Le pari d’Akiva Schaffer est double. D’un côté, ressusciter une franchise comique dont la vigueur semblait inséparable de son époque : les années 80-90, où l’absurde slapstick s’acoquinait avec la parodie des blockbusters naissants. De l’autre, confier à un acteur désormais gravé dans l’ombre du thriller sérieux – souvent des productions de série B voire Z qui recyclent inlassablement son image de justicier fatigué – le rôle ingrat de « fils » de Leslie Nielsen (on sourira des ressemblances sonores entre les noms des deux comédiens). L’opération est pleine de contradictions, et c’est précisément ce qui la rend digne d’attention. Elle invite également à interroger le statut contemporain de ce type d’humour : peut-on encore rire de la police comme dans les années 70-80, alors que l’institution est plus que jamais perçue sous le prisme des violences systémiques et de la militarisation ? Des films comme 21 Jump Street et 22 Jump Street avaient déjà su actualiser le comique policier pour un public moderne, en le doublant d’une réflexion ironique sur ses propres clichés. Schaffer poursuit ce projet, dans un cadre tout aussi saturé d’images et de références, cherchant à retrouver un rire spontané dans un contexte social et médiatique transformé.
Le film ne trahit rien du lexique ZAZ : gags visuels récurrents, absurdités de décor, dialogues volontairement plats portés à la limite du non-sens. Là où la comédie ZAZ reposait sur la dislocation des codes narratifs (héros viril, tension dramatique, autorité policière), Schaffer rejoue ces outils dans un contexte où quarante ans de comédies, de détournements et de mèmes ont banalisé la logique du décalage. Ce qui servait jadis à surprendre et à subvertir les fictions hollywoodiennes devient aujourd’hui une archive joyeuse, célébrant la gratuité du gag, même lorsque le film évoque des tragédies réelles comme l’affaire OJ Simpson. Les gags mettant en scène Frank Drebin Jr. perpétuent le déplacement du comique déjà présent dans les films ZAZ : le rire naît des maladresses, des corps mal ajustés et de l’inadéquation entre autorité et langage. La figure policière devient un masque vide, traversé par des crises implicites qui prolongent une défiance déjà sensible dans les années 70-80 – à travers les mouvements contestataires et les slogans anti-police – mais qui s’expriment aujourd’hui de manière amplifiée par la circulation instantanée des images.
Le choix de Liam Neeson – on le savait drôle auprès de Seth MacFarlane et de Ricky Gervais – condense cette logique. Corps fatigué, voix grave, aura de justicier post-11 septembre : tout est ici détourné pour produire un effet d’incongruité tout en continuant de refléter, de manière détournée, le monde qu’il imite. Son sérieux monolithique devient un ressort comique à lui seul : il ne se déforme pas, ne s’exagère pas, il reste un bloc. C’est précisément cette inertie qui fait exploser le gag et rappelle que la parodie peut encore retrouver une vitalité corrosive. On peut même y voir le début d’un repositionnement de carrière, une opération de rebranding comparable à celle de Nicolas Cage – en moins tapageuse sans doute –, où l’acteur accepte enfin de jouer avec son image plutôt que de l’user dans une succession de thrillers interchangeables, souvent calibrés pour le marché vidéo, loin des hauteurs tragiques de La Liste de Schindler. Lorsque Frank Drebin Jr. demande à Richard Cane (Danny Huston) s’il peut regarder ses vidéos de surveillance, et que ce dernier lui répond « Puis-je vous demander pourquoi ? », Frank réplique, imperturbable : « Oui, bien sûr, allez-y ». Flottement entre les deux personnages. Tout est là : une logique absurde qui détourne la fonction du langage, transformant une formule rhétorique en requête littérale, et un temps mort, une torsion minuscule dans la mécanique même de la communication.
