Yamagata 2021 (2/2)

Sélections parallèles / Entretiens

L’édition 2021 du grand festival du documentaire asiatique s’est tenue en hybride, c’est-à-dire en ligne pour nous, le territoire japonais étant en novembre dernier fermé aux étrangers. Des conditions inhabituelles et tronquées, car le sel de cette Mecque du documentaire asiatique réside bien sûr dans les échanges d’izakaya. Et parce que tous les films n’étaient pas accessibles en ligne, ni tous sous-titrés en anglais. Après plusieurs mois à se débattre avec leurs fichiers et leurs textes, vos rédacteurs vous livrent leurs impressions sur cette édition hors normes qui a recelé de vraies pépites. Outre le plaisir de retrouver des grandes figures du documentaire mondial comme Frederick Wiseman, les sections compétitives (Compétition Internationale et New Asian Currents) ont confirmé le talent de cinéastes bien connus de Yamagata comme Zhang Mengqi et Ian Thomas Ash (que nous avons interviewé derrière nos écrans) et révélé des nouveaux venus, comme le japonais Yiochiro Okutani (Nude at Heart), la chilienne Carolina Moscoco (Vision Nocturna), ou encore la taiwanaise Tseng Wen-chen (The Lucky Woman). Quant au panorama du documentaire japonais qui ressort des sections parallèles (Yamagata and Film, Cinema With Us, Perspectives Japan), il a, comme tous les deux ans, assis la certitude que le Japon regorge d’inventivité, de sujets, de formes et de talents.

Elise Domenach

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YAMAGATA AND FILM

Ce qui lie les vivants et les morts
  
A Movie Capital, Iizuka Toshio, Japon, 1991
The Buddha Mummies of North Japan, Watanabe Satoshi, Japon/ Canada, 2017

 
Les documentaires de la programmation Yamagata and Film 2021 n’ont pas, au premier coup d’oeil, grand chose à voir : The Buddha Mummies of North Japan, court-métrage de 20 minutes qui témoigne des auto-momifications de moines bouddhistes, et A movie capital, long-métrage racontant la première édition du festival en 1989, semblent n’avoir en commun que la localisation géographique de leur tournage, à savoir la préfecture de Yamagata. Pourtant, petit à petit, des rites funéraires religieux de The Buddha Mummies of North Japan aux conférences de presse de A movie capital, un point de contact se dévoile : il est question, dans cette sélection Yamagata and Film, de transmettre un héritage.

En 1783, lors de la famine de Tenmei qui secoua le nord du Japon, Shinnyōkai, un fermier devenu moine, jeûne jusqu’à la mort et s’enterre vivant. Au cœur de la préfecture de Yamagata, le mont Yudono – surnommé le « marais des immortels » – abrite encore quelques-unes des tombes d’où ont été exhumés ceux que les gens de la région nomment les « bouddhas vivants ». Par leur sacrifice consistant à se sécher vivant et à se laisser mourir en position de prière, les « bouddhas vivants » atteignent la vie éternelle. Les entretiens de The Buddha Mummies of North Japan sont montés en alternance avec des images impressionnantes d’un rite funéraire durant lequel une momie est revêtue d’habits de parade pour être exposée, permettant ainsi de faire le lien entre les vivants et les morts. Autre parade rituelle d’un tout autre ordre, les enfants de Yamagata font une fanfare pour annoncer en grande pompe l’ouverture de la première édition du festival en 1989 dans A movie capital, film monté par Ogawa Shinsuke, le fondateur de la manifestation. Le long-métrage fait entrer en résonance les tragédies du XXème siècle, rendant par là même compte de l’origine politique du festival de Yamagata. Ogawa Shinsuke, fondateur du festival, s’installe dans les années 1970 dans les montagnes de la préfecture de Yamagata pour aider les paysans contre leur expulsion face au chantier de construction de l’aéroport international de Narita. 

Des squelettes momifiés aux photogrammes abîmés d’un film de samouraïs, de l’hommage à Joris Ivens au défrichage d’une des tombes d’un « bouddha vivant », des altermondialistes aux croyants bouddhistes, la section Yamagata and Film révèle finalement l’importance de transmettre, par le cinéma, les points de vue invisibilisés des témoins d’histoires passées. Ces récits filmés, légendaires ou historiques, font office de témoignages pour les générations futures et nous rappellent qu’à la fin, il n’y a que le regard et l’oreille des autres pour conserver la trace des drames vécus. Réservoir de mémoires diverses qui lie les morts aux vivants, la préfecture qui accueille le programme Yamagata and Film devient donc un lieu saint – religieux par ses temples, laïque par son festival – prouvant ainsi qu’aucun peuple ne peut se passer de croyance, qu’elle soit religieuse ou cinématographique.

Rosalie Tenaillon
 

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CINEMA WITH US

Aider les autres, se sauver soi-même ?

Madeleine Dreams, Agatsuma Kazuki, Japon, 2021
Alone Again in Fukushima, Nakamura Mayu, Japon, 2020

La section de programmation du Festival de Yamagata Cinema with us est consacrée depuis 2011 à des films qui témoignent de la catastrophe de Fukushima et de ses conséquences pour les populations. Du 9 au 15 mars 2011, la région du Tohoku connaît un tremblement de terre, un tsunami et un accident nucléaire. Les habitants de la région de Fukushima sont-ils parvenus à se réapproprier leurs existences au sein de ces espaces détruits et inoccupés ? Deux films de la section, Madeleine Dreams (Agatsuma Kazuki, 2021) et Alone Again in Fukushima (Nakamura Mayu, 2020), proposent d’entrer dans les complexités des conséquences du désastre à travers le suivi de deux hommes : Nagashima, pâtissier passionné, et Matsumura, agriculteur téméraire.

