Rien ne nous empêche de passer notre vie à l’intérieur. Comme les araignées, nous pourrions même volontiers nous contenter des hangars des magasins et du salon de nos appartements. D’où cette première question, dont la réponse conditionne la façon dont on est susceptible de recevoir Voyage of Time, symptôme d’une civilisation attirée par l’intérieur comme par un trou noir : ne sortons-nous plus de chez nous, et de nos villes, que pour des raisons pratiques (aller d’un intérieur à un autre), narcissiques (retrouver des souvenirs), ou sanitaires (garder la forme) ?
Seconde question, plus simple, conditionnante elle aussi : lorsque Terrence Malick fait murmurer à une voix off, pour la énième fois de sa filmographie, “what is it that i love when i love you“, “I am with you mother“, ou “all things ascend from nature” (citations de mémoire), n’est-il pas pleinement conscient de la simplicité et de la redondance de ces interrogations ?
On aura spontanément envie de répondre “évidemment que non” à la première question et “évidemment que oui” à la seconde : nous sortons aussi pour nous aérer l’esprit, et Malick est au courant de ce qu’il écrit. Pourtant, à en croire le chœur de réactions suivant la projection religieuse de Voyage of Time, le 4 mai, à 20h – coup marketing autant que symbolique, le cinéma de Malick n’étant que communion permanente – le présupposé dominant du public tenait à des réponses exactement inverses : à quoi bon filmer le monde extérieur comme ça ? Qu’est-ce que ce commentaire absurde et déjà entendu mille fois ?
L’autre problème tient à la méfiance qu’entretient la France vis-à-vis de la religion : Malick ne donnant quasiment jamais d’interview, on ne peut que se demander qui est ce type et s’il passe vraiment ses journées à s’extasier devant la nature, avant surtout de s’offusquer de le voir affirmer comme ça, sans argumenter, qu’il y a bien de la lumière après la mort, et qu’au fond, les religions ont tout bon depuis le début.
A ce titre, le réalisateur actuel le plus proche de Terrence Malick est peut-être Seth Rogen, qui avec This is the end et Sausage Party, confronte la légitimité des discours religieux à ses pulsions athées – quand Malick fait le contraire, confrontant les discours athées à ses pulsions religieuses. Mais le résultat est le même : la question de la foi apparaît comme un sujet brûlant et une obsession. L’abordant par le versant athée, Rogen s’avère simplement plus user-friendly que cet alpiniste de la grâce qu’est Malick.
Oui, il nous arrive bel et bien d’arpenter encore le monde pour des raisons philosophiques, à la manière des écrivains de la beat generation qui précédèrent tout juste les premiers Malick – Jack Kerouac venait littéralement de mourir quand le réalisateur entama le scénario de son premier film, La Balade sauvage, en 1970. En 2017, sortir est généralement associé à l’hygiène de vie, la sagesse n’étant désormais plus contenue dans le monde réel, mais dans les livres et sur Internet. Quant à la méditation, qui consiste justement à se délester momentanément de son intelligence, elle est logiquement perçue par le monde rationnel comme un élément d’hygiène intellectuelle, pas une fin en soi. Or Voyage of Time appartient à ces films rares car certes dénués d’intelligence – la méditation réclamant toujours de faire le vide dans ses pensées – mais ne traitant pas celle-ci en ennemie.
Malick, clairement, ne conçoit pas plus ses films en fonction de leur intelligence que de leur intelligibilité, et se contente d’affirmer, encore et toujours, qu’il y a du sens à regarder vers l’Extérieur – avec majuscule, puisqu’il s’agit de mondes extra-muros, mais aussi extra-terrestres, et extra-humains. Tout ça, in fine, permettant peut-être de regarder en nous-mêmes, et dieu sait que Malick filme les mitochondries comme les supernovae, mais le message est si clair qu’on aimerait s’en détourner un instant pour considérer la possibilité que le but ne soit pas, pour une fois, de regarder en nous-mêmes, mais à l’extérieur, rien qu’à l’extérieur.
