La ville et sa région sont peuplées de macaques. Vincent repense alors à son enfance à Paris où, quai de la Mégisserie, des singes en cage étaient à vendre. Il en désirait un, économisa et aménagea sa chambre pour l’accueillir, sans que jamais cela ne se réalise. L’autre histoire est celle de Joseph, agriculteur âgé et esseulé vivant à côté d’une ruine. Pierre Creton raconte l’avoir remarqué et suivi, jusqu’à finalement s’inviter chez lui. Joseph se met alors, sans autre forme de procès, à lui raconter ses souvenirs d’enfance et bientôt ses rêves, hantés de ces mêmes souvenirs.
Ces deux histoires, à l’inverse de celle de Toto, sont filmées en 16/9, sans jamais avoir à se ranger d’un côté ou de l’autre de l’écran. La cassure est ailleurs : Vincent et Joseph trimbalent avec eux une enfance brisée par les coups de leurs pères. Cela, les deux hommes le mentionnent, mais déjà les choses sont troubles. Joseph, par exemple, évoque cet épisode tandis qu’il raconte un rêve. Pierre Creton a en outre substitué aux voix des protagonistes celles d’acteurs professionnels. Le réalisateur justifie ce choix par le fait d’instaurer à la fois une distance et une intériorité[11] [11] « Ces voix fictionnelles, ou romanesques, c’est l’enjeu même du film. Je crois qu’on fait tous ça, se raconter sa propre vie. Et que ce n’est pas tout à fait avec sa propre voix, mais avec une voix fictionnelle, romanesque. […] Ce choix des voix étrangères répond aussi à la nécessité de donner une distance à chacun par rapport au récit de sa vie. Comme je faisais le choix de filmer de vraies personnes, avec leur vraie vie, cette distance était nécessaire. S’ils avaient parlé avec leur propre voix, ça aurait été cruel, impudique ». Pierre Creton. Propos recueillis par Cyril Neyrat le 09 août 2017 à Vattetot-sur-mer. comme une autre manière de conjuguer le proche et le lointain. Qu’il n’y ait plus de vives voix, mais que d’autres se fassent entendre malgré tout, dit surtout que si quelque chose est mort (une ancienne blessure ou désir ancien), cette chose subsiste autrement, et de manière souterraine.
Si les souvenirs, comme un marcassin réchappé d’une partie de chasse, sortent du bois, c’est que Pierre Creton a pris le prétexte de l’invitation à venir filmer Toto pour accueillir davantage encore : une histoire d’amour, et une histoire d’amitié ; un voyage en Inde, et un voyage dans les rêves de Joseph. Les animaux, ces sans-voix qui gravitent autour de chaque personnage et dont le sort est d’emblée réglé tacitement ou légalement, sont le point commun à ces récits. Il y a le gibier, donc, chassé puis réfugié clandestinement. Il y a les macaques de Shimla, proliférant en trop grand nombre selon l’État d’Himashal Pradesh qui a décidé d’ouvrir une saison de chasse six mois par an. Il y a les chats sauvages que nourrit Joseph. Le chien de Pierre, avec qui il dort enlacé. Les vaches qu’il trait, enfin. En ouvrant son film au-delà de la maison de Madeleine, Pierre Creton cherche à leur faire de la place tout en observant celle(s) qu’ils tiennent. Les allers-retours du plein écran au split-screen disent alors tout d’une partition hommes/animaux qui ne cesse de s’ajuster, de se déplacer, de se contredire.
Ainsi Vincent se rend-il compte qu’il se sent plus proche des singes que de ses semblables, avec qui il ne parvient pas à communiquer. À Shimla on s’apprête à tuer les macaques alors même qu’ils y sont vénérés. Un chasseur se plaint de l’existence d’un animal dont il sait pourtant qu’il a été créé par l’homme, à travers le truchement de croisements génétiques. Madeleine s’éprend d’un marcassin quand bien même elle s’apprête à déguster une saucisse aux lentilles. Du DV au 16/9, du documentaire à la fiction, Pierre Creton réalise un film à la mesure du dérèglement dans lequel sont pris les animaux et auquel il prend largement part.