C’est pour sauver les animaux potentiellement infectés et contagieux que l’agriculteur Matsumura (devenu icône de la résistance à Fukushima depuis l’ouvrage Le dernier homme de Fukushima d’Antonio Pagnotta) est resté seul à Tomioka, malgré le danger qui règne au sein de la zone désormais « interdite ». Le rapport complice aux animaux fournit petit à petit des informations inattendues sur l’état réel de la zone : les accouchements prématurés des chats et les veaux mort-nés sont autant de signes que la nature refait surface dans la région, mais qu’elle n’en est pas moins meurtrie par la catastrophe. Par une esthétique de la ruine, du vide et du silence, Nakamura transcrit l’impuissance de l’agriculteur face à l’immensité du risque encore présent à Tomioka. 

À l’inverse de Matsumura, Nagashima, le pâtissier de Madeleine Dreams, aimerait être un peu plus seul de temps en temps. Les allers-venues incessants des bénévoles dans la cuisine de sa pension familiale à Miyagi l’irritent. Le problème de la place des bénévoles au côté des victimes transcrit ici le besoin pour ces dernières de se débrouiller seules en s’occupant l’esprit par des tâches quotidiennes et brèves afin de briser le temps long de la catastrophe. La volonté d’aider les autres pour se sauver soi-même anime les victimes de Fukushima, aussi bien dans le film d’Agatsuma que de Nakamura. Le souci de la dignité humaine retrouvée par l’engagement individuel renvoie d’ailleurs au positionnement des documentaristes à Fukushima. Par leurs critiques des agissements de l’État vis-à-vis des populations rurales, les documentaires de Cinema with us s’inscrivent dans l’histoire de la fondation du festival de Yamagata. Ogawa Shinsuke, créateur de la manifestation en 1989, luttait avec les paysans du Sanrizuka contre le projet de construction d’un aéroport dans les années 1960-1970. Cette parenté nous rappelle que filmer des individus qui résistent, seuls ou en collectif, à Yamagata et ailleurs, est une des fonctions politiques du cinéma documentaire.

R. T.

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NEW ASIAN CURRENTS

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Afternoon Landscape , Sohn Koo-yong, Corée du Sud, 2020

Une sieste à Séoul

Afternoon landscape porte bien son nom. Des plans de Séoul sans rapport apparent se succèdent et nous invitent à y passer un après-midi d’été contemplatif. Une femme cueille des herbes dans un parc, des amies discutent sous un abri, un temple repose entre les arbres, des éboueurs ramassent les poubelles dans les rues désertes, des jardiniers œuvrent en périphérie de la ville, les montagnes tromphent au loin. Le fil rouge en est d’abord une mélodie qui évoque une boîte à musique, puis cette jeune fille munie de sa caméra qui intervient se baladant à travers parcs, squares et ruelles. Les scènes sont également entrecoupées de poésies écrites ou de dessins enfantins. Le bruit ambiant donne la sensation du temps qui passe, on le ressent grâce au son de l’eau qui coule, des oiseaux qui chantent, aux arbres et leurs feuilles que le vent secoue, le bruit lointain de la ville, les sirènes et klaxons des voitures. Finalement, Afternoon Landscape, invite à l’heure de la sieste. On est rapidement bercé et on finit par trouver le sommeil.

Clothilde Banuls

Beyond the Language, Madoka Nishino, France, Japon, 2019

La tour de Babel à l’université

C’est l’automne et la rentrée des classes à l’Université de Paris VIII Vincennes-Saint Denis. Les étudiants internationaux s’inscrivent aux cours de FLE, de littérature et civilisation françaises. Beyond the Language nous invite à suivre les cours donnés par deux professeures : Nicole Blondeau enseigne « Écriture et genre », et Ferroudja Allouache « L’œuvre littéraire: du roman au film ». Sur fond d’images d’archives qui renvoient à la création de l’Université de Paris 8, cette première expose à ses élèves les origines et la philosophie éducative de cette institution qui vit le jour en 1969 dans le bois de Vincennes sous le nom de Centre expérimental. Désormais installée à Saint-Denis, elle avait pour vocation de repenser la transmission verticale du savoir et d’offrir une pédagogie qui co-construit les connaissances depuis un échange élèves-professeurs. L’enseignante souligne les grands noms qui ont marqué cette université et ont participé à l’élaboration de ses principes éducatifs : Foucault, Deleuze, Guattari, Lyotard… 

