Il y a eu beaucoup de « retours », au Festival de Cannes, cette année. Celui de Victor Erice, après plus de 30 ans d’absence ; celui de Catherine Breillat, qui n’avait pas tourné depuis une dizaine d’années ; on peut ajouter celui d’un film de Nanni Moretti « à l’ancienne », car son nouveau film se présentait, en apparence, comme un « retour en arrière ». Après l’accueil mitigé de Tre Piani, Nanni Moretti semblait revenir à cette formule qu’il n’avait en réalité appliquée que dans deux films (Journal Intime et Aprile), c’est-à-dire des comédies-autoportraits où le cinéaste s’imagine pris dans un tournage catastrophique ; tout l’indiquait, jusqu’au titre ensoleillé (encore plus flagrant en italien, Il sol dell’avvenire, soit « Le soleil de l’avenir ») et l’affiche reprenant et actualisant celle de Journal Intime. Ce scénario, à quelques modernisations près (Netflix remplace la télévision), pourrait dater de cette époque : l’histoire d’un réalisateur vieillissant qui cherche à faire un film politique (en l’occurrence, le récit des membres d’une cellule du Parti Communiste Italien, tiraillés face à l’insurrection de Budapest de 1956, alors qu’ils viennent d’inviter un cirque hongrois), effaré par l’état du cinéma dans son pays, troublé par la relation de sa fille avec un vieil aristocrate, accablé par le départ de sa femme et productrice de toujours. Et l’on y retrouve, pêle-mêle, toutes les habitudes morettiennes du « bon vieux temps » : rêves, séances de psychanalyse, chansons, danse, parade finale. Mais Moretti, comme toujours, est un piégeur : si ses films attirent par leurs scènes de comédie réussies, ils sont aussi particulièrement complexes, parfois arides, déconstruits, pleins d’ironie cinglante. Il est vite évident que Vers un avenir radieux ne nous apportera pas le réconfort que l’on pouvait à la limite retrouver à la fin de Aprile, ou même dans la conclusion douce-amère du tragique La Chambre du Fils – s’il y a un retour aux racines, il est à la limite dans la structure du film, qui évoque plutôt les premiers longs-métrages de Moretti, ceux centrés sur de la figure de Michele Apicella, construits froidement comme des séries de saynètes tournant autour d’un fil rouge souvent vague et confus.
Moretti a, en quelque sorte, tourné un film d’il y a 20 ans comme il tourne aujourd’hui – c’est-à-dire avec une forme de distance et de froideur quasi brechtienne, qu’il semblait presque citer dans Mia Madre quand il faisait dire à Margherita Buy que ses acteur·ice·s devaient « interpréter un personnage, mais aussi être à côté du personnage » (Buy jouant, évidemment, un double de Moretti lui-même). Et si Vers un avenir radieux, drapeaux rouges du PCI et monde du cirque obligent, est moins terne que Mia Madre ou Tre Piani, il reste tout de même pris dans cette obscurité vers laquelle tend désormais son cinéma, en particulier depuis Habemus Papam. Vers la fin du film, l’acteur-réalisateur, vite rejoint par toute son équipe, tourne sur lui-même au son du vieux tube italien Voglio Vederti Danzare, citant au passage Les Onze Fioretti de François d’Assise de Rossellini – la scène pourrait être légère, sublime peut-être, mais elle a quelque chose de gris, de fatigué, loin de l’énergie libre, solaire justement, de la scène de comédie musicale qui servait de conclusion à Aprile.
Peut-être Moretti est-il ironique, voire cruel : il semble aussi sous-entendre que s’il n’a plus cette énergie, c’est parce que cette énergie n’existe plus, ni en politique, ni dans le cinéma. Difficile de nier que ce dernier film a une dimension passéiste, trouvant souvent son humour dans des conflits de génération, et pas toujours de la manière la plus fine (notamment quand il sermonne un jeune ignorant tout de l’histoire du communisme italien). Mais il ne faudrait pas le juger hâtivement, d’abord parce que ces jugements contre l’époque ont toujours existé chez Moretti (la scène mémorable de Aprile où il peste contre Heat de Michael Mann), mais aussi parce qu’elles ne sont pas totalement gratuites : s’il peut être pénible de l’entendre s’emporter, avec un ton légèrement moralisateur, contre un jeune cinéaste qui filme une scène violente et convenue, l’interminable justification qui suit (où il invite l’architecte Renzo Piano et la mathématicienne Chiara Valerio) est bien plus riche, drôle et forte, sans parler du long plan qui clôt la scène, où Moretti finit par errer, défait, alors que la scène se tourne finalement comme prévu – son intervention n’aura donc servi à rien.
