Les personnages d’Hong Sang-soo qui se sont confrontés à la rumeur ne manquent pas. Dans Oki’s movie, le réalisateur Nam, incapable de supporter le doute, ne pouvait s’empêcher de demander à un professeur accusé de corruption d’éclaircir la situation. Au terme de leur échange, on restait cependant loin de toute certitude, suspendus entre la puissance impersonnelle des “on-dit” d’un côté et la fermeté de la parole d’un homme de l’autre. Yourself and yours démarre avec une situation comparable : Youngsoo apprend de la bouche d’un ami que sa copine, Minjung, prendrait régulièrement des verres avec des inconnus, alors même qu’elle lui a promis de modérer sa consommation d’alcool. Voulant en avoir le cœur net, Youngsoo interroge la jeune femme, qui nie tout. Mais Youngsoo l’accuse de mentir et d’être incapable de tenir sa parole. Irritée, elle demande à faire une pause dans leur relation, avant de s’en aller.
1. Les Métamorphoses. Le point de départ est une indécidabilité : Minjung ment-elle, ou dit-elle la vérité ? – cette question en entraînant une autre : qui est vraiment Minjung ? En dehors de cette dispute et jusqu’aux retrouvailles finales, le couple apparaît seulement séparé : nous suivons d’une part Youngsoo qui pense à Minjung et la recherche, et d’autre part la jeune femme qui, conformément à la rumeur, trinque avec différents hommes. L’indécidabilité pourtant ne cesse de grandir, les rencontres obéissant à un même principe : un homme pense la reconnaître, mais elle lui répond qu’il y a erreur sur la personne, qu’elle n’est pas Minjung. Les expressions d’embarras et de perplexité qui s’ensuivent, les longs regards opaques, font partie des plaisirs du film, où tout contribue ainsi à nous faire nous demander si la femme que nous retrouvons de séquence en séquence est bien celle qu’elle paraît être.
Comme dans Hill of freedom, Hong Sang-soo nous oriente en plaçant entre les mains de son personnage un livre, soit un exemplaire de La Métamorphose de Kafka. Choisissons l’interprétation la plus simple : Minjung peut changer inopinément, du soir au matin, ou entre deux plans. C’est une métamorphe, mais d’un type étrange et paradoxal : elle conserve son apparence, mais on ne peut jamais être sûr qu’elle reste la même. Et, surtout, ses changements se produisent indépendamment de toute raison. On remarquera d’ailleurs que le film nous délivre avec malice, par la bouche du personnage, toute une série d’explications potentielles : peut-être est-ce la mémoire des hommes qui leur joue des tours, peut-être qu’ils prennent leur désir pour des réalités en imaginant retrouver une femme qui leur a plu, ou peut-être sa ressemblance avec une autre n’est-elle qu’une coïncidence. Toutefois le personnage reste irréductible à ces options.
Minjung fournit encore une autre explication : elle aurait en réalité une sœur jumelle. En entendant cela, on s’étonne presque que l’idée de la gémellité ait patienté jusqu’au 18ème long-métrage avant de faire son entrée dans une œuvre où il est régulièrement question de ressemblance et de différence. Mais c’est bien parce que cette idée renvoie à un motif qui traverse l’œuvre qu’elle a tout d’une espièglerie. Les récits d’Hong Sang-soo n’ont jamais eu besoin de recourir à l’intériorité des individus (on pourrait aussi bien nous parler de double personnalité ou de schizophrénie) ou à la biologie pour accueillir les jeux de la ressemblance et de la différence. Les deux femmes identiques de The day he arrives, Kyungjin et Yejeon, n’étaient pas des jumelles ou une simple projection de l’esprit du personnage masculin : leur existence signalait que nous nous trouvions face à un monde discontinu où rien n’interdit que deux êtres différents aient la même apparence. C’est à dire un monde où il peut arriver qu’une femme que l’on croit reconnaître soit en réalité une autre, et où établir une identité s’avère éminemment problématique.