Puis, la théorie laisse place à la mise en pratique. À travers les sujets couverts mais aussi leur public multiculturel les cours soulèvent des questions sociales vivaces comme le féminisme, l’intersectionnalité, la discrimination ou encore le genre. En évoquant les combats de différentes figures féministes (Rosa Parks, Simone de Beauvoir, Montessori, Khalo, Kristeva, et en particulier ceux des soeurs Nardals) les étudiants débatent et partagent leurs propres expériences d’étrangers, de femmes, de racisés. Ces discussions font rapidement écho au titre du film. Au-delà du langage vise à dépasser les difficultés auxquelles les élèves font face pour s’exprimer en français. Le documentaire de Madoka Nishino pose un regard sur l’exercice pédagogique et dépeint un portrait attachant de ces deux enseignantes engagées qui soulignent avec fierté: « Paris 8, c’est la tour de Babel. Nous sommes le monde. »

Clothilde Banuls

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Ants Dynamics, Xu Ruotao et Wang Chuyu, Chine, 2019

L’art à l’épreuve du désespoir

Une conversation programmatique ouvre Ants Dynamics : les travailleurs de China Telecom souffrent de n’avoir pas de voix, il faut leur en trouver une. C’est ce que Xu Ruotao ambitionne de faire dans ce film. En 2008, les employés en fin de carrière de China Telecom s’aperçoivent que l’entreprise ne s’est pas engagée à payer leur pension de retraite. En 2016, à la veille de leur départ et après presque une décennie de pétitions et de manifestations acharnées, ces hommes sont licenciés. Démunis, ils portent plainte contre China Telecom. En 2018, quelques artistes rejoignent leur mouvement, dont Xu Ruotao. En mêlant cinéma documentaire et art contemporain, il cherche à contrer la chape de plomb qui pèse sur les médias chinois officiels. 

Mais ce titre, Ants Dynamics, détonne avec la réalité montrée à l’écran. La lutte contre l’oppresseur est entravée par de nombreuses dissensions internes, loin de la belle organisation d’une colonie d’insectes. Le film est rythmé par des conflits entre ceux qui veulent être filmés et ceux qui refusent, ceux qui veulent défiler dans la rue et ceux qui veulent à tout prix éviter la prison… Ainsi cette scène où un des anciens travailleurs de China Telecom escalade un poteau électrique et chute à mi-parcours montre une autre dynamique à l’œuvre ici. Dans ce plan large qui lui donne effectivement l’air d’une frêle fourmi, on comprend qu’il ne s’agit pas uniquement de lutter contre un système corrompu et dégradant. Il faut se battre contre son propre désespoir et contre les faiblesses de ceux qui luttent avec nous.

Ce film laisse un goût amer : il se termine sur les obsèques de l’un des anciens employés, suite à son suicide. Une tragédie annoncée par le discours d’un autre travailleur qui dit être prêt à mourir pour la cause. Malgré les discordances du mouvement, sa cohésion semble se faire par l’art. Les employés de China Telecom défilent avec des portraits les uns des autres, apprennent la discipline lorsqu’ils posent en groupe et s’éloignent comme un seul homme dans cette scène finale de l’enterrement. Le chemin est long mais la lutte n’est pas absurde ; elle ne doit pas l’être. 

Gaspard Labastie

Home in the Mine, Chen Junhua, Chine, 2021

Poésie du monotone

Huainan, cité minière du centre de la Chine, autrefois prospère. Les représentants du gouvernement local incitent les ouvriers à accepter les minces rétributions car les fermetures font partie de la transformation du pays. Confrontés à des gérants corrompus et à un gouvernement indifférent, ces ouvriers s’accrochent à leur seul levier de négociation : refuser l’accord de démission. Après une décennie dorée, les prix du charbon ont chuté et l’industrie a périclité. Chen Junhua, né à Huainan en 1990, documente pendant sept ans la fin d’une ère. Le documentariste filme ceux qui l’entourent: un père exténué, une marraine en quête de compensations, un ami sans alternative professionnelle. L’intention est claire : capturer le quotidien pour percer l’intimité.

Cette communauté est en proie à une crise qui la dépasse. En 2014, une explosion provoque la mort de vingt-sept mineurs, puis la fermeture des plus petites mines aux alentours. Plus de trente mille personnes se retrouvent sans emploi. Les mines sont démantelées, les salaires baissent, les restaurants ferment. La ville se déserte. Le parti pris de la quotidienneté fait la force de certaines séquences. Filmé sur plusieurs années, l’entourage du réalisateur exprime parfois des vérités intimes. Son père raconte en détail son plus grave accident du travail dont son pied porte la cicatrice. Son meilleur ami lui confie son besoin de boire de l’alcool pour s’endormir. Sa marraine éclate en sanglots à l’idée que ses enfants ne reviendront jamais dans cette province qu’elle ne peut quitter. Mais cette quotidienneté, alourdie par un rythme lent et une tonalité mélancolique, confine à la monotonie. Malgré quelques saillies intimes et poétiques.

Cédric Boyer

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Little Palestine, Diary from a Siege, Abdallah Al Khatib, Liban/ France/ Qatar, 2020Ogawa Shinsuke Prize

Résister au temps du siège

Trois années de siège, trois années de faim, trois années de guerre, de survie, de solidarité, de résistance. C’est l’histoire du Yarmouk Camp, un quartier de Damas en Syrie où résidait la plus grande concentration de Palestiniens réfugiés au monde, assiégé entre 2013 et 2015 par le régime d’Assad. Cette fois-ci, ce n’est pas un énième reportage d’un journaliste étranger sur le sort du peuple Palestinen : Abdallah Al Khatib et quelques-uns de ses amis enregistrent à l’aide d’une caméra de fortune des scènes de leur vie quotidienne durant le siège. C’est précisément cette position qui fait la force de ce documentaire poignant. Le temps du film, on se retrouve plongé parmi eux grâce à la proximité du réalisateur avec sa communauté.

