Autour des Nuits Debout #4

Imager le peuple

par ,
le 13 juin 2016

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De peuple, on ne manque pas. Certes, une formule bien connue de Deleuze dit exactement le contraire – que le peuple se définit par sa pénurie, qu’il est en attente d’existence et que sa clameur se confond avec les tambours de l’art. Le diagnostic – « le peuple manque » – a rencontré un tel succès qu’on en oublie souvent sa genèse, et la valeur stratégique qu’il trouvait dans les écrits du philosophe. Celui-ci l’avait d’abord émis dans le huitième chapitre de L’image-temps, en 1985, puis répété avec Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, six ans plus tard[11] [11] Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 281-291. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 95 et p. 104. . L’alimentait alors une réflexion sur le modernisme tardif et sa croyance fondatrice, l’idée que l’art enfante l’avenir et que ses œuvres démiurgiques façonnent la glaise du peuple qui vient. Le passage célèbre sur Straub, Resnais, Rouch et Perrault dans L’image-temps répond à une double entreprise : préserver l’avant-gardisme esthétique, liquider l’avant-gardisme politique. Il fallait à Deleuze maintenir le rôle moteur de l’art dans l’histoire, et il est allé chercher pour cela une double référence située à l’orée du siècle – Klee, qui lui prête sa formule (en allemand, « uns trägt kein Volk », soit plus littéralement « ne nous porte aucun peuple » : le peuple qui manque est, à l’origine, le public absent des expositions d’art moderne), et Heidegger, qui dans « L’origine de l’œuvre d’art » rompait avec le discours esthétique classique pour faire de l’œuvre moins une présence pleine qu’une ouverture, le dévoilement d’un à-venir[22] [22] Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. Pierre-Henri Gontier, Paris, Gallimard, 1985 (édition allemande posthume en 1945), p. 33. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962 (édition allemande 1949), p. 13-98. . Deleuze, héritier d’un siècle qui entendit confier à l’art la direction des affaires humaines, voulait encore croire que les films fonctionnaient comme maillons du futur. D’où ce concept de « fabulation », lui emprunté au Bergson des Deux sources de la morale et de la religion, qui fait de chaque œuvre l’invention d’un nouveau peuple. On voit ce que la formule deleuzienne a de stratégique : ranger le peuple au rayon des abonnés absents garantit en retour la prééminence des artistes. L’autre bénéfice est de couper l’herbe sous les pieds des militants, prompts à se croire locomotives d’un peuple qui en retour en légitimerait l’action. L’image-temps est paru peu de temps après une longue décennie maoïste et trotskyste, âge fastueux des enquêtes ouvrières et des prosopopées du soulèvement. Deleuze, enseignant à Vincennes la Rouge, a plusieurs fois témoigné de son irritation face à la mystique groupusculaire et, surtout, face aux schémas transformant les militants en pilotes de l’histoire. Son texte est explicite : « Si le peuple manque, s’il n’y a plus conscience, évolution, révolution, c’est le schéma du renversement qui devient lui-même impossible.[33] [33] Gilles Deleuze, L’image-temps, op. cit., p. 286.  » Qui dit vacance du peuple dit congé donné au gauchisme d’obédience marxiste.

Faire manquer le peuple revenait donc à marquer le divorce des deux avant-gardes, l’artistique et la politique, qui, des surréalistes aux situationnistes, avaient toujours été entrelacées. Mais c’était aussi, plus inconsciemment, recevoir le sceau d’une époque marquée par tous les renoncements : Deleuze écrit en plein mitterandisme, cette victoire aux airs de défaite ; le peuple de gauche qui avait tant attendu son heure se ramollissait au moment de monter sur le trône, guidé par un patricien roublard ayant troqué l’insurrection contre l’anesthésie. L’époque était terne, sa ferveur éteinte et sa politique molle. Qu’est-ce que la philosophie ? sortit deux ans après la Chute du Mur, quand triomphait un libéralisme entraînant tout le monde dans son enthousiasme consommateur. Dans ces circonstances, le peuple, bien sûr, ne pouvait que manquer, et Deleuze n’aura en définitive que tenté de maquiller un sentiment de défaite en principe ontologique. Cela explique aussi en partie le succès de sa formule, dont on peut supposer qu’elle a servi à cautionner bien des démissions – si le peuple manque, plus besoin de s’inquiéter du sort des humbles ni de s’échiner à réparer les torts. Le diagnostic deleuzien s’est transformé, pour beaucoup, en slogan d’un grand soulagement.

