Oh j’aurais préféré
Rien savoir de bon cœur
Rester dans la cour envasée
Mort de peur qu’on vienne m’éclairer
Par les lueurs, Dominique A
Il y a quelques mois nous évoquions en ces pages La Mélancolie de Takuya Kato ; son héroïne confrontée à la mort de son amant et contrainte de cacher sa peine – y compris à son propre mari. When the Light Breaks, avec sa romance secrète et son deuil brutal, s’en fait le troublant écho : Una (Elín Hall), jeune étudiante en arts, quitte au petit matin son camarade et amant Diddi (Baldur Einarsson), sans savoir que de retrouvailles il n’y aura pas. Alors qu’il s’apprêtait à s’envoler vers sa petite amie « officielle » pour rompre – et donc sortir Una de l’ombre –, il meurt sur le départ, dans un tragique accident (l’explosion d’un tunnel). Le film de Rúnar Rúnarsson ne puise pas tant son émotion de la projection abrupte de ses personnages dans l’âge adulte, que de la politique de l’amant caché qu’il élabore. Una est une équilibriste, écartelée entre son expérience doublement solitaire (un sentiment amoureux invisibilisé, mais qui par nature échappe aux autres) et la représentation qu’elle doit en donner ; chance de pouvoir préserver son histoire aux yeux de tous, fardeau d’en être la seule légataire. Ce poids ne tient pas au secret qu’elle porte en elle, mais au vertige d’avoir vécu cet amour pour personne d’autre que soi. Ce qui peut sonner comme un contre-sens, nierait la dimension partagée d’une romance, est à envisager comme le regret de n’avoir pu l’afficher aux yeux du monde. Non par égoïsme ou orgueil, simplement pour rendre tangible, par le regard des autres, la réalité de son propre bonheur. Une mise en lumière désormais impossible, et qui contamine l’expression de sa peine : Una ne peut qu’attendre de retrouver son père, après avoir fui ses amis, pour enfin fondre en larmes dans ses bras, au bord d’une route, à l’écart.
Tout commence à la manière d’un songe. Una, de dos, fumant face à la mer et au soleil couchant, est interpellée. Mais elle n’aura pas à se retourner, son interlocuteur est debout, face à elle. D’emblée, Diddi s’apparente à une projection amoureuse qui renvoie au caractère secret de leur histoire, forme de paysage fantasmé, seulement visible par elle. Un rayon de lumière qui passe, en quelques séquences, de la promesse aux ténèbres, avec ce travelling sur les lumières du tunnel autoroutier, recouvert d’un chant au vocoder revenant tout au long du film, chapelle vocale à la mélancolie tout aussi glaçante que protectrice. Ambivalence d’une lueur qui se fantasmait amour naissant et se métamorphose en acte final – soleil couchant qui ne se lèvera plus. Le chemin s’ouvrant à Una consiste, cruellement, à ne pouvoir réactiver cette image pour un autre regard que le sien, et à accepter, en solitaire, en amante cachée, son rayonnement passé.
Avant de pouvoir se préoccuper du magma d’émotions qui l’envahit, Una doit préserver l’unité du groupe – les amis de Diddi, son colocataire Gunni (Mikael Kaaber), ami et camarade d’Una, puis la petite amie encore – et éternellement – « officielle », Klara (Katla Njálsdóttir). Apprenant la nouvelle dans l’école, l’étudiante est immédiatement plongée dans une logique d’expérience collective qui gèle ses émotions. Deux moments assez violents symboliquement amorcent puis entérinent cette posture, la transforment en passagère d’un territoire inhospitalier. Tout d’abord, ce berger allemand qui la course lorsqu’elle quitte l’appartement par la cour de derrière, pour ne pas être vue de Gunni ; puis l’arrivée de la sœur du garçon parti en voiture avec Diddi (dont on peut d’abord se dire qu’il s’agit de Klara), qui s’adresse aux garçons en amorce d’Una, sans jamais lui adresser un seul coup d’œil. L’arrivée de Klara acte sa relégation en marge du deuil et l’accule un peu plus. Tandis qu’elle fume à l’extérieur du bar avec un des amis de Diddi, celui-ci s’en va accueillir Klara, avec les autres. Una est à droite du cadre, séparée par la coupure du bâtiment et le flou dans lequel est plongé le groupe. Défi moral pour elle : ne pas se résoudre à formuler l’origine de cette mise à l’écart (quand bien même Gunni avait été mis au courant par Diddi le matin même), éviter la joute verbale (celle qu’initie Klara dans les toilettes, expliquant ne pas être jalouse d’Una, supposément lesbienne).