Ce journal de bord documente la vie du camp qui peu à peu se retrouve privé d’eau, de nourriture, de médicaments, d’électricité. Les murs de ce quartier deviennent impénétrables alors que les habitants lancent des cris d’appel à l’aide à la communauté internationale. Tout le monde survit comme il peut. On boit de l’eau chaude aux épices dans un grand chaudron communautaire. Une petite fille récolte des herbes pour alimenter les provisions familiales alors que les bombes tombent. On tente de traverser les frontières du camp dans l’espoir de récupérer quelques denrées à ses risques et périls. Les scènes de deuil collectif et de soulèvements s’enlacent avec des témoignages d’enfants qui réclament la réouverture du camp et le retour à la vie normale. Parmi eux, une femme qui a fui la Palestine à 15 ans en 1948, affirme qu’elle ne quittera pas la Syrie. On suit Umm Mahoud, la mère infirmière du réalisateur, qui vient en aide aux personnes âgées dénutries, carencées et privées de médicaments. Une centaine de personnes est morte de faim lors de ce siège. 

Sans jamais céder à l’apitoiement, Al Khatib dresse le portrait d’une communauté résiliente qui lutte sans relâche pour subvenir à ses besoins et, malgré tout, trouve de l’espoir et de la joie dans les liens humains et la musique. Les images des passants errants dans les rues en ruines de Yarmouk sont ponctuées de poèmes déclamés par la voix-off du réalisateur. Ces vers portent une réflexion sur la perte de la liberté et sur le temps ici décuplé par l’attente: « Pendant le siège, la journée passe si lentement que tu doutes qu’elle vienne à sa fin… une route qui mène à la folie ou au suicide… Le temps te tue quand tu l’observes. Oublie-le et cherche un moyen de remplir le vide. » Enfin, Little Palestine, Diary of a Siege rappelle une vocation fondamentale documentaire : raconter le réel, aussi dur soit-il, et nous obliger à voir l’horreur de cette crise humanitaire.

Clothilde Banuls

Luo Luo’s Fear, Luo Luo, Chine, 2020

Ou l’ennui au temps du confinement

La pandémie n’a certes pas été une époque faste pour le cinéma. Elle a néanmoins donné naissance à un sous-genre : le journal de confinement, que Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes ont porté au grand jour à Cannes l’an dernier. Avec Luo Luo’s Fear, la réalisatrice se place à l’épicentre de la crise sanitaire : la Chine des premiers mois de 2020, pour nous parler de sa peur du covid. Une sorte de book club en ligne l’aide à affronter la période. Difficile de ne pas comprendre son angoisse quand on la voit cohabiter avec un père de 90 ans. Encouragé par Luo Luo, le vieil homme partage ses souvenirs de la période maoïste avec le groupe de lecture de sa fille. Cette superposition d’époques se double d’un télescopage des espaces. Sur une carte de la Chine, Luo Luo s’amuse à localiser ces personnes avec qui elle échange derrière son écran. C’est l’occasion d’une rêverie quasi proustienne sur le confinement et les noms de lieux. En dépit de cet intéressant dialogue des générations et de ses accents poétiques, le film déçoit. Plus que de la peur, c’est de l’ennui qu’on rencontre ici. Le journal de Luo Luo est rythmé par des confessions face caméra qui flirtent avec les procédés de la télé-réalité… dont ce documentaire emprunte du même coup la platitude. Luo Luo peut certes éveiller l’empathie quand elle nous explique que ses séances de yoga et ses conversations virtuelles la tiennent debout, mais notre intérêt, lui, s’endort doucement. Lors de la scène finale, Luo Luo retire son masque chirurgical pour chanter, comme pour signaler qu’elle a dépassé cette peur qui la terrassait depuis des semaines. Malgré sa belle voix, cette fin ne nous réveille pas tout à fait. Elle est à l’image du film : pas dénuée de charme ni de délicatesse, mais peu enthousiasmante.

Gaspard Labastie

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Songs Still Sung: Voices from the Tsunami Shores, Suzuki Yoi, Japon, 2020

Le chant de la mémoire

Trois. C’est le nombre de tsunamis qui frappa en moins d’un siècle les terres de la ville d’Ofunato, sur la côte de Sanriku au Nord Est du Japon. Songs Still Sung: Voices from the Tsunami Shores retrace la mémoire des femmes qui ont survécu à ces catastrophes. On suit un groupe de poésie composé de grand-mères et mené par Arai Takako qui traduit des poèmes du poète Ishikawa Takuboku en dialecte local, le kesengo, souvent délaissé en faveur du japonais imposé par Tokyo. Sous forme d’entrevues, chaque grand-mère raconte autour d’un thé son appartenance à Ofunato, son rapport avec la poésie, la mémoire, la mort, l’océan. Une voix-off déclame des vers en kesengo et japonais standard entre les entrevues nous rappelant le son des vagues. Le portrait de ces femmes reconstitue des morceaux de vie au milieu des ruines laissées par les tsunamis. Iwabuchi Ayako se souvient avec émotion des maisons détruites et des êtres chers emmenés par l’océan. Par respect pour les vies perdues, elle exprime un devoir de résilience. Miura Fujiko a perdu trois fois sa maison au cours de sa vie. 