Alors oui, sûrement que le peuple a jusqu’à récemment manqué, parce que les rigueurs d’un long hiver idéologique l’avaient forcé à l’hibernation. Mais depuis peu, la carence a pris fin pour laisser place à une prolifération. Il y a désormais un surplus de peuple, et même, de peuples. Preuve que les temps sont à la division : notre âge est celui d’une arène de peuples rivaux. Ils naissent par des mises en scène multiples – rassemblements, oraisons youtubeuses, films ou agit-prop, par exemple – dont les professionnels de la politique n’ont sûrement pas l’apanage. Des peuples surgissent lorsqu’il y a mésentente quant à la définition du sujet politique, quand des gens clament, comme lors des révoltes de canuts, comme à Leipzig en 1989 ou à Tahrir en 2011, mais aussi, hélas, comme dans la Nüremberg des années trente, « nous sommes le peuple ». Il y a peuple lorsqu’un groupe auparavant inexistant s’invente et se figure pour déclarer être le véritable sujet politique. Bataille symbolique qui transcende largement le champ électoral et le défilé des plateaux-télé ; les « politiques de métier », ceux qui font profession de la dépossession, ne produisent pas de peuple, mais capturent les profits symboliques de spectacles qui les débordent. Les dirigeants sont dirigés par une guerre des signes s’infiltrant partout, guerre qui est fonction de fractures divisant une population donnée en plusieurs peuples revendiquant chacun être le seul qui vaille, et s’affrontant en conséquence.

La guerre en cours a pris la suite de la paix humiliante à laquelle nous avait forcés le triomphe du néolibéralisme. De là le retour en majesté de ce mot, « peuple », qu’on avait cru tombé en désuétude. Terme royal des lendemains de la Révolution française à ceux de la seconde guerre mondiale, son usage s’était depuis raréfié, et, quand il était encore mollement brandi, c’était d’une manière bien peu polémique, comme une appellation tout-terrain plutôt que comme une revendication politique. Mitterand le mobilisait encore de temps en temps à ses débuts, sans trop le charger de valeurs affectives ni théoriques. Après lui, il semblerait que la prérogative en soit revenue à la seule droite extrême, et à une époque où le FN n’avait pas encore essayé de se rabibocher avec l’imaginaire républicain – le peuple, pour Jean-Marie Le Pen, c’était le sang (pour sa fille « philippotée », l’affaire est plus complexe). La gauche réelle, elle, n’y recourait que peu, aussi parce que la tradition communiste se gardait d’un mot sur lequel Marx avait jadis jeté l’anathème[44] [44] Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx esquinte les naïfs républicains de 1848 et leur « culte du peuple », auquel il oppose « le peuple réel, c’est-à-dire les représentants des différentes classes dont il se compose » (Marx souligne), c’est-à-dire, au fond, un non-peuple, la réfutation même de la notion. Karl Marx, Les luttes de classes en France, trad. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 2002 (édition originale 1850), p. 35. , lui préférant les notions moins équivoques de prolétariat ou de travailleurs. Force est de constater que, depuis peu – quelques années, et ces derniers mois encore plus – le mot est sous le coup d’une véritable inflation. Et aussi bien d’une importante spéculation : tandis que la philosophie avait eu tendance à délaisser ce concept jugé trop embarrassant, parce que surdéterminé[55] [55] Par exemple, Jean-François Kervégan termine ainsi l’article « Peuple » d’un Dictionnaire de philosophie politique : « La notion de peuple n’a certes jamais été une catégorie centrale de la philosophie politique. Mais, dans ses ambiguïtés mêmes (à aucun moment elle n’a eu un sens parfaitement univoque), elle en a accompagné et souligné les mutations d’une façon remarquable. Le peuple est un danger pour la cité, mais la cité n’est pas sans lui ; il est la précondition de l’ordre politique, en même temps qu’il est engendré par lui. Toujours tentée de le diaboliser ou de l’héroïser, la philosophie politique ne sait au fond pas trop que faire du peuple. », in Dictionnaire de philosophie politique, dir. Philippe Reynaud et Stéphane Rials, Paris, PUF, 1996, p. 463. Côté sociologie, une même méfiance est patente chez Pierre Bourdieu, dans « Les usages du ‘peuple’ », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 178-184. , il est aujourd’hui des penseurs de taille qui le réinvestissent dans l’espoir d’y trouver le levier d’une lecture rafraîchie de la politique[66] [66] Pour un bel aperçu de ces entreprises et de leurs enjeux, voir par exemple Gérard Bras, Les ambiguïtés du peuple, Blois, Pleins feux, 2008 ainsi que l’ouvrage collectif Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013. À cette dernière question, Giorgio Agamben répond d’une manière singulière dans un bref article, « Qu’est-ce qu’un peuple ? », trad. Danièle Valin, in Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Rivages, 2002, p. 39-56. Il y décrit l’histoire de la notion comme celle d’une amphibologie éternelle, d’une fracture sémantique appelée à ne se résorber qu’au jour de la Révolution finale, qu’il omet de dater avec précision. .