La question du Jardin d’Eden est d’ailleurs éludée, contrairement à la plupart des Malick qui, au moins jusqu’à To the Wonder, ne racontaient que cela, le passage de l’intérieur du Jardin à l’extérieur. Cette fois, nous ignorons où nous sommes : la trajectoire est continue, du Big Bang à l’anthropocène, et le film se garde bien de préciser quand nous avons été chassés du Paradis. Nous y sommes peut-être encore ; nous n’y avons peut-être jamais été – peu importe : regardons ce qui nous entoure.
Acteurs et actrices ont disparu pour de bon et pour le meilleur : après un succès bâti sur des films narratifs (La Balade sauvage, donc), Malick n’en finit pas de décevoir en l’étant de moins en moins. Son basculement du côté du documentaire n’était qu’une question de temps, et le voilà associé non seulement à Brad Pitt, pour le côté hollywoodien, et au superviseur des effets spéciaux des sœurs Wachowski, pour le côté mystico-numérique, mais aussi et surtout à Jacques Perrin, réalisateur d’Océans, auquel il pique allégrement quelques plans comme à l’époque de Tree of Life il avait pu en piquer à Yann Arthus-Bertrand.
Les animaux de Voyage of Time sont exactement ceux du documentaire marin sorti en 2009 : fous du Cap perçant la surface vers une sphère de sardines, pieuvre violacée au long voile entre les tentacules, et même “labre à tête de mouton”, ce poisson hypercéphale. A quoi bon, alors ? N’a-t-on pas déjà vu tout cela ? Pourquoi le regarder encore ?
Le premier intérêt est de tourner un documentaire animalier qui soit scientifiquement inexact : on passe d’un ton badin des lémuriens de Madagascar aux géladas d’Ethiopie ; des dinosaures aux girafes en faisant abstraction des 60 millions d’années de faune et de flore cénozoïques ; surtout, on fait apparaître chimpanzés, dauphins et humains plus ou moins simultanément – ce qui ne manque pas de charme, et attaque, justement, la tendance cartésienne à classifier le monde. Le second intérêt de ce documentaire inexact est de donner à voir le temps passé depuis l’apparition de l’univers. Soit de passer la majeure partie du film sur des étoiles, de la lave et des animaux, et une demie-seconde sur la transition des premières constructions troglodytiques à la Burj Khalifa de Dubaï.
A partir de là, peu importe le sens de la voix off. Peut-être est-ce un fœtus qui parle dans le ventre de sa mère – ce qui justifierait que le son du vent se confonde souvent avec celui de l’eau, et que le thème de la maternité soit omniprésent. Le principal reste l’idée diffuse d’une régression placentaire, tout sauf quelque chose qu’on puisse saisir et expliquer. Soit une manière de faire entrer ces ronds filmés sans cesse (tout est rond, tout le temps, partout) dans le cadre de la caméra, et cette façon infantile – dénuée de langage – de voir le monde dans la perception carrée, adulte, du spectateur moyen.
Gageons que l’intérêt de Malick pour la caméra IMAX et les projections en géodes a quelque chose à voir avec la rotondité de l’écran sur lequel l’image est projetée. Pour résumer, disons que ce qui apparaît rond tient au monde tel qu’il nous est donné (l’oeil de la seiche fixant la caméra, les planètes, les lacs), et que ce qui ne procède que de l’humain est carré (voir le premier plan sur l’humanité, tourné vers le sol et les dalles rectangulaires d’un trottoir quelconque) – le voyage consistant à faire communier la lentille ronde du microscope, du télescope et de la caméra dans le rectangle de l’écran.
Restent les fulgurances, ces trouvailles visuelles que la musique transcende en permanence. Elles sont innombrables. On pourrait citer le regard étonné du poisson lune dévoré par une otarie, le raccord des deux cochons dans un champ d’herbe sur une tombe de granit ; le travelling ascendant sur un éléphant mort suivi du travelling avant vers le pistil d’une fleur – autant de fulgurances qu’on se contentera de laisser décanter, comme le film, promenade solitaire dans le temps, capable de purifier momentanément nos poumons fatigués, et peut-être de plus, nous verrons. Spontanément, on se sent un peu spoliés. Mais rien n’oblige à parler tout de suite. Prenons notre temps.