Pourtant, toutes ces femmes maintiennent un lien viscéral avec la mer : sa présence a forgé leur caractère téméraire. Et puis, on vit de la pêche dans la région. L’une d’elles déclare avec humour qu’elle hait l’océan mais ne cessera pas pour autant de manger du poisson. Une autre évoque la condition de la femme durant la guerre et espère qu’un jour il y aura une maire-femme de la ville. Ici, les grand-mères apparaissent comme des êtres sensibles dont la mémoire constitue l’histoire locale et un affront à l’oubli. À l’ouverture du documentaire, une poétesse déclame un poème sur l’arrivée du tsunami et le bouleversement qu’il a apporté dans la vie des habitants. Le temps et la vie s’étaient suspendus. Puis un matin la neige tomba et rappela que les saisons suivaient leur cours inlassablement. Par ce geste poétique, les grands-mères d’Ofunato montrent qu’après les catastrophes et le deuil, la vie continue.

Clothilde Banuls

The Still Side, Miko Revereza et Carolina Fusilier, Mexique/ Philippines/ Argentine/ Corée, 2021

Dernières vacances avant la fin du monde

The Still Side a tout d’un OVNI dans un festival documentaire. C’est d’ailleurs avec une sorte d’alien que nous entrons dans le film : un Siyokoy, créature humanoïde recouverte d’écailles vertes, s’échoue sur une île au large du Mexique. Plus proche de l’art vidéo que du documentaire (et pour cause, Carolina Fusilier et Miko Revereza viennent de l’art contemporain) ce film nous plonge dans les ruines de Capaluco, une station balnéaire qui a connu son âge d’or dans les années 80. Aujourd’hui déserte, on y trouve un zoo privé de ses animaux, des ruines antiques en carton pâte, des toboggans aquatiques envahis par la végétation… C’est là que réside le mince caractère documentaire de The Still Side. Il peut se lire comme une exploration des vestiges d’une société des loisirs, ou comme la chronique d’un monde après le capitalisme. Au bord de l’eau, les réalisateurs bavardent, ils évoquent l’hubris néo-libéral derrière ces constructions délirantes qui ressemblent désormais à des fantômes. Mais leur discours sur la chute des empires n’a rien d’une prophétie à la Denys Arcand. C’est plutôt une expérience contemplative et fantaisiste qui s’engage ici. Dans les couloirs d’un hôtel de la station, une voix grésillante fait de la publicité pour une « combinaison d’être humain » qui permet de réaliser tous ses rêves. Même le fantasme post-humaniste le plus sordide prend ici un air de farce. La catastrophe semble être déjà arrivée, l’humanité a disparu. Il ne reste donc plus grand chose à montrer, sinon des carcasses de bateaux ou un parc à thème abandonné, restes d’une civilisation qui a trop cru à sa permanence. C’est une des forces de The Still Side : il prouve qu’onirisme et fin du monde peuvent avoir partie liée, qu’on peut penser l’anthropocène sans le disaster porn. On regrette qu’une bonne partie des dialogues entre Carolina Fusilier et Miko Revereza soit inaudible, tant les bribes qu’on attrape piquent la curiosité. Mais la superbe photographie de ce film suffit à en faire un moment d’envoûtement, une robinsonnade hallucinée sur les traces d’une époque révolue. Dans le zoo vide de Capaluco, un haut-parleur vante la beauté du jaguar et nous dit : « si vous le voyez aujourd’hui, c’est votre jour de chance ». Avec humour, The Still Side nous dit que ce jour est déjà passé. 

Gaspard Labastie

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The Lucky Woman, Tseng Wen-chen, Taiwan, 2020

Des barrières à surmonter

En 2004, Van Thao paye un agent 8000 dollars pour pouvoir partir travailler à Taiwan. Vietnamienne, elle est à la recherche de meilleures conditions de vie. Trois ans plus tard, alors que son contrat est sur le point d’arriver à son terme, Van Thao décide de fuir. Elle est déçue par son expérience : Taiwan n’est pas le pays de cocagne qu’elle avait imaginé. En fuyant, Van Thao perd son permis de résidence et son assurance maladie. Elle rejoint ainsi la catégorie des « travailleurs immigrés en fuite » de Taiwan. Pour survivre elle n’a pas d’autre choix que d’enchaîner les petits boulots, dans l’illégalité. En dépit de ces difficultés, Van Thao n’est ni amère, ni désespérée : elle essaye de sensibiliser la société taïwanaise à cette situation et prend soin des autres vietnamiens clandestins qui l’entourent. Tran Duy Hung est l’un d’entre eux. Sur les murs de sa chambre, il réalise des peintures quasi expressionnistes qui représentent les sentiments violents qui le tourmentent. Tseng Wen-chen a suivi le quotidien de cette communauté pendant plus de six ans. Cette relation a donné naissance à un documentaire poignant, The Lucky Woman. Elle a accepté de nous en parler et nous met en garde : ce titre doit être pris au pied de la lettre. Van Thao est vraiment une femme chanceuse. 

Gaspard Labastie

Entretien avec Tseng Wen-chen. Réalisé en ligne le 3 janvier 2022.