2. Un monde discontinu. Devant certaines anomalies, une seule option contient toutes les autres en les disqualifiant du même coup une à une : celle d’un monde discontinu. Les personnages de Yourself and yours évoluent sans aucun doute dans un tel monde, et tout le prix du travail d’Hong Sang-soo vient de la manière dont, avec une grande économie de moyens, il parvient à donner à l’instabilité existentielle une dimension cosmologique. Le doute qui concerne l’identité de Minjung est indissociable de celui qu’une série de petites touches instille dans la structure du film, au niveau de l’enchaînement des séquences. Il n’y a ici comme souvent qu’une poignée de lieux qui reviennent au cours du film, mais il est impossible de les relier entre eux (c’est exemplairement le cas du parc que les personnages traversent tour à tour). Ce sont, dirait Deleuze, des espaces « dont les caractères ne peuvent s’expliquer de façon seulement spatiale »[11] [11] L’image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 169 (mais aussi le cours du 16 juin 1984, disponible en ligne). : tout est à la fois étrangement contracté et éclaté, ce qui est à coté semble aussi bien appartenir à un autre monde et ne communiquer qu’à travers un saut hors de toute perspective chronologique.
Certains plans, par exemple, prennent à l’intérieur du montage une fonction de dédoublement. Dans un premier plan de quelques secondes, Minjung apparaît en train de prendre son repas. Puis nous la retrouvons tout de suite après dans une longue séquence où elle commence par dire ne pas avoir mangé : ment-elle ou, d’un plan à l’autre, sommes-nous passés d’un niveau de réalité à un autre ? Le fondu qui lie les deux dernières séquences est un autre exemple frappant, face auquel il est impossible de déterminer si nous avons affaire à une simple ellipse, comme le suggère le dialogue, ou à un passage du rêve à la réalité. La discontinuité n’a jamais été aussi près de se fondre dans la continuité sur le plan formel, et le monde n’a jamais été si ouvert : tout, dans le mouvement d’un panoramique, peut apparaître ou disparaître.
Quoiqu’il passe par d’autres moyens, on reconnaît un jeu sur les rapports spatio-temporels qui avait connu son acmé avec Hill of freedom et qui prend ici une importance singulière eu égard à la question que pose le film, « qui est Minjung ? », et au rapport entre temps et identité[22] [22] Ce jeu sur les rapports spatio-temporels tend donc à rendre indéterminable le statut de chaque séquence, et doit nous amener à voir dans les films un monde composé de fragments virtuels coexistant les uns avec les autres dans le temps. Nous renvoyons ici à notre texte, « Pour une morale du temps », où nous revenons sur le temps dans Hill of freedom, ainsi qu’à notre critique du film, où nous introduisions le rapport entre temps et identité. . Entre le plan où elle mange et celui où Minjung dit qu’elle n’a pas mangé, nous devons aussi nous demander si nous sommes passés d’un personnage à un autre. Tout saut entre les séquences peut entraîner un saut dans l’identité du personnage, c’est-à-dire être le lieu de la métamorphose, et celui d’une liaison où s’abolit le principe de contradiction. Comment une métamorphe pourrait-elle mentir et dire qu’elle n’a pas mangé alors qu’elle a mangé, puisqu’elle est à la fois celle qui a mangé et celle qui n’a pas mangé. L’existence de Minjung est un défi pour la pensée, qui impose d’envisager l’identité comme composée de multiples facettes coexistantes, sur un mode fragmentaire et non unitaire.
