Un effet.
Sur une pente sociale, il n’est pas rare que l’on se demande, en sortant d’un film, si on l’a aimé ou pas. Il n’est pas rare non plus que l’on se sente obligé au moment de s’adonner à l’écriture, de se munir de son jugement. Mais ce réflexe n’est peut-être pas le bon. Il pourrait être plus indiqué, concernant Vers l’autre rive, de suspendre son jugement pour remonter à un effet. Aucun débordement affectif ne s’est imposé à moi pendant la projection ; mais je suis cependant resté, tranquillement, sur mon siège, durant tout le générique final. Et cet état a continué à transparaître ensuite, une fois dehors, dans le rythme de mes pas, tandis que je formulais verbalement une légère déception. Peut-être est-il parfois intéressant d’écrire, davantage que pour exprimer une opinion, pour prolonger et comprendre un effet. Après tout, les films ne se résument peut-être pas aux idées que nous nous en faisons a posteriori, ou alors faut-il veiller à ce que ces idées intègrent l’expérience du film elle-même.
L’origine de ma déception n’est pas difficile à cerner. Comme toute déception, elle résulte d’une attente, dans ce cas liée au nom du réalisateur aussi bien qu’aux discours entourant le film, et le décrivant comme un mélodrame. Je ne recommanderais pas d’entrer en salle la tête grosse des souvenirs de Borzage, Sirk ou Minnelli. Si le mélodrame se voit souvent accolé l’épithète flamboyant, on s’aperçoit rapidement que le Kurosawa, à quelques exceptions près, et à l’image de la froideur métallique de la cuisine où tout commence, se déroule dans une atmosphère peu riche en couleurs et en contrastes.
Dans cette cuisine, Mizuki, rentrée chez elle après avoir donné une leçon de piano et fait des courses, s’affaire à la préparation de « perles shiyatama ». Elle occupe alors le centre du cadre, avant que la caméra n’effectue un léger panoramique vers la droite, libérant un espace vide. Comme si elle soupçonnait une présence, Mizuki se retourne. Après quelques changements d’axe, un homme finira par pénétrer dans le champ. Une conversation s’engage alors, avec une retenue surprenante eu égard à ce qui se passe : cet homme est le mari de Mizuki, disparu depuis trois ans, qui lui confirme sa mort et dit avoir fait un long chemin pour la retrouver. Sans cri de terreur ou effusion sentimentale, il semble que Yusuke rentre plutôt après une simple journée de travail, attendu par sa femme qui lui rappelle d’enlever ses chaussures et lui offre ce qu’elle vient de préparer. On pourrait même se demander si ce n’est pas l’odeur de la cuisine qui a attiré ce spectre hors de l’autre monde. On peut être fantôme et bon vivant.
Une simple effectuation
Yusuke, rapidement, propose à Mizuki de l’accompagner dans des endroits où il a vécu, afin d’y retrouver des personnes l’ayant aidé. Le défunt semble parfaitement conscient de sa condition, et notamment du fait que sa présence ne saurait être permanente. Aussi demande-t-il à sa femme d’emmener avec elle des prières, lui disant qu’elle n’aura qu’à les brûler pour rentrer. Le film nous dote ainsi dès son ouverture – tout ceci intervient avant le générique de début – d’un programme minimal, qu’il déploiera tout en le divisant en trois étapes. A chacune, le couple trouvera une affaire de fantôme, qu’il résoudra avant de repartir aussitôt, sans que la nouvelle vie des personnages libérés de leurs revenants ne soit évoquée plus avant. Le récit poursuit tranquillement son cours et semble constitué de telles disparitions, de quasi-évacuations pouvant susciter un sentiment de déception voire d’embarras chez le spectateur guettant le moment où il pourra ouvrir toutes grandes les vannes lacrymales.
Tout le film semble suivre le modèle de la première apparition, placée, dans la simplicité des moyens et la retenue de l’expression, sous le signe de la déflation dramatique. Il respecte de fait un contrat implicitement inscrit dans cette ouverture. L’intérêt de Kurosawa, familier des fantômes, et qui a toujours fait confiance à ses histoires, pouvait aller à ce type de récit suivant sans afféteries l’évolution d’un drôle de couple mixte. Cependant, quelque chose peut, cette fois, sembler manquer. Les films de Kurosawa reposent à bien des égards sur une économie du double (vivant/mort ; actuel/virtuel ; rêve/réalité) qui a pour corollaire une économie du retournement. Souvent, les récits se construisent autour d’un mystère dont la levée amène à la redistribution des rapports initiaux (je renvoie aux exemples récents de Shokuzai et Real). Rien de tout cela ici, du moins en apparence.