Gaspard Labastie : Pouvez-vous nous présenter votre documentaire ? D’où vient votre intérêt pour la question des travailleurs vietnamiens de Taiwan ?

Tseng Wen-chen : La plupart de mes documentaires se concentrent sur des figures de femmes fortes. C’est aussi le cas dans The Lucky Woman : c’est ma rencontre avec Van Thao, une femme vietnamienne mariée à un Taiwanais, qui m’a poussée à entreprendre ce projet. Le Vietnam est un environnement tellement différent, c’est une autre langue, une autre culture… Je voulais voir comment Van Thao évoluait en terre étrangère, à Taiwan. Je l’ai rencontrée par l’entremise d’un ami, qui m’a aussi présentée à Tran Duy Hung, une autre figure importante du film. Réaliser ce projet m’a demandé beaucoup de temps, parce qu’il fallait surmonter cette barrière de la langue et de la culture que j’évoquais à l’instant. Le tournage en lui-même a pris environ six ans et demi, et si vous ajoutez les deux années de montage, The Lucky Woman a connu huit ans de gestation.

G.L. : Il y a une tension intéressante dans votre film, entre l’El Dorado que Taiwan représente au Vietnam et la réalité socio-économique très dure du pays, dans laquelle ces « travailleurs en fuite » sont essentiellement traités comme des esclaves.

T.W. : Dans le temps, beaucoup de travailleurs vietnamiens venaient à Taiwan sans rien savoir du pays. Du fait de la barrière de la langue, ils devaient passer par des agences pour rassembler tous les documents nécessaires pour aller travailler là-bas légalement. Mais beaucoup d’agences donnaient en fait des enseignements erronés à ces clients vietnamiens, elles les trompaient, leur tendaient un piège en les poussant à aller à Taiwan. Évidemment, une fois sur place, ces gens se rendaient compte que tout était très différent de ce qu’ils avaient  imaginé. La vie est dure dans ce pays, c’est pour ça qu’ils prennent la fuite et se mettent à travailler illégalement.

G.L. : On voit beaucoup de peintures dans votre film. Tran Duy Hung représente la situation de la communauté à travers ses tableaux. Parfois ceux-ci s’animent grâce à un effet spécial. C’est une chose qu’on retrouve dans Spring, the story of Hsu Chin-Yu (2002) [N.D.L.R. : ce documentaire revient sur l’histoire de Hsu Chin-Yu, une femme de 80 ans qui a été emprisonnée pendant la Terreur Blanche de Taiwan]. 

T.W. : Comme je vous le disais plus tôt, ce film a demandé beaucoup d’années de travail. C’était donc important pour moi de trouver un moyen d’exprimer le passage du temps. Après avoir vu les peintures de Tran Duy Hung, j’ai pensé qu’elles pourraient montrer de façon concrète tout ce temps que Van Thao passe à Taiwan. Mais ce n’est pas leur seul rôle, bien sûr : ces tableaux en disent beaucoup sur la vie des migrants, ce sont des images fortes.

G.L. : Vous diriez que ces tableaux sont une façon d’aller au-delà du caractère relativement « pauvre » de l’image photographique, dans le sens où ils révèlent le monde intérieur de ces personnes de façon plus expressive ?

T.W. : Oui, on peut en apprendre plus sur les émotions de quelqu’un de cette façon. Ça ne tient pas uniquement aux limites de l’image photographique, c’est aussi la parole des personnes que je filme qui est entravée, souvent elles ne peuvent pas vraiment exprimer ce qu’elles ressentent. Ces peintures sont une façon de rendre visibles leurs émotions cachées.

G.L. : Diriez-vous que Van Thao est vraiment chanceuse ? Le titre du film n’est jamais ironique ?

T.W. : [rires] Non, il n’est pas ironique du tout. Van Thao est plutôt chanceuse, si on la compare à d’autres travailleurs vietnamiens, c’est un exemple heureux. Comme on l’apprend dans le film, elle est finalement retournée au Vietnam : elle y a trouvé un bon travail, son fils se débrouille bien… Tout s’est plutôt bien terminé pour elle, alors que certains travailleurs rentrent chez eux en n’ayant quasiment rien gagné. 

G.L. : Vous travaillez sur un nouveau projet en ce moment ?

T.W. : Oui ! Ce sera toujours centré sur la vie des travailleurs immigrés, mais en Indonésie. Le sujet est le même, mais c’est un autre pays. D’autres barrières à surmonter.

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PERSPECTIVES JAPAN

Une mosaïque nationale


I Remember, Hatano Shuhei, Japon, 2021
BETWEEN YESTERDAY & TOMORROW Omnibus 2011/2016/2021, Ikeda Yasunori, Oki Hiroyuki, Suzuki Hikaru, Takashi Toshiko, Japon, 2021
Whiplash of the Dead, Daishima Haruhiko, Japon, 2021
Transform!, Ishida Tomoya, Japon, 2020
Ushiku, Ian Thomas Ash, Japon, 2021

L’édition 2021 de Perspectives Japan présentait le Japon en mosaïque, juxtaposant les vies, donnant la parole lorsque nécessaire.