Mais un plan comme celui-ci – comme tous les plus beaux plans du film – se base aussi sur le recul que Moretti semble prendre sur sa propre figure et son propre corps. Alors qu’il a eu l’habitude de ne faire ses autoportraits qu’avec un certain modernisme distancié (de l’improbable Michele Apicella des débuts qui se métamorphosait de film en film à son effacement dans les seconds rôles de Habemus Papam ou Mia Madre en passant par l’autobiographie troublante de Aprile ou Journal Intime), il semble cette fois s’intéresser à une pure auto-captation. Intérêt qui est peut-être lié à son vieillissement, que son effacement partiel dans les derniers films tendait à cacher : on sent que le souffle de Moretti est devenu plus court, qu’il n’est plus capable d’articuler aussi rapidement les répliques cinglantes d’autrefois, et quand il se filme en train de faire des longueurs à la piscine, c’est en faisant remarquer en voix off que son adaptation de The Swimmer de John Cheever, il aurait dû la tourner il y a quarante ans – quand il tournait Pallombella Rossa… D’où l’intérêt d’une scène déconnectée du récit, on pourrait dire un fragment (Vers un avenir radieux est très « fragmenté ») : ces quelques plans où Moretti joue avec un ballon de football, le fait voler dans les airs, le rattrape à la volée. Des plans filmés sur les mêmes lieux que la scène de danse évoquée plus haut, mais qui, par leur simplicité, par l’émotion de voir ce sourire inchangé et ce corps vieilli, nous touchent beaucoup plus. On pourrait aller jusqu’à dire que c’est la première fois que Moretti fait un autoportrait aussi franc, aussi précis (c’est aussi la première fois que le personnage principal porte son vrai prénom, Nanni étant l’abréviation de Giovanni), et qu’il vient justifier, conclure tous les autoportraits précédents, en les citant les uns après les autres. Il y a donc la scène de piscine, qui rappelait Pallombella Rossa, mais aussi, entre autres, cet instant où Giovanni, pris dans le péril de son film, marmonne quelque chose, puis s’explique en disant : « Rien, j’invoquais ma mère, morte il y a douze ans » – un « ma mère » qui, en italien, se dit « Mia Madre », mots qui invoquent à leur tour toute la tristesse de ce film de 2015, lui aussi autobiographique, lui aussi sur un(e) cinéaste en difficultés.
On se tromperait en voyant seulement dans Vers un avenir radieux un auteur issu du marxisme verser dans un simpliste conflit de génération : au contraire, Moretti dépasse enfin la désillusion qui le hante depuis fort longtemps (qui trouvait son apogée dans le final cataclysmique de Habemus Papam), et se laisse même aller, pour la première fois, à une légère nostalgie, voire à des regrets (quand il filme, rêveur, sa propre jeunesse romaine – et son revirement concernant Federico Fellini). Si l’on rappelle dans ces lignes, en vrac, toutes les œuvres précédentes de Moretti, c’est qu’il réalise pour la première fois une œuvre rétrospective – y compris politiquement, comme s’il invoquait toutes ses œuvres passées pour apporter du poids dans une balance révolutionnaire. On dirait presque que, en révisant l’histoire du PCI, en inventant un mouvement populaire forçant la direction du parti à rompre avec l’Union Soviétique, dans une parade finale où il fait apparaître ses anciens comédiens (et surtout comédiennes : on reconnaîtra notamment Jasmine Trinca et Abla Rohrwacher), il croit pour la première fois à la révolution. Peut-être est-ce son âge qui le pousse même, lassé d’aller « de défaite en défaite jusqu’à la victoire finale », à remplacer une défaite historique par une victoire utopique. Geste étrange : c’est dans le passé que Moretti place le soleil du monde à venir, comme s’il peignait à la fois une aube et un crépuscule – l’aurore du communisme. En cela, Moretti remonte bien à ses origines autofictionnelles, où il était tantôt psychanalyste (La Chambre du Fils), prof (Bianca), militant politique (Ecce Bombo), prêtre (La messe est finie), et bien souvent, cinéaste : il a pris l’habitude de se réinventer lui-même pour réinventer le monde, et de réinventer le monde pour se réinventer lui-même.