Nullement question ici de faire son deuil, dans la patience et le recueillement. D’une part parce que le temps du film, celui d’une journée, n’y suffira jamais, d’autre part parce que sa posture cachée l’en empêche. À quel degré de peine Una a-t-elle droit ? Dans quelle mesure sa place d’« amie » lui permet d’y prendre part ? Il faut rapidement se décentrer, donner une autre perspective aux événements, dernier pouvoir d’action pour Una. Lors d’une cérémonie religieuse organisée pour les victimes, elle s’éclipse, suivie par Klara, prenant soin de dire à Gunni qu’elle ne fera pas imploser ce moment d’union sacrée. Sur le parvis, elle lui raconte le projet artistique mis en œuvre avec Diddi, ici même : faire voler les passants. Il suffit de se coller à la façade, lever la tête vers son sommet, imaginer ses arcs telles des marches, puis reculer en battant des ailes. La logique s’inverse : ce qui monte vers le ciel est ramené à l’horizontal – et voilà qu’on vole. Ne plus regarder passivement la sacralisation de Diddi, mais amorcer un geste vers lui par le biais d’un déplacement poétique. Vaine auto-persuasion ou lucidité bienvenue ? Una n’est pas et ne sera jamais la veuve, il faut donc s’accorder avec la part de fausseté de cette mise en scène. À l’image de son père, qui, après avoir ingurgité un hot dog, lui demande de ne rien raconter à sa mère, pour ne pas compromettre leur promesse de régime vegan.
Lors d’une des dernières séquences, la troupe se met à danser frénétiquement, sur un morceau dont on imagine qu’il se partageait avec Diddi. Una, à force de se mouvoir en se retenant d’exploser (la danse, l’improvisation du corps en forme d’exutoire n’est certes pas une nouveauté), finit par lâcher ses larmes. Mais les autres la poussent à continuer sa danse, à se fatiguer jusqu’à l’arrêt de la musique, qui voit Una se recroqueviller au sol. Dans un moment d’émotion collective évoquant, sur un mode moins délirant, une séquence clé de Midsommar (2019), Una devient le centre de gravité, le noyau autour duquel le groupe se masse, formant ainsi une douleur compacte et commune. On pense alors à une des performances de l’école aperçue au début du film, où trois élèves, costumés de scotch, s’attachaient les uns les autres en s’enlaçant. Au mouvement de décentrement contraint succède progressivement un recentrement autour des émotions d’Una.
Una et Klara sont les deux faces d’un même amour, l’un révolu et l’autre en plein déploiement, deux sœurs opposées et identiques. Deux rousses, l’une plus ronde et à la peau laiteuse, l’autre au visage recouvert de taches de rousseurs et au corps sec. En réactivant, ensemble, la vision du coucher de soleil initial, elles construisent un autre récit. Que faire de cette lumière, regretter qu’elle se soit éteinte ou qu’elle ne lui appartienne plus ? Simplement la partager à nouveau, chacune étant détentrice de son propre joyaux, avec la part de fausseté qu’il renferme. Après un tel rapprochement, une reconnaissance implicite, formuler sa propre histoire serait sans doute un moyen pour Una de concrétiser leur gémellité amoureuse. Si le deuil pudique de When the Light Breaks prend une dimension aussi bouleversante, c’est par sa façon de faire tenir ces deux femmes sur le seuil du mélodrame. Un abîme duquel Una s’approche, dans ce plan séquence déchirant, qui rappelle le final d’un autre film islandais, Béliers (2016), dans lequel deux frères s’enlaçaient nus sous la neige pour survivre. Les deux femmes se tiennent ici ensemble, dans le lit de Diddi – là où précisément ils ont passé leur dernière nuit –, qui devient à la fois un lieu d’amour et de mensonge. La bouche entrouverte, Una est au bord du précipice de sa confession, et demeure incapable de s’y jeter, au contraire de Klara qui se plonge dans ses bras, mouvement tenant autant du réconfort de l’amour de Diddi pour Una, qu’à l’expression d’une peine que seule cette dernière est à même de comprendre et de partager. Cet entre-deux-là, cette douleur rentrée du deuil et du secret, qu’on souhaite autant hurler que protéger, font d’Una et de son cœur battant, de tout cet amour qui s’exprime en silence, un lieu de tristesse rarement arpenté.