L’anecdote est racontée deux fois, d’abord brièvement, comme pour annoncer le geste à venir, puis longuement, bien plus tard, comme pour le justifier. Charlie Parker, jeune musicien talentueux, ne serait devenu le « Bird » que par la grâce d’une humiliation. En lui lançant une cymbale à la figure, Jo Jones lui aurait enseigné que le « pas mal » et l’à-peu-près ne suffisaient pas à faire d’un musicien prometteur un génie. Ce récit, Fletcher, musicien de jazz et professeur dans la plus prestigieuse école de musique des Etats-Unis, en fait le fondement de sa méthode pédagogique. Celle-ci se résume en peu d’éléments : sélectionner ceux qui manifestent une volonté ou une énergie particulière, les terroriser ensuite jusqu’au point où ils abandonneront, ou triompheront. Lancer une chaise sur le jeune Andrew au milieu d’une répétition n’est donc qu’une étape dans un programme qui comporte insultes, mise en concurrence permanente, manipulations psychologiques et, pour faire bonne mesure, quelques baffes. Le souci que pose Whiplash, second long-métrage de Damien Chazelle, ne tient évidemment ni à la caractérisation de Fletcher, ni à l’absence de sa condamnation morale. Que ce dernier soit une ordure en plus d’être un piètre pédagogue croyant que la même cause produira le même effet, libre au spectateur de le penser. Le problème est que cette liberté n’est pas offerte par le film, construite par lui : elle s’y ajoute, après, ailleurs, autrement, hors de son emprise. Mais, pire encore que de ne pas donner de réponse ou de ne pas reformuler la question des moyens et des fins que la fable contient en puissance, est l’absence radicale de question qui caractérise Whiplash. Il y a des moyens, divers et variés, mais aucune fin – ou, pour le dire mieux, les moyens sont à eux-mêmes leur propre fin. Seul alors compte l’impact immédiat – l’efficacité. Mais cette efficacité ne vise aucun effet. Elle tourne à vide, sur elle-même, à l’infini – se justifiant dans et par son solipsisme. Elle n’a de compte à rendre à personne, tant que ça marche.
Si la question morale est évacuée assez légèrement dans le film, c’est qu’elle n’est en réalité jamais une préoccupation du cinéaste. Il est vite évident qu’il existe une coalescence parfaite entre la direction de Fletcher et celle de Chazelle. Pas de distance, pas de critique – pas de regard, en somme, sur ce personnage qui donne le tempo du film. C’est la première complaisance de Whiplash : abandonner bien rapidement les yeux et les oreilles d’Andrew pour la main de Fletcher. En retrait, perdu dans sa classe, Andrew n’est d’abord que cela : une tour de guet, captant une phrase ici, relevant un détail là. Une hyper-attention le caractérise, qui donne au cadrage et au montage leur tranchant, leur précision. Aucune impression de saccade, malgré la vitesse. Oreilles, nuque, yeux : avant d’être un corps, Andrew est une petite machine à traiter de l’information – pour un peu, on penserait à un personnage de David Fincher[11] [11] Je me permets de renvoyer à ma critique de Millenium. . Ce n’est pourtant pas cette position – d’apprentissage, donc d’ouverture – qui intéresse le cinéaste. Le premier mouvement de caméra remarquable du film, qui jusque-là usait plutôt de plans fixes, apparaît comme une bascule. Abandonnant le point de vue et d’écoute d’Andrew, l’appareil se met à tournoyer autour du bras de Fletcher, puis cadre sa main, qui lance le signal de départ à l’orchestre. Dès lors, la mise en scène servira moins à montrer les rapports d’un corps à un lieu, d’une personne à d’autres, qu’à faire sienne cette efficacité sans fin évoquée auparavant. Il suffit de voir l’arrivée de Fletcher dans la salle de classe : élèves se redressant prestement / horloge égrenant les secondes jusqu’à 9h / poignée de porte tournant pile à l’heure / visage cireux de Fletcher / chaussures cirées / etc. Le film s’autonomise pour ne plus être qu’une usine à produire des plans, des coupes – là encore, des impacts. Disparaît ainsi en grande partie Andrew comme personnage et comme médiateur. Ce faisant, Chazelle nous expose directement à la brutalité de Fletcher, qui n’est autre que la sienne en tant que cinéaste. D’où que l’on ressent moins une quelconque empathie pour le jeune batteur, que la curieuse terreur de « mal faire ». D’où aussi, que l’on ne peut être qu’avec Fletcher. C’est du moins là que Chazelle nous veut – toute autre place n’existe qu’en dehors du film.