Donner la parole / unifier

Dans I Remember, dix entretiens d’une trentaine de minutes retracent la vie de personnes âgées habitant Tottori depuis les années 1940. Se superposent à ces récits des plans des lieux évoqués tels qu’ils sont aujourd’hui, paysages étonnamment déserts. Une cartographie des souvenirs se crée au long de ce film-fleuve : le rivage, la forêt, une boutique en ville, des pavillons. Les anecdotes se multiplient, des récits viennent habiter les images, rendre sensible une mémoire qui se cherche. Chacun se montre particulièrement attaché à sa région natale, comme le dernier interviewé qui emmène le réalisateur chasser tout en lui racontant comment les gens faisaient la fête auparavant, avant qu’ils ne se mettent à déserter les montagnes pour rejoindre les villes. Voix et habitats sont mêlés, et tissent au sein de ce paysage le portrait d’une génération qui a du cultiver, pêcher, rebâtir pour survivre.

Dans BETWEEN YESTERDAY & TOMORROW Omnibus 2011/2016/2021, ce ne sont plus des entretiens mais des films amateurs qui sont regroupés, en trois séries de quatre datant de 2011, 2016 et 2021. Cette amplitude permet de saisir le glissement de la réaction directe au tsunami de Fukushima, vers la commémoration, puis la résurrection. Le premier filmeur montre les paysages informes inondés par le tsunami, puis à cette catastrophe première font écho d’autres phénomènes, un filmeur s’inquiète de la venue d’un typhon qui risque de détruire sa maison, la pandémie vient remplacer le tsunami. Deux forces s’opposent, la destruction naturelle, et la vitalité de celle.ux qui essaient de maintenir leur habitat. Produire pour avancer : ce travail illustre l’élan qui pousse à surmonter les traumatismes, qui amène les douze vidéastes à filmer leur présent.

Ces deux chroniques sont complétées par Whiplash of the Dead, de Haruhiko Daishima, retraçant la vie de Hiroaki Yamazaki, l’étudiant dont la mort à 18 ans est à l’origine des mouvements étudiants de 1968 au Japon. Les témoignages se succèdent pour tracer un portrait héroïque d’un jeune martyr. La version officielle des faits voudrait que Yamazaki ait été renversé par un car blindé détourné par des manifestants. La réalité décrite par l’ancien chef de la Nouvelle Gauche est tout autre, et il raconte les larmes aux yeux comment Yamazaki a trouvé la mort matraqué par des policiers. Rectifier l’histoire, mais plus encore la comprendre : le film cherche à cerner en profondeur tous les retentissements qu’a eu la mort du jeune marxiste. Yamazaki apparaît rétrospectivement comme l’épicentre d’une violence révolutionnaire immense. Sans chercher à désigner de coupables, Daishima écrit un pan encore traumatique du récit national.

Prendre la parole / exister

Dans Transform!, le réalisateur Ishida Tomoya, en fauteuil, montre son travail avec le chorégraphe Osamu Jareo pour monter une performance exploitant pleinement les potentialités des corps de chacun. Il s’associe à une dramaturge aveugle et une actrice muette. Tous les trois nourrissent le cœur du film de leurs discussions préparatoires. Chacun raconte comment son handicap a compliqué son accès à l’art, comment le regard des autres a influencé leur trajectoire. Le réalisateur associe au débat son équipe technique, lui-même interroge sa pratique. Avec Jareo, le débat ne tourne jamais autour des limitations qu’imposent les différents handicaps physiques, mais plutôt autour des nouvelles possibilités qu’offre leur collaboration. Ils testent ensemble de nouvelles pratiques. Peu à peu émerge le projet final, une farandole mi-chorégraphiée mi-improvisée centrée autour du toucher, point culminant du film conservé en plan-séquence. Elle vient confirmer la réussite du pari du film : faire exister de nouvelles pratiques artistiques incluant des corps jugés « non-valides ».

Dans Ushiku, Ian Thomas Ash s’attache aux conditions de vie terribles des migrants du centre de Ushiku, en attente de régularisation. En caméra caché, il filme ses rencontres au parloir avec huit détenu.e.s : grèves de la faim, tentatives de suicide, violence des gardiens. Tous.tes ont déchanté en arrivant à la frontière : certain.e.s sont bloqué.e.s au centre depuis cinq ans, sans perspective de sortie, des liens de fortune se nouent pour faire face : un des détenus dessine la tentative de suicide d’un autre, les deux partagent fièrement le résultat à la caméra. Le dispositif échappe au voyeurisme, le destinataire premier n’est pas la.e spectateur.ice, mais les membres des commissions de régularisation, les sénateur.ices que l’on voit examiner les images. Il y a une véritable urgence à filmer, la colère se mêle à l’impuissance, tant les détenu.e.s paraissent démuni.e.s face à l’administration qui les broie. Le carton final vient cruellement rappeler que le Japon se déclare officiellement comme une terre d’accueil.

Théo Guidarelli

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De l’autre côté de la vitre. Entretien avec Ian Thomas Ash. Réalisé en ligne le 7 décembre 2021

Au nord-est de Tokyo, le centre de détention d’Ushiku retient des personnes venues chercher l’asile au Japon. En 2019, le réalisateur Ian Thomas Ash commence à leur rendre visite. Avec leur accord, il filme leurs échanges en caméra cachée. Traités comme des prisonniers qui ne connaîtraient ni leur faute, ni leur peine, ces réfugiés essaient tant bien que mal de rester dignes. Avec l’aide de Ian Thomas Ash, ils transmettent leurs histoires par-delà les murs de leur réclusion. Le cinéaste nous invite à mettre sa personne de côté et à envisager son documentaire comme une caisse de résonance pour les voix de celles et ceux qu’on n’entend jamais.