Un retour, une renaissance
Les principales composantes de ce cinéma – le double, le jeu des morts et des vivants – sont là, mais peut-être suffit-il de l’absence d’un ingrédient (on cherchera en vain ici la faute ou le crime terribles) pour passer d’une économie du retournement à l’histoire d’un retour. De fait, Vers l’autre rive, en se passant de méfait sanglant ou de trauma spectaculaire, s’oriente vers l’intime. La dimension psychique qui sous-tend toujours les manifestations surnaturelles n’a d’ailleurs jamais été aussi sensible. Tout pourrait s’apparenter à un travail de deuil, qui rejoint d’ailleurs un autre motif cher à Kurosawa : celui de la renaissance. Le retour de son mari est pour Mizuki l’occasion de mener à bien son deuil, mais cela signifie, contrairement aux apparences ou aux attentes premières, qu’elle sera le véritable objet de la renaissance. Ce contrepied est une des beautés du film, qui associe un retour vers les endroits appartenant au passé de Yusuke à une double redécouverte de son époux et d’elle-même par Mizuki.
Si, chez Kurosawa, ceux qui se trouvent du côté de la vie ont besoin des morts pour vivre, c’est qu’ils ont déjà quelque chose de la mort, et qu’il n’existe pas de frontière hermétique entre les deux côtés ; tout est de chaque côté virtuellement présent et soumis à un principe d’échange. C’est aussi pourquoi, chez lui, l’épreuve de l’autre (monde ou personne) – ou peut-être vaudrait-il mieux dire du double – est une épreuve de révélation, qui ouvre à chacun l’accès à une vérité de soi. C’était particulièrement évident dans Doppelganger, où le double du personnage principal réalise tous les désirs que ce dernier refoule (abordé sous l’angle psychologique, le double n’est rien d’autre que la projection, dans une figure hallucinatoire ou réifiée, de désirs ou de craintes intérieurs). Mais Cure offre peut-être un exemple plus intéressant, en mettant en scène un hypnotiseur qui, lui-même vidé de toute personnalité, agit comme révélateur de la personnalité profonde des autres. Autrement dit, le double est cette figure vide, qui ne prend sa consistance que par l’autre (ces exemples montrent bien, si besoin en est, que la question du double dépasse largement celle du fantôme, et survient dès qu’il y a mise en jeu de l’identité – elle reste à l’œuvre dans un film quasiment dénué de surnaturel comme Tokyo Sonata). Dans la mesure où il permet une expression de soi où régnait auparavant la soumission à la convention et à l’autorité – l’autre monde est aussi une dimension critique –, il participe d’un processus de renaissance.
Science, fiction, artifice
Certains propos de Kurosawa [11] [11] Dans un entretien paru dans les Cahiers du Cinéma n°715, octobre 2015. indiquent clairement un certain optimisme et l’orientation vers l’avenir de ce dernier opus, puisqu’il déclare avoir retranché du roman qu’il a adapté des scènes relatant la vie passée du couple. Il confie, dans le même entretien, avoir au contraire ajouté d’autres moments, où l’on voit Yusuke assurer des cours de physique. Les pauses pédagogiques peuvent causer de la gêne en ce qu’elles ont souvent pour fonction de fournir, dans un tintement bruyant et caractéristique, les clefs de la signification. Mais dans ce cas, il n’est pas impossible que le tissage entre le discours du professeur et le travail que le film accomplit par ailleurs ait quelque agréable subtilité. Le contenu du premier cours ne nous étonnera pas si, comme nous venons de le dire, la figure du double suppose une dialectique du vide et du plein. Pour faire vite, celui-ci permet d’affirmer que le vide existe, que le monde en est même rempli (il suffit ici de remplacer « rempli » par « doublé ») et que son vrai visage se trouve dans ce rapport entre plein et vide. Émanant d’un mort, la signification est assez limpide : si le vide existe, alors pourquoi pas l’autre monde, et moi-même. Le plus intéressant, cependant, est l’étrange dialectique ici supposée entre vérité scientifique et matière poétique de la fiction. La fiction n’illustre pas une thèse scientifique, mais la science donne plutôt à la fiction une nouvelle valeur. Puisque la science nous apprend que la réalité n’est pas simplement ce que l’on voit, et que la fiction nous montre ce que l’on ne saurait voir, alors la fiction ne doit pas être simplement envisagée comme un plan distinct de la réalité : elle donne plutôt à voir par ses propres moyens une réalité possible.