Whiplash, de manière insistante, ne manque d’ailleurs pas d’offrir une image, négative autant qu’en négatif, du spectateur. Etonnant film qui, baigné ou strié de musique, n’a pourtant aucun intérêt pour le spectacle, voire pour la musique elle-même. C’est sans doute l’une de ses qualités, que de déplacer l’essentiel de l’enjeu dramatique des concerts aux répétitions, de supprimer donc la question de la réception – mais aussi, par-là même, du don. De manière générale, le film est clos, confiné, et passés les quelques plans de New York en ouverture, il ne présente jamais des lieux ou des êtres que le strict nécessaire – voire même, volontairement, moins. Qui pourrait décrire, en dehors du duo puis du trio des batteurs, un seul des autres musiciens de l’orchestre ? Mais il ne s’agit alors pas tant de montrer la solitude d’Andrew, sa réclusion progressive, ou son obsession, que de tracer la limite entre l’élite et les autres. Soit, entre ceux qui savent ce qu’ils veulent et ceux qui ne le savent pas (Andrew / sa fugace petite amie), ceux qui savent quand ils ont tort et ceux qui croient ne pas avoir raison (un musicien de l’orchestre, terrifié par Fletcher au point de penser qu’il joue faux), ceux qui continuent et ceux qui abandonnent (Andrew / ses parents), ceux qui comprennent le jazz et ceux pour qui “ce n’est pas fait” (Fletcher-Andrew / les autres). S’il faut savoir gré à Chazelle de ne pas avoir organisé une confrontation directe entre le fils et le père, écrivain raté, le portrait de ce dernier n’en est pas moins chargé. Qu’est-il, si ce n’est ce corps ramolli, avachi, s’enfilant puérilement des seaux de pop-corn au cinéma ou devant la télé (en laissant même un flocon sur sa chemise – détail qui, manifestant sa négligence, est évidemment censé l’accabler), l’exacte antithèse donc de Fletcher, et comme le dernier lien, rassurant autant qu’encombrant, qui rattache Andrew à l’enfance ? Qu’est-il, si ce n’est un spectateur, c’est-à-dire, pour Chazelle, un être foncièrement passif ? Dans cette conception de l’oeuvre d’art, et de l’oeuvre de l’art, il n’y a rien d’autre qu’un rapport de marteau à enclume – inutile de préciser que Chazelle est toujours du côté du manche. Et qu’il n’en finit pas de taper.
Cette image négative du spectateur s’ajoute à celle qui se dessine en négatif. L’orchestre de Fletcher semble ne jouer pour personne. Trois représentations ponctuent le film, comme autant de moments périlleux de validation des acquis, de confirmation de sa légitimité auprès du maître : deux concours, puis un concert dans une salle dont le public est constitué, précise Fletcher, de cadres de Blue Note et autres maisons de disques prestigieuses capables de faire ou défaire une carrière. Une seule exception à ce régime de compétition : lorsque Fletcher, destitué de son poste d’enseignant, retourne à son statut de musicien. Dans un club, il caresse avec délicatesse les touches d’un piano. Que cet unique moment de jeu, où la musique semble enfin autre chose qu’une marche au pas de l’oie, soit aussi celui de la plus grande faiblesse de Fletcher, est bien sûr symptomatique du rapport du film à la musique. Ce qui frappe davantage tout au long de Whiplash, ce n’est cependant pas la réduction de l’art à un enjeu professionnel (faire carrière), ou métaphysique (l’éternité d’une oeuvre – cf Charlie Parker), mais à un objet mesurable. Lors d’un diner, Andrew s’emportera contre sa famille qui n’a de mots que pour l’un de ses cousins sportifs, clamant au passage qu’il y a aussi des critères objectifs pour juger de la qualité d’une interprétation. Aucun rapport esthétique à la création, au travail. La sueur et le sang ont remplacé les larmes, la mesure est la seule mesure. Personne n’écoute, pour le plaisir, de musique dans le film. Et il n’est pas certain que la musique en elle-même – hors de la tension qui pèse constamment sur son interprétation – puisse être appréciée par le spectateur. Elle n’a d’autre fonction que de donner au montage ses points de coupe – de susciter et de renforcer les impacts. BAM bam BAM. Encore et encore.
Il serait aisé de considérer Whiplash comme un pur exercice de style, une manière pour Chazelle de prouver, comme son jeune personnage, de quoi il est capable – la séquence finale pouvant très bien se voir comme un clin d’oeil aux patrons des grands studios qui lui donneront ou non une opportunité. Il semble pourtant que l’ambition du cinéaste soit encore ailleurs. Andrew ne devient pas un génie en s’émancipant de la tutelle de son maître, ou en se voyant couvrir d’une salve d’applaudissements. Sa réussite est plutôt la confirmation, en circuit fermé, du bien-fondé de la méthode autant que de l’idéologie de Fletcher. Elle est dans son effort même. Le maître et l’élève ne sont de fait que les deux faces d’une même pièce, réunies par un ultime champ-contrechamp qui les isole du reste de l’orchestre comme du public. Comme Fletcher, Andrew ne parle ni ne joue plus avec les autres, il les coupe pour imposer son tempo. Pour jouer seul. Auto-confirmation, auto-satisfaction. Qui peut croire à la grandeur d’un tel artiste ? Qui peut même croire, face à cette solitude si désertée[22] [22] Parlant de Godard, Deleuze parle de solitude profondément peuplée, multiple et créatrice. , qu’il s’agit là réellement d’art ? Si, en 1937, le jeune Charlie Parker s’est fait humilier par Jo Jones, qui ne lui lança pas la cymbale à la tête, mais aux pieds, ce n’est pas parce que Jones pensait qu’il était nul, indigne de jouer, ou qu’il fallait essayer de le briser pour qu’il se révèle génial, mais parce que Parker, grisé par son propre talent, s’était mis à jouer seul, sans souci de ses camarades[33] [33] Voir l’article de John Fordham publié dans le Guardian en 2011. . Se demander pour qui jouer, c’est aussi se demander avec qui et comment. C’est faire œuvre et cause communes – quand bien même on est seul, quand bien même il n’y a d’autre nécessité à notre travail que celle que l’on se trouve et s’impose. Aller au bout de soi-même mène à une impasse. C’est autre qu’il faut devenir. Un oiseau, pourquoi pas.