3. L’Éclopé. Qui est Minjung, alors ? Il se peut qu’il y ait une Minjung, mais il se peut qu’il y en ait deux, que le personnage, gros de virtualités, soit à lui-même son propre double. Aussi, plus qu’à ce qu’elle est, il faut être attentif à ce qu’elle ressent, à certains traits particulièrement affirmés : Minjung ne se contente pas de dire, peut-être pour mener son interlocuteur en bateau, qu’elle a une jumelle, mais ajoute qu’elle aime avoir une jumelle. Elle aime également boire, et affirme que « quand on boit, c’est pour être bourré ». Comme d’autres avant elle – à commencer par Haewon, qui buvait consciencieusement et disait être prête à vendre son âme pour être une autre –, Minjung se caractérise par un goût prononcé de l’altération. Il ne faut pas chercher ailleurs la difficulté de son couple, puisque Youngsoo est quant à lui au début du film entièrement tourné vers l’unité et la continuité. C’est parce qu’il songe au mariage qu’il a fait promettre à la jeune femme de moins boire, ce type d’engagement n’étant selon lui possible que s’ils parviennent à se stabiliser. C’est l’alternative qu’il lui présente : ou bien arrêter de boire, ou bien se séparer. Ou l’absence de rupture dans le comportement, ou la rupture du couple.
Mais à cette alternative, Minjung oppose la sienne : ou bien il la croit, ou bien ils se quittent. Tandis que Youngsoo est persuadé que la continuité dans le comportement est la condition de durée de leur couple, la position de Minjung suppose plutôt que leur histoire ne peut durer qu’à condition d’avoir la capacité d’accepter l’autre en abandonnant toute prétention à le fixer. On voit bien que les deux personnages souffrent de la situation, mais alors que Youngsoo semble très vite prêt à reformer leur couple et lui dit qu’il voudrait la connaître, elle lui rétorque qu’il n’en est pas capable et qu’il a encore du chemin à faire, témoignant d’une exigence supérieure. Yourself and yours n’est pas simplement l’histoire de couple d’une femme et d’un homme, mais celle d’une métamorphe et d’un éclopé, et de la rééducation de ce dernier. Youngsoo, immédiatement après la séparation voulue par sa petite amie, apparaît la jambe dans le plâtre, comme si le choc sentimental se transportait sur le plan physique. Faut-il s’en étonner ?
À bien y regarder, les aventures sentimentales des personnages d’Hong Sang-soo ont toujours été en même temps des aventures mentales, et leurs rencontres leurs font éprouver des problèmes aussi disproportionnés que l’emprise des mots et des images sur les êtres, la différence et la ressemblance des uns et des autres, l’indétermination des vies, l’impossibilité de commencer et de finir… Et Youngsoo n’est pas le premier à connaître un pépin physique : dans Woman on the beach, le cinéaste Jongrae se froissait un muscle en courant sur une plage, muscle qui avait la particularité d’être « l’un de ceux dont on ne se sert jamais ». Or ce même Jongrae expliquait qu’il devait mobiliser toute sa capacité mentale pour lutter contre certaines images que d’autres avaient mises en lui, et qui l’empêchaient de voir la réalité, la femme qui lui faisait face. Cette lutte, cependant, était autant physique que cérébrale puisque l’emprise des images était liée à la force de l’habitude, ancrée dans le corps lui-même. Selon Hong Sang-soo, se libérer d’images nocives ou de vieux réflexes de pensée demande de se forger de nouvelles habitudes : rééducation mentale et physique ne vont pas l’une sans l’autre.[33] [33] Il est arrivé à Hong Sang-soo de déclarer en entretien qu’il faut environ deux ans pour se débarrasser d’un préjugé, car celui-ci est profondément enraciné dans le corps et les émotions, et que même alors ce préjugé est susceptible de refaire surface, mais que l’on peut s’en défaire en moins de temps par la suite. De tels propos supposent tout un rapport de la pensée et de l’habitude, par-delà la conscience (et Hong Sang-soo a parfois des accents nietzschéens). Voir Matthieu Darras, « La théorie du paquet de cigarettes. Entretien avec Hong Sang-soo », Positif n° 520, juin 2004, pp. 8-11.