Il faut souligner que la démonstration de Yusuke a comme point de départ la lumière : c’est en étudiant sa double nature, à la fois onde et particule, et en abordant le fait que les ondes les plus réduites, équivalentes à zéro, peuvent néanmoins être mesurées, que l’existence du vide est établie. La lumière est un objet à la fois existant et non-existant. Difficile alors de ne pas penser à l’usage que Kurosawa fait de la lumière, qui accompagne souvent chez lui les manifestations spectrales. Les variations de lumières, mais aussi les coupes dans lesquelles s’effectuent les apparitions trouvent ainsi à être interprétées comme des moments de passage entre deux mondes co-existants. Il est frappant que le cinéma de Kurosawa d’un côté fasse intervenir les spectres naturellement, comme des voisins en visite, et d’un autre le fasse à l’aide de procédés artificiels, à l’encontre de la fameuse transparence traditionnellement associée à la simple captation du réel. Ce n’est plus de la continuité documentaire (par le dépôt de lumière sur la pellicule photochimique, selon la croyance et la pratique spirite), mais des pouvoirs de la fiction et de l’artifice que l’on attend la manifestation des fantômes. En conséquence de la manière dont Kurosawa se rattache ici au discours scientifique et à la conception de la réalité qui en émane, ce sont les moyens propres de la fiction qui s’avèrent les plus capables d’élever cette dernière à une espèce de dignité réaliste. Le partage entre science et fiction est ici on ne peut moins clair ; l’une et l’autre s’enrichissent plutôt mutuellement.
Je vois les esprits raisonnables froncer les sourcils. Les fantômes existeraient, et Vers l’autre rive serait un film réaliste ? Le film lui-même aide à répondre à ces questions. Oui, les fantômes existent, comme le vide dans la conception scientifique, c’est-à-dire comme production expérimentale, dans la mesure où il y a un appareil qui les fait apparaître. La manière dont le cinéma de Kurosawa fait appel à la croyance du spectateur, sans sacrifier à la recherche de l’illusion de naturel, peut être rapportée à une conception de la réalité qui en fait un lieu d’invisible et de passages, et fait de l’artifice l’élément non pas contraire mais nécessaire à la réalisation ou à l’actualisation de tels passages. L’artifice est du côté de la réalité, mais justement en tant qu’elle est artificielle. Il va sans dire que le régime de croyance ainsi produit est tout à fait sain, s’adressant justement à la croyance et non à la crédulité : on nous demande uniquement de croire à ce qui affiche sa facticité. Au-delà du « je sais bien mais quand même » qui laisse entendre que l’on croit à la fiction malgré sa fausseté, on se trouve dans un cas où le chemin vers la vérité passe par la fausseté, celle-ci devenant positive. [22] [22] Selon cette logique, le croyant n’est pas celui qui se laisse duper par une illusion, mais celui qui est le plus apte à voir la réalité comme elle est vraiment, au-delà des partages usuels qui soutiennent un certain discours « réaliste ». Le film fait intervenir deux figures traditionnelles de croyants, souvent associés à une croyance irrationnelle : un enfant et un moine. Le cas du moine est particulièrement symptomatique et amusant, puisqu’il déjoue nos attentes. Le moine, comme figure vouée à une spiritualité le menant au-delà des réalités matérielles, pourrait déceler la vraie nature de Yusuke…mais ce n’est pas le cas. C’est que le fantôme ici se donne sous un paradigme scientifique, et relève finalement d’une forme d’immanence qui se marie mal avec des conceptions d’ordre religieux. Le voir dans sa pleine réalité suppose donc une croyance (et donc un regard), mais une croyance spécifique, étrangement équilibrée, où le vrai transite par l’artifice, l’objectif par le subjectif, et où la valeur dernière et l’acceptation des phénomènes ne dépendent pas d’un partage définitif et donné a priori entre réalité et irréalité. Par son innocence, l’enfant est peut-être plus à même d’être un croyant au sens que prend ici ce terme.
