Le très beau film de Sylvain George Vers Madrid porte un double titre : son sous-titre est The Burning Bright, par quoi se fait entendre à la fois l’éclat du feu qui embrase la ville et la ferveur des corps, mais aussi l’incandescence des braises qui sous la cendre attendent le souffle qui fera resurgir la flamme. Les indignés d’Espagne ont su mettre le feu aux poudres et c’est de la Révolution espagnole qu’il s’agit lorsque la foule madrilène occupa au printemps 2011 la place de la Puerta del Sol. Le peuple rassemblé dénonça la dictature néolibérale et s’insurgea contre la domination économique et financière qui met à genoux tous les peuples européens, bafouant les libertés et les droits fondamentaux formulés au siècle des Lumières et conquis au fil des luttes du XIXème et du XXème siècle. Mais si ce soulèvement est politique, c’est parce qu’il fait entendre la révolte d’une jeunesse maltraitée, des travailleurs méprisés, des émigrants humiliés. Le vent violent et utopique qui anima ce rassemblement, la joie et la colère du peuple sont ici l’objet majeur du film qui pour autant ne devient jamais un film militant. Il ne se charge en effet d’aucune propagande ou message explicatif ou incitatif. Pas de commentaire critique, pas de parole en surplomb. La caméra reste inséparable de la mêlée révolutionnaire dont elle recueille le témoignage et les traces. Lorsqu’elle s’éloigne du terrain des luttes et de la scène centrale des opérations collectives, c’est pour occuper un autre espace, se promener dans une zone métaphorique où l’inflammation du ciel, le scintillement de l’eau, la palpitation des lumières comme celle des arbres et des fleurs font vivre notre regard selon un tout autre régime. Tout se passe alors comme si cette révolution qui nécessairement n’aura qu’un temps appartenait déjà et pour toujours à un autre monde, tenace, irréductible dans sa fragilité même. Le ciel, les arbres, les rues et les avenues assistent comme nous à cette mobilisation de toutes les énergies désirantes et contestataires. Ainsi le film, dépourvu de tout volontarisme idéologique, adopte une position à la fois ambitieuse et modeste : il s’agit de construire la présence de nos propres corps et de nos propres regards de spectateurs au cœur d’un événement aussi intempestif que précieux pour les peuples de l’Europe entière. Pouvoir enfin ici parler de peuple est déjà le signe de la puissance créatrice et transformatrice qui anime le film et qui se communique au spectateur que je suis : loin de Madrid et si proche de ces acteurs dont nous partageons la rage et la jubilation, nous voudrions accroître leur espoir par notre foi en leur action. Après une introduction véhémente où le rassemblement populaire réunit plusieurs générations de citoyens lutteurs, la caméra quitte les clameurs toniques de la foule et part visiter la ville en son centre et en sa périphérie comme on visiterait l’Europe entière : c’est un printemps hirsute et suave, plein d’épines et de fleurs, comme cette révolution ; on y croise la nuit des corps misérables qui dorment blottis comme des tas de chiffons sales sur le trottoir sous le clignotement des distributeurs de billets. Puis ce sont les barres bétonnées des logements alignés dans des banlieues sans âme, les panneaux qui incitent au commerce ou rappellent les interdictions. C’est bien là notre monde du nord au sud et d’est en ouest qui défile et qui attend le printemps des consciences révoltées. La caméra se promène et nous ramène lentement vers le centre de Madrid où les émigrés, vendeurs à la sauvette, bravent des policiers qui ressemblent à des guerriers surarmés tels de lourds coléoptères à l’affût de leurs proies. Là, les indignés s’organisent pacifiquement, joyeux et déterminés, sûrs d’entraîner derrière eux l’Espagne et l’Europe entière. On peut alors entendre le bruissement des voix multiples jusque dans leurs contradictions. Sylvain George laisse toute la place aux corps qui parlent, qui chantent et qui dansent, aux corps qui souffrent et ne cessent pas au cœur de ce tumulte enthousiaste de chercher leur place, de faire entendre leur combat et d’incarner la légitimité de leur plainte, la mémoire de leurs luttes, la leçon de leurs échecs, leurs conseils et propositions pour la victoire de demain. Peuple du refus filmé dans la grâce de son combat, voisin des fleuves et des plantes, habitant du jour et de la nuit, peuple nu ou déguisé qui fait face à la sombre armée de plastique et d’acier qui semble avancer sans corps et sans regard. Le pouvoir devant ce brasier avance, écrase et n’écoute rien de l’appel que lui lance cette foule amoureuse de son propre combat. Révolution européenne mais si espagnole dans son idiome sonore, musical, et chorégraphique. Des séquences carnavalesques et baroques portent la marque de la mémoire hispanique, celle qui hérite de Cervantès, de Caldéron, de Lorca et surtout de la guerre antifasciste livrée autrefois à Franco. Le « Sin miedo », le « sans peur » retentissant, résonne partout et c’est le tintamarre du courage que nous font entendre les poings tambourinant la tôle avec frénésie. Que de belles et fortes images qui nous font trembler d’espoir puis nous ramènent au silence des épines et des fleurs qui marquent ce printemps. Une belle figure se tient au milieu du désordre, celle d’un émigré venant d’Afrique qui confie au cinéaste les étapes cruelles qu’il a dû traverser pour arriver jusque-là. Quelle place aura-t-il dans la nuit des indignés ? maintenue centrale ou finalement négligée ? La voix populaire réclame l’égalité et l’hospitalité inconditionnelles pour ces migrants en détresse mais où seront-ils demain quand les chants de la nuit seront à nouveau réduits au silence des jours qui viennent ? Une fois encore c’est de l’Europe entière qu’il s’agit et l’émotion politique déborde ici largement le cadre madrilène. L’homme est debout dans la foule, tachant de vendre un peu d’eau ; il lui faudra rester dans la nuit quand les indignés regagneront le jour.
Sylvain George a choisi une forme exemplaire bien plus expérimentale dans sa structure et son montage que ces films du newsreel auxquels il pourrait être associé. C’est la puissance des choix poétiques qui est déterminante car il ne s’agit pas d’un récit qui rendrait compte des événements réels qui ont eu lieu à Madrid en ce printemps 2011 mais plutôt de faire advenir au visible l’énergie des révoltes, des rêves anticipateurs qui habitent tous les corps, jeunes ou vieux, face à la violence néolibérale répandue sur tout notre continent et même sur toute la planète. Ce n’est pas la réalité d’une séquence historique mais la vérité d’un désir collectif et mondial conscient d’avoir de plus en plus de mal à se faire entendre et à provoquer un vrai changement. Le film dit d’une même voix la puissance de la plainte, la virulence joyeuse du refus mais aussi l’impuissance prévisible de l’espoir révolutionnaire. Ce qui se joue dans ce brasier madrilène c’est donc aussi le débat entre le réformisme et la mutation radicale. Ce qui surgit et s’impose dans le film de Sylvain George c’est une indication précieuse et décisive : le travail poétique qui fait naître des formes nouvelles est seul capable de donner des idées et des forces aux possibilités encore inédites de la vie collective. Le cinéma a son mot à dire dans cette histoire qui concerne la grande Histoire car il fait sentir la chaleur du feu et l’éclat des braises qui alimenteront les brasiers de demain. C’est sans doute la raison du titre du film, « Vers Madrid », qui indique non seulement la direction de notre regard mais signifie aussi l’orientation de notre désir lui-même.