4. Le couple. Contre les images de la rumeur, contre son désir de continuité, Youngsoo, avec ses béquilles, doit donc avancer sur un sentier mental, non sans effort. Alors même que les personnages sont séparés au long du film, le mouvement qui installe l’indétermination et l’indécidabilité au fil des séquences coïncidera avec une évolution du personnage qui semble finalement avoir acquis l’attitude nécessaire au bon fonctionnement du couple, c’est-à-dire la capacité à accepter la discontinuité de Minjung et du monde. Si Un jour avec, un jour sans, le film précédent, mettait en scène l’exemple de la relation la plus réussie jusque-là chez Hong Sang-soo, Yourself and yours le dépasse dans cette direction tout en reprenant et confirmant certains principes.
La réussite tient encore ici à une certaine morale du temps. Si Youngsoo souffre au début parce qu’il juge d’après ce qu’on lui rapporte de la conduite de sa petite amie honteuse, Minjung ne souffre pour sa part jamais de la conduite des autres, mais toujours de leurs jugements. Le personnage, dont nous avons dit qu’il ne pouvait pas mentir, est décrit comme innocent, ce qu’il faut comprendre en un sens bien précis : elle n’agit qu’en fonction de ses sentiments (quand Youngsoo, pour s’amender, dit qu’il va vivre en jetant les idées des autres et ses principes, elle lui répond qu’elle a toujours vécu comme ça). Aussi la capacité nouvelle de Youngsoo se manifeste-t-elle d’abord au moment où, alors que Minjung se défend d’avoir fait quoi que ce soit de mal, il lui dit qu’elle peut faire tout ce qu’elle veut. Sans doute Minjung relèverait-elle la tête qu’elle baisse alors, troublée et éprouvée, si elle pouvait voir le regard irradiant de confiance qu’il lui lance.
Mais accepter une conduite réglée sur les sentiments revient à donner un privilège à l’instant, puisque, si ce n’est pas à partir de principes, c’est dans l’instant que les sentiments viennent et varient. Pour une fois, à l’occasion des retrouvailles, l’opposition qui traverse l’œuvre d’Hong Sang-soo – entre la discontinuité de l’existence et la durée, la quête des sois et la vie à deux [44] [44] Nous parlions d’une “quête des sois”, par opposition à une quête de soi, à propos d’Haewon et les hommes, dont on peut relire la critique ici. - semble trouver une solution, mais celle-ci ne peut être que paradoxale, et la perspective de continuité n’apparaît valable que par sa manière d’intégrer la discontinuité et la différence. La fin est heureuse, mais nous ne sommes pas encore prêts d’assister chez Hong Sang-soo à un vrai mariage : Youngsoo ne parle plus de cela, mais dit à Minjung qu’il souhaite simplement la voir un peu tous les jours. Et si le couple se reforme, c’est comme s’il se rencontrait et se disait des mots d’amour pour la première fois. Est-ce, comme le dit Minjung, « vraiment la première fois » parce que Youngsoo a subi à son tour une mutation et que le couple va pouvoir repartir sur de nouvelles bases, ou est-ce la première fois parce qu’elle n’est pas Minjung et qu’elle sera toujours une autre, une promesse d’instabilité ?
Aussi, dans ce film qui fait de l’identité son problème principal, la validité de ces vraies-fausses retrouvailles et de leur projection dans la durée (la possibilité qu’il ne s’agit pas que d’une illusion) tient-elle avant tout au fait que Youngsoo accepte de se plier à une simple règle, de jouer le jeu de l’indécidable et du changement : ne pas appeler Minjung par son prénom, si bien que, de retour dans la chambre où avaient eu lieu leur dispute, ils parlent d’eux comme s’il étaient d’autres personnes (« tu ne me feras pas de mal, comme l’autre garçon ? »). La durée se construit en se brisant, on ne peut vraiment s’aimer qu’en acceptant d’être autres : c’est le paradoxe auquel Yourself and yours initie ses spectateurs et que Youngsoo embrasse une fois arrivé au bout de son sentier. Tout le film, du reste, pourrait très bien n’être qu’un parcours mental du personnage qui le mène d’une image du couple à l’autre, c’est-à-dire une aventure réelle et concrète, qui permet à celui qui la vit d’apprécier la saveur d’une pastèque.