Passages
Mais l’appareil en charge de produire les apparitions n’est pas nécessairement technique, il peut tout aussi bien s’agir d’un appareil psychique, et la production expérimentale se confondre avec une projection mentale. Nous revenons sur un terrain plus raisonnable si l’on remarque que la lumière ou le montage signalent en même temps un passage d’un autre monde à l’intérieur du nôtre, et un passage à l’intérieur de l’esprit du personnage. Le monde de vide qui est à l’intérieur du nôtre n’est rien d’autre qu’un monde de l’esprit, que nous remplissons. Aussi Kurosawa nous montre-t-il par deux fois Mizuki en train de se réveiller, suggérant que tout ce que nous venons de voir n’a qu’une réalité mentale. Entre la coupe qui fait passer un fantôme du visible à l’invisible, et celui qui fait passer du réel au mental, il n’y a pas de différence essentielle : tout participe d’une pratique et d’une théorie du passage. Passage entre deux mondes, entre actuel et virtuel ; mais le passage peut se concevoir à un niveau individuel, comme passage entre deux états voire entre deux êtres.
Le deuxième cours prodigué par Yusuke concerne l’existence de multiples univers et le fait que la mort du nôtre ne signifierait pas la fin de tout mais pourrait être conçu, à une échelle supérieure, comme un commencement. Tandis qu’il délivre ces connaissances, le regard de Yusuke est rivé sur sa femme. L’on comprend ainsi que ce retournement de la fin en commencement lui est adressé et que sa valeur première vient de ce qu’il est susceptible de provoquer à l’intérieur de son être. Donnée dans le cadre d’un cours, donc comme réalité scientifique, c’est avant tout une fiction qui doit accompagner Mizuki dans sa renaissance en lui donnant les moyens d’envisager le commencement d’une chose dans la fin d’une autre. Il faut voir derrière la simplicité de la mise en scène de Kurosawa le geste émouvant d’un fantôme qui donne à celle qu’il aime les moyens de continuer à vivre, c’est-à-dire de se détacher de lui.
Double réconciliation
Une relation de dépendance semble unir les vivants et les morts. A plusieurs reprises, Mizuki exprime la tentation de suivre son mari dans l’autre monde. Ce risque d’être absorbée dans le monde du double transparait à travers un autre personnage, Kaoru, qui retient son mari défunt dans ce monde-ci. Mais la conséquence directe est une inversion : Kaoru, nous dit son beau-père, a l’air d’une morte. Pour les vivants, il importe d’avoir une image positive de la mort, et de ne pas faire de l’être perdu son unique raison de vivre. Un deuil est réussi lorsque sa propre existence ou l’existence du monde ne dépend plus de celle de l’autre. Mais il y a encore dans le film un autre double de Mizuki, incarnant une autre manière de vivre en étant morte. Il s’agit de Tomoko, une ancienne maîtresse de Yusuke. Le fait d’avoir connu le même homme n’est pas seul en jeu ; le rapport entre les feux femmes est suggéré par la similitude des gestes et la symétrie du découpage. Lors de leur discussion, Tomoko, sourire glaçant sur les lèvres, apprend à Mizuki qu’elle s’est mariée et vivra sans doute une vie ordinaire jusqu’à sa mort. Mais une existence réduite à une fonction sociale d’épouse est déjà une mort avant la mort.
Koaru et Tomoko peuvent être qualifiées de doubles de Mizuki dans la mesure où elles sont confrontées à un problème similaire et sont des images de ce qui pourrait advenir d’elle ; encore une fois, il faut chercher la vérité d’un personnage non pas directement en celui-ci, mais dans ce qui l’entoure. Mizuki ne fait ainsi que se disséminer dans les autres ; et alors qu’elle apparaît comme un personnage calme, avec des airs d’infirmière, c’est toujours sa propre guérison qui s’opère à travers les résolutions. Ainsi, lorsqu’elle se retrouve confrontée à l’apparition d’une petite fille aimant jouer du piano, la formule qu’elle lui adresse et qui permet à la situation de se dénouer – jouer selon son propre rythme – est celle qu’elle aurait elle-même besoin d’entendre.
Le film s’ouvre sur un cours de piano donné par Mizuki à une petite fille dont la mère reproche à Mizuki de la faire jouer au mauvais tempo. Celui-ci, selon elle, pourrait être plus rapide et joyeux, ce qui éviterait à l’élève certaines erreurs. Cette lenteur anormale nous signifie d’entrée la mélancolie dont la professeure est la proie. Plus largement, cela signifie qu’il existe un lien entre musique et intériorité. Cette idée est confirmée lorsque Mizuki répète le précepte de ses parents, selon lequel il faut être fidèle à son « son intérieur ». Puisqu’il faut en passer par l’autre pour arriver à soi, cela signifie qu’il faut apprendre à s’écouter, que s’obtiennent d’un même coup la compréhension mutuelle et l’expression individuelle. La renaissance ne sera rien d’autre que ce double mouvement liant réconciliation avec l’autre et avec sa propre existence.