L’excès devient un moyen d’intelligence comique. En plein affrontement, Frank, en voice over, décrit la bagarre comme « une impro de scat où l’imagination prend le contrôle du corps », tout en démembrant son adversaire. La brutalité se transforme en réflexion, le geste comique se fait dispositif, et l’absurde surgit là où la logique voudrait qu’il n’y ait rien d’autre qu’un corps et sa gravité. Dans une autre scène, le sergent Gustafson (Kevin Durand) observe Frank et Beth (Pamela Anderson) en vision thermique : dans un chalet, Beth nettoie un four accroupie, Frank reste debout, et la vision thermique fait croire au méchant qu’ils déploient un acte sexuel. Le dispositif du gag est bien connu, presque éculé – on rit autant de sa reconnaissance que de sa relance excessive. L’arrivée d’un chien vient brouiller l’image et amplifier la confusion sexuelle. Rire de la fausse interprétation du méchant, rire de la banalité réelle, rire de la mécanique implacable du comique. C’est peut-être là que réside la singularité du film : dans une jouissance immédiate et corporelle, qui peut donner l’impression d’un rire presque réflexe. Le gag ne demande pas d’arrière-plan théorique, même si on le situe dans nos propres repères culturels et affectifs : il déclenche une détente qui nous traverse, qu’on y lise une libération, un soulagement ou simplement un amusement. C’est dans son caractère éculé, automatique et outrancier que le film trouve son efficacité : l’excès prévisible du gag crée une jubilation immédiate, tout en restant toujours connecté à la culture qui le nourrit.
Dans les années 80, le burlesque ZAZ détournait une culture audiovisuelle homogène, saturée de codes standardisés. Aujourd’hui, l’humour circule en flux quasi instantané sur les réseaux sociaux [11][11] La promotion du film jouait d’ailleurs sur l’alchimie supposée « à la ville » entre Neeson et Anderson, relançant un trope éculé déjà vu dans plusieurs blockbusters estivaux (notamment Superman). Ici, ce ressort est traité de façon automatique et ludique, contribuant à la réjouissance comique, contrairement à Superman, où il apparaissait plus sordide. Le passé pseudo‑porno d’Anderson participe également à cette dimension implicite., où les mèmes, les GIFs et les vidéos virales transforment chaque image en objet de dérision avant même qu’elle ait pu être pleinement consommée – comme les expressions faciales d’Ice Cube dans War of the Worlds de Rich Lee, qui semblent appelées à devenir des mèmes, ou de certaines scènes du film de Schaffer déjà largement partagées sur TikTok et Instagram. Parmi elles, la scène où Frank est interrogé dans un bar lounge. En répondant aux questions de son interlocuteur, il énumère ses crimes de façon détachée : des milliers tués au nom de la Justice, des centaines abattus dans le dos en fuyant, au moins cinquante non armés, et une seule victime blanche, laissant entendre que toutes les autres sont noires. L’exagération grotesque crée un comique brut, tout en agissant comme un reflet immédiat de la banalisation des violences policières racistes, un contraste accentué lorsque l’extrait circule comme mème. Le rire n’attend plus le temps d’un film ou d’un sketch : il surgit dans l’instant du scroll, par saturation, accumulation et répétition, souvent indépendamment du contexte initial. Dans ce paysage de consommation comique accélérée, le film de Schaffer apparaît comme un paradoxe : presque un anachronisme volontaire. Malgré la prolifération d’effets, il ressuscite une logique du gag millimétré, qui exige un temps de préparation, une mise en scène, une chorégraphie visuelle ; on rit encore, mais à la fois du gag lui-même et de son statut de relique rejouée dans une époque dominée par la vitesse et la fragmentation.
Frank Drebin Jr. devient alors une figure archaïque, ne revenant pas seulement d’entre les morts : il incarne, malgré lui, l’impossibilité de rire du présent autrement qu’en répétant le passé. Et c’est précisément ce paradoxe qui fait la réussite partielle du film : volontairement débile, il assume son absurdité totale, transformant le rire en un jeu gratuit et libérateur, mais aussi en un constat ironique sur l’épuisement du comique subversif. Il nous rappelle que le rire peut encore fonctionner par saturation, répétition et incongruité, même s’il est fragile et, parfois mais pas toujours, vidé de conséquences.