C’est que Pierre Creton occupe, lui-aussi – et au cinéma du moins –, une place à part. Ouvrier agricole et cinéaste, il doit pour des raisons professionnelles tourner le plus souvent sur ses lieux de travail et leurs environs. La situation est rare (et l’on pense, actualité oblige, à Jean-Luc Godard filmant la fabrication d’un film dans ses propres bureaux de production[22] [22] Voir notre critique de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma. ). Pierre Creton occupe surtout invariablement un endroit, le même de puis le début : les campagnes normandes, ses fermes et bocages. Si Va, Toto ! est à ce jour son film le plus « produit », son cinéma n’a de fait pas pu bouger. Certes on s’écarte vers Shimla, certes on est allé enregistrer des actrices et acteurs renommés en studio pour qu’ils et elles prêtent leurs voix. Toujours est-il que depuis Secteur 545, son premier film, la question est restée la même : « quelle est la différence entre l’homme et l’animal ? ». Avec l’arrivée de Toto chez Madeleine n’est pas seulement revenu le temps de filmer, mais de se reposer à soi-même la question.
Humains battus et sangliers abattus, singes plus semblables que les semblables, Va, Toto ! semble apporter sa réponse : les ressemblances finiront par avoir la peau des apparences. D’ici là, comme le dit Madeleine à Pierre, « il faut être patient avec toutes ces choses qui ne sont pas résolues dans votre cœur ». Si les évidences sautent aux yeux du réalisateur, ses contradictions lui tombent dessus, comme il le filme lors d’une scène de cauchemar où, dans le hangar à vaches, il se ramasse sur la tête la trombe de lait qu’il est payé à leur prendre. Les bovins sont alors en fond. Nous n’en voyons que les pattes et les queues derrières leurs enclos. Pierre Creton, piteux, baisse le nez, tout aspergé qu’il est. Humilié ou honteux, sa mine dit l’inverse d’une célèbre scène du cinéma dont celle-ci semble inspirée. Dans La Ligne Générale, une crémière riait aux éclats tandis que sa machine à condenser le lait se mettait, lui éclaboussant le visage, à produire en geysers. L’épiphanie, chez Eisenstein, était aussi un cauchemar déguisé en rêve, celui de la ferme transformée en industrie. Chez Creton ne subsiste que le cauchemar. La machine à rêves, comme il le dit à l’endroit de Joseph – qui a arrêté de raconter les siens – s’est tarie.
À la fin, chacun est de nouveau dans son coin et, ce faisant, se prépare à disparaître aux yeux des uns et des autres ; à leurs oreilles également. Va, Toto ! ne se finit pourtant pas en silence. Tandis que défile le générique, des chants d’oiseaux s’élèvent. Le proche est aussi le lointain. Le familier est aussi l’inconnu. Que faire des animaux, de leurs vies, de leurs présences ? Les accueillir dans un film, comme Madeleine les accueille chez elle. « La balle est dans votre camp » dit-elle à Pierre Creton alors qu’elle l’invite à prendre sa caméra. Aussitôt la phrase dite, c’est une autre balle que nous entendons retentir, celle d’un fusil de chasse. Le réalisateur rend le coup avec l’écran pour terrain de jeu. Récits, témoignages, cris, grommellements, piaillements y forment des chœurs discordants que le cinéaste-paysan, citant l’extrait d’un poème de Wallace Stevens[33]
[33] « Here in the North, late, late, there are voices of men,
Voices in chorus, singing without words, remote and deep,
Drifting choirs, long movements and turning of sounds.
And in a bed in one room, alone, a listener
Waits for the unison of the music of the drifting bands
And the dissolving chorals, waits for it and imagines »
Extrait de The Sick Man
, rêve de voir s’unir. Va, Toto ! sonne exactement comme Vattetot, le village où habite Madeleine. Le jeu de mot est enfantin. Il murmure pourtant le rêve du film : ça se rapproche.