Rythme intérieur
Parmi tout ce qu’on pourrait appeler les figures d’intériorité, il faut ajouter aux moments où l’on pénétrerait dans un monde autre ou mental, ceux où la caméra s’approche de Mizuki, ou reste fixée sur son visage, portant l’attention sur ce qui se produit en elle. Tout pourrait être issu de son esprit, mais c’est aussi en elle que tout reflue et change, que de nouvelles sensations s’expriment. Un beau moment, nappé de musique, montre Mizuki confier à Yusuke un secret dans une joie apparente. Ce moment d’échange est touchant mais comporte aussi quelque chose d’étrange : le secret n’a en lui-même rien de joyeux, et il est accompagné d’une musique trop romantique pour être en accord avec ce qui se dit. Sans doute la joie vient-elle ici du fait même de se confier, de s’exprimer, et la musique s’accorde-t-elle plutôt à un sentiment de Mizuki qu’à l’action visible. Cet usage de la musique, qui survient volontiers à des moments d’échange verbal, est récurrent dans le film, si bien que la fonction de la musique, bien plus que de souligner le lyrisme des actions (qui en sont assez dépourvues) pourrait être de nous donner à entendre le « son intérieur » de son personnage.
On trouve un tel usage de la musique dans une autre séquence réunissant le couple, où le décalage, du fait de la position et du statisme des corps, est encore plus saisissant. Mizuki demande à Yusuke la raison de son retour, et celui-ci répond qu’il l’aime ; mais chacun, allongé sur le côté dans l’un des deux lits qui ont été rapprochés pour former un lit double, tourne le dos à l’autre. Il n’aurait pas été difficile de renforcer la puissance émotionnelle d’un tel moment en y faisant figurer quelque élan qui se serait accordé aux cordes de la bande-son. Mais parions qu’il y a là un principe de mise en scène et une logique du récit ; il importe que les effusions sentimentales et les rapprochements physiques soient retenus pour ne pas brûler les étapes du processus de renaissance. C’est ainsi que s’installe, au milieu de ce qui semble parfois un pur alignement de non-événements, une progression dramatique en mode mineur. Les deux personnages finiront par se rapprocher, mais ce rapprochement n’a de sens que comme résultat, au moment où faire l’amour n’est plus une manière de renforcer la dépendance envers le mort, quand Mizuki, après avoir été touchée par différentes rencontres, est déjà à l’écoute d’elle-même, et prête au départ de l’autre. Il faut que le corps de Yusuke soit déjà affaibli pour que la distance qui le sépare de Mizuki soit abolie.
L’usage de la musique obéirait donc finalement moins à une logique du genre mélodramatique qu’à la spécificité d’un film tourné vers l’intérieur de son personnage, soucieux d’épouser son tempo. Là réside peut-être l’explication de l’effet singulier du film, le sentiment de déception devant son émotion retenue. Mais c’est cette retenue qui, provenant du cœur invisible d’un récit ménageant sa place au vide, permet de saisir la vérité des affects du personnage. La faiblesse est une justesse. Derrière l’absence de retournement spectaculaire, on s’aperçoit que l’essentiel du cinéma de Kurosawa est là, que le film mobilise tout autant les possibilités du double et une logique d’échange. On retrouve ici le goût de la narration qui ne s’étouffe pas des contraintes du vraisemblable et demande à être portée par notre croyance. Certains moments semblent avoir quelques difficultés à se lier, mais c’est qu’ils valent comme étapes ou touches dans un processus, et non comme enchaînement bien huilé de causes à effets menant à une résolution grandiose. Il est d’ailleurs significatif que la résolution soit ici une disparition et non une apparition ou une révélation factuelle. Et si la relative simplicité des événements expose davantage sans doute à ne pas être saisi, la transformation des protagonistes, pour être subtile, a lieu. Au fond, en substituant le retour au retournement, Vers l’autre rive conduit à se demander si nous apprécions la mesure autant que l’excès. Pas de tempête, mais une brise qui souffle néanmoins, comme celle qui, entre Mizuki et le fantôme de la petite fille jouant du piano, fait voleter les rideaux, et nous fait demeurer sur notre fauteuil.