– Il faut que je vous dise…il me prend un telle peur… une si horrible peur de la jeunesse.
– Bah ! Cela peut-il faire peur, la jeunesse ?
– Oh ! Oui, assurément. Et voilà pourquoi je m’enferme à double tour […]. Sachez que la jeunesse veut assiéger ma porte ! Faire irruption chez moi !
– Il me semble que vous devriez, en ce cas, aller lui ouvrir, à la jeunesse.
– Lui ouvrir ?
Henrik Ibsen, Solness le constructeur
1. While we’re young s’ouvre sur cette citation de Solness le constructeur, un des derniers drames d’Ibsen[11] [11] Henrik Ibsen, Solness le constructeur, in Drames contemporains, La Pochothèque, 2005. La pièce raconte l’histoire d’un homme d’âge mûr, Halvard Solness, architecte reconnu qui n’entend pas céder sa place à son jeune assistant, Ragnar, et lui refuse un contrat important. La jeunesse va pourtant se manifester – c’est tout l’enjeu du drame – sous les traits d’une jeune fille, Hilde, qui vient réclamer à l’architecte d’honorer une vieille promesse : celle, qu’il lui a faite dix ans plus tôt, de lui construire un château. . À celui-ci, le film de Noah Baumbach emprunte la structure – classique – du conflit entre l’ancien et le nouveau. D’abord organisé autour de la rencontre de deux couples, il marginalisera peu à peu ses figures féminines jusqu’à rejoindre une forme de bromance entre l’homme d’âge mûr et le jeune ambitieux. Soit, d’un côté, Josh (Ben Stiller), documentariste de quarante-quatre ans qui travaille depuis dix ans sur le montage d’un film construit autour d’un intellectuel de gauche ; de l’autre, Jamie (Adam Driver), jeune hipster de Brooklyn, qui réalise des documentaires amateurs sur des sujets futiles et aspire à une certaine reconnaissance. Débutant comme une comédie, While we’re young s’oriente vers le drame, lorsque Josh découvre qu’il a été manipulé par son nouvel ami. Étonnant mouvement – de l’amitié à la paranoïa – d’une comédie rarement drôle, dont l’enjeu principal est peut-être annoncé dès le carton inaugural : faut-il ouvrir la porte à la jeunesse ?
2. La vie de Jamie, de sa femme Darby et de leur colocataire se résume à un ensemble de codes culturels : les tee-shirts aux slogans ironiques, les collections de vinyles, l’affiche de Rocky III dans l’appartement qu’ils partagent – sans parler de la poule en cage. Dans le portrait qu’il dresse de cette jeunesse, superficielle peut-être mais en une manière bien différente de celle vue chez Sofia Coppola ou Harmony Korine, While we’re young marque une cassure assez nette avec Frances Ha (2013) : la bohème de Brooklyn n’est plus montrée comme une caste de jeunes gens élégants faisant le trait d’union avec le cinéma de la Nouvelle Vague (ou plutôt de ses héritiers : Carax, Desplechin). Le film représente une jeunesse qui cultive la nostalgie (ils jouent à Risk, écoutent des standards des années 80), pastiche le mode de vie des anciens en collectionnant les symboles d’une autre époque (les vinyles, mais aussi les cassettes VHS, la machine à écrire de Jamie). Que peut produire, dès lors, la rencontre de l’ancien et du nouveau quand le nouveau s’inscrit déjà dans l’ancien, ou plutôt dans le culte de l’ancien, le rétro ? Contrairement au personnage de Solness dans le drame d’Ibsen, Josh n’aura jamais de dette à honorer envers la jeunesse qui vient frapper à sa porte : elle a déjà consommé et assimilé le passé.