Théo Guidarelli et Gaspard Labastie : Pourriez-vous nous présenter votre documentaire ? Qu’est-ce qui vous a décidé à entreprendre ce projet ?

Ian Thomas Ash : Ushiku est mon deuxième film projeté au Festival du Film Documentaire de Yamagata. À l’origine je ne suis pas allé au centre de détention avec l’idée d’y faire un film. J’y suis allé comme bénévole avec mon église, pour rendre visite aux personnes détenues. J’ai été témoin de ce qui m’est apparu comme une violation de leurs droits fondamentaux, et il m’a semblé que certaines vies étaient en danger, alors je me suis mis à enregistrer des preuves de leurs mauvais traitements. Le film a émergé de ces enregistrements.

T.G. et G.L. : Vous montrez vos conversations au parloir mais vous ne vous aventurez jamais à l’intérieur du centre, à l’exception peut-être de la séquence où les gardiens battent Deniz [NDLR : un des détenus les plus présents dans le film]. Jusqu’à quel point étiez-vous prêt à pénétrer dans le centre ?

I.T.A. : Les images de Deniz ont été filmées par l’Immigration elle-même. Elles sont prises par les gardiens pour prouver qu’ils ne font rien de mal. Je ne suis pas certain que cela soit clair dans le film, mais lorsque les détenu.e.s entament des poursuites judiciaires contre l’Immigration, ils ou elles ont le droit de se servir de ces images. J’ai discuté de cette séquence vidéo et de ces photos avec l’avocat de Deniz et Peter. Il m’a dit qu’elles étaient leur propriété, et que c’était à eux que revenait la décision de les montrer ou pas. Ils sont tous les deux incapables de regarder ces images, c’est trop traumatisant pour eux. Ils ont vu chacune des scènes dans lesquelles ils apparaissent, sauf celles-là, mais ils savent ce qu’elles contiennent. C’était extrêmement important pour moi de ne partager que ce qu’ils voulaient bien partager.

T.G et G.L. : Vous parlez de trauma : dans une scène, vous montrez à Deniz la vidéo de son premier jour de liberté provisoire, lorsqu’il retrouve sa femme. Pourriez-vous nous en dire plus sur les réactions que suscitent ce type d’images chez les intéressé.e.s ?

I.T.A. : Je fais des documentaires pour aider les gens, mais je suis aussi conscient du risque de ce qu’on appelle « le stress traumatisme secondaire ». Il nous faut être conscients, en tant que réalisateurs, écrivains, documentaristes ou anthropologues, du danger que nous faisons courir, de la façon dont nous pouvons involontairement faire souffrir les personnes avec qui on travaille. Prenez Peter : il a participé à plusieurs sessions de Questions/Réponses, mais en réalité il ne souhaite pas prendre la parole en public, il a l’impression de devoir se sacrifier pour le bien commun. Il me demande toujours « Combien de personnes va-t-il y avoir à la projection ? ». Je réponds « Environ cinquante », et alors il me dit « Seulement cinquante ? Non, je veux parler à trois cent personnes ». J’ai envie de porter la parole de ces personnes au reste du monde, mais je suis aussi très conscient du stress que cela peut engendrer pour elles.

T.G et G.L. : Vous parlez aussi de « preuve [evidence] », de l’idée que vous apportez des preuves pour documenter les conditions inhumaines dans lesquelles vivent les détenu.e.s. Dans la séquence où Deniz se fait battre, les gardes lui disent « Personne ne te croira »… 

I.T.A. : En effet, c’est une chose dont je parle beaucoup. Je pensais vraiment que des vies humaines étaient en danger, et que s’il fallait un jour traduire l’Immigration en justice, avoir des pièces à conviction sous forme de vidéos serait de la plus haute importance. Plus important que de faire un film, en tout cas. Pour répondre à votre question concernant la séquence avec Deniz : vous soulignez la raison pour laquelle j’ai intégré une si longue scène d’abus à mon film. C’est peut-être contre-intuitif, mais il s’agissait justement de ne pas montrer l’abus lui-même. La phrase que vous avez relevée, « Personne ne te croira », est le point de départ d’un débat important entre Deniz et le garde au sujet de la « preuve ». Preuve que l’oppresseur cherche à annihiler. Ce qui est au cœur du débat, ce n’est pas de savoir s’il y a eu violence ou pas, mais de savoir si une caméra était là pour en témoigner. Lorsqu’il se rend compte que Deniz a la main haute dans cet échange, le garde s’interpose entre lui et la caméra, utilisant son corps pour empêcher physiquement qu’elle n’enregistre la vérité. Cependant Deniz interpelle la caméra en étirant son cou pour essayer de faire face à l’objectif. Ainsi, même roué de coups, à moitié nu et menotté, Deniz s’assure que la vérité reste sauve. La victime elle-même, au moment de sa soumission, crée des preuves de la vérité.

Compte-rendu réalisé dans le cadre de l’atelier d’écriture critique 2022 du parcours de master « pensées du cinéma » de l’ENS de Lyon. Coordonné par Élise Domenach.