3. Une séquence met en parallèle le quotidien de Josh et celui de Jamie : tandis que Josh cherche un film sur Neflix, Jamie regarde une cassette sur son magnétoscope ; tandis que Josh fait du sport en salle, Jamie joue au basket dans la rue, etc. Josh et Jamie sont d’abord caractérisés par leurs modes de vie : le plus âgé a encore envie de goûter à la vie de bohème, tandis que le plus jeune rêve de reconnaissance – et peut-être d’embourgeoisement. L’ancien et le nouveau ne communiquent pas, ils s’échangent, ils s’empruntent des codes. Corollaire : la transformation de Josh sous l’influence de son nouvel ami Jamie se résume à un effet de relookage – il se met à porter un Fedora et achète les mêmes chaussures que Jamie. Construit sur cet ensemble de notations – selon une démarche qui est propre à tout projet satirique : l’observation –, le film peut paraître rapidement agaçant, donnant l’impression de déployer ses scènes sous la forme d’un catalogue de tendances. Une scène, pourtant, donne à la bromance un peu de profondeur : lors d’une séance de thérapie collective en présence d’un chaman, Josh, sous l’effet d’une drogue hallucinogène, s’endort sur la cuisse de Jamie et croit sceller avec lui une amitié authentique. Il voit en lui une personne généreuse, ce que le film va peu à peu démonter : Jamie s’avère égocentrique, narcissique et manipulateur.
4. Marchant sur la structure d’un drame, While we’re young s’intéresse en fait moins à la rencontre de l’ancien et du nouveau, qu’à la victoire – programmée et inéluctable – du second sur le premier. L’épilogue est l’illustration de cette petite victoire : le jeune ambitieux a réussi à se faire un nom (par habileté, mais peut-être aussi par talent), tandis que Josh n’a jamais pu finir son film. La porte ouverte sur la jeunesse s’est refermée, mais Josh dit à propos de Jamie : « Il n’est pas diabolique, simplement jeune. » Ni idéalisée, ni diabolisée, la jeunesse est simplement ramenée à un âge d’ambition et de conquête. Jamie a réussi son film parce qu’il est jeune, contrairement à Josh, qui a devant lui une vie de quadragénaire assez déprimante. La dernière scène le montre dans un aéroport avec sa femme (Naomi Watts) : ils vont adopter un enfant à Port-au-Prince. La rencontre avec le hipster a été une parenthèse, un dernier frisson, une dernière fois. Dans sa morale sans grandeur, While we’re young fait de l’enfant adopté le deus ex machina qui empêche la comédie de basculer dans le drame de la vieillesse. L’ancien et le nouveau ont retrouvé leurs places respectives.
5. Malgré toutes ses faiblesses, While we’re young est sans doute un film plus mûr que Frances Ha, portrait de jeune femme entièrement dédié à la contemplation d’un mode de vie. Baumbach retrouve avec cette comédie la veine amère de Greenberg, où Ben Stiller incarnait déjà un personnage de vieux ayant plus ou moins renoncé à toute prétention artistique et tentant de se remettre d’une dépression dans la maison de son frère, à Los Angeles. Lors d’une fête organisée par sa nièce, Stiller lançait à la jeunesse de L.A : « You’re freaking me out, kids ». Effrayante jeunesse, que Baumbach éprouve pourtant le besoin de filmer encore, comme pour ne pas lui fermer tout à fait la porte. Lorsque vient le moment du règlement de comptes entre Josh et Jamie, la scène se déroule au Lincoln Center, où le beau-père de Josh, lui aussi documentariste, reçoit un hommage pour l’ensemble de son œuvre. L’ancien se présente alors sous la forme d’un père symbolique et écrasant (le beau-père est même comparé à Fred Wiseman), qui critique les positions trop orthodoxes de Josh (la vérité documentaire rigoureuse) et ne se scandalise pas des méthodes moins scrupuleuses de Jamie. À ce stade, le film redistribue les rôles : devant l’Ancien, qui apparaît sous la figure d’un cinéaste presque statufié, Josh et Jamie n’ont été finalement que de pâles postulants. Difficile de ne pas voir dans cette scène la lucidité du film et de son auteur, qui se présente comme un postulant doué, cite dans ses films le noms de ses maîtres (Josh commence une de ses conférences en citant JLG) et les thèmes de leurs films (ceux du Mépris et des 400 Coups dans Frances Ha, celui de L’Enfant sauvage ici). Voilà ce que révèle finalement le conflit entre l’ancien et le nouveau : Baumbach est comme Jamie, un collectionneur. Mais comme Josh, il veut aussi exprimer dans ses films une vérité autobiographique (notamment dans The Squid and the Whale, Greenberg). Comédie contrariée, While we’re young est aussi un autoportrait lucide.