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Reste à cerner les raisons de ce renouveau. L’une, en amont, est sûrement l’écroulement définitif des régimes communistes et de leurs avatars théoriques, qui a invité à repenser le sujet de l’émancipation politique. La double série d’événements en miroir – les guerres impérialistes du début du siècle, les révolutions arabes ou occidentales du début de cette décennie – ont également participé à cette remise à l’honneur. Les premières, armées de l’appareil conceptuel néoconservateur, ont réintroduit le peuple civilisationnel, les secondes, par leur composition hétérogène, ont chanté un peuple insurrectionnel qui n’avait pour toute identité que son anonymat revendiqué. On voit là que le mot est d’emblée soumis à des polarisations contradictoires. On peut même en supputer qu’il ne fonctionne qu’à la condition d’être divisé, de recevoir des ententes antithétiques. C’était d’ailleurs pour ces mêmes raisons que Marx et ses héritiers l’avait rejeté : trop équivoque, « peuple » passait pour un golem de mots en excès sur le réel, jamais totalement adéquat au découpage du monde social. Pour seule propriété, il avait le fait d’être foncièrement impropre. Les philosophes qui s’en emparent aujourd’hui voient justement dans cette ambivalence native le secret de ses vertus théoriques. Ainsi d’Ernesto Laclau et de Jacques Rancière. Quelles que soient les différences, nombreuses, qui les séparent, les deux s’accordent à faire du peuple le principe tant d’une division que d’un excès. Division parce qu’il n’est de peuple sans fracture : il lui faut pour apparaître une situation de conflit, une guerre au moins symbolique dans laquelle le peuple se pense comme force soudée par son antagonisme vis-à-vis d’une quelconque puissance, ploutocratie ou despote. Dans un ouvrage aussi robuste qu’ardu, La raison populiste, Laclau précise cette opération rhétorique qui divise le tout pour former une partie se présentant comme totalité exclusive – le peuple :

« Une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le ‘peuple’, dans ce cas, est moins que la totalité des membres de la communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens –, soit comme plebs – ensemble des plus démunis. (…) Pour concevoir le peuple du populisme, il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté.[77] [77] Ernesto Laclau, La raison populiste, trad. Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2008 (édition américaine 2005), p. 101. Précisons que « populisme » ne prend pas chez l’auteur un sens péjoratif, bien au contraire : tout l’enjeu de son travail est, sur les pas de Freud, de réfuter toute distinction politique entre le normal (la démocratie représentative) et le pathologique (le « populisme », appellation infamante s’il en est). Le populisme, dans son discours, devient le fondement même de la démocratie. Étienne Balibar a donné de cet ouvrage un compte-rendu puissant, montrant notamment que derrière la référence à Freud et à Lacan se cache une reprise des réflexions de Hobbes sur la manière dont la personne du souverain constitue un peuple. Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, Paris, PUF, 2010, chapitre « Populisme et politique : le retour du contrat », p. 229-238. Voir aussi Guillaume Sibertin-Blanc, « De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation », Tumultes, n° 40, juin 2013, p. 275-295, et Pierre Zaoui, « Réévaluer le populisme », Vacarme, n° 45, octobre 2008, p. 84-86.  »

Et de citer dans ses entretiens le peuple des révolutions arabes, ou celui des Le Pen, qui, nonobstant leur écart évident, se conçoivent dans les deux cas comme groupe opposé à, qui un dictateur, qui une élite cosmopolite, et prétendant au statut de seul véritable sujet politique[88] [88] « Sans une certaine dose de populisme, la démocratie est inconcevable aujourd’hui », entretien avec Ernesto Laclau par Nicolas Truong, Le Monde, publié le 09/02/2012. . La veuve de Laclau, Chantal Mouffe, est aujourd’hui l’intellectuelle organique de Podemos, et a publié il y a peu un livre d’entretien avec Inigo Errejon, le secrétaire politique du parti, intitulé Construire le peuple[99] [99] Voir Ludovic Lamant, « La boîte à idée de Podemos », Revue du crieur, n° 2, octobre 2015, disponible sur Mediapart. . Ce titre explicite le postulat partagé par tous les théoriciens contemporains ayant travaillé sur ces questions : que le peuple n’est pas un donné tangible, une substance déjà existante, mais le produit d’une construction, d’une configuration sensible mettant en jeu les discours, les images, le découpage du monde.

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Tout conflit parvenant à un certain degré de symbolisation engendre un peuple. Et même plusieurs. Car de ce que le peuple est un construit généré par la division s’infère aussi cela : qu’il n’existe qu’à l’état de pluralité, qu’il est excessif par essence. C’est là son paradoxe congénital, que d’être utilisé au singulier – on dit toujours, sans jamais y déroger[1010] [1010] Cas exceptionnel, Georges Didi-Huberman dans Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Minuit, 2012, p. 23-26. Reprenant les déclarations d’Arendt sur le fait que la politique engage des hommes et non l’Homme, Didi-Huberman avance que, dans une semblable logique, il ne faut pas dire le peuple, parce que ce serait là l’hypostasier et courir les dangers du totalitarisme, mais parler de peuples. Ce faisant, sous couvert d’une sympathique tolérance, il annule toute la charge polémique du mot et ce qui fait toute la richesse de son usage, ce statut paradoxal de singulier pluriel. , le peuple – tout en n’existant qu’à plusieurs, car tout peuple ne soutient son existence qu’à s’opposer à un autre peuple dont il représente la négation[1111] [1111] Jacques Julliard, qui n’a assurément rien d’un fieffé gauchiste, s’accorde aussi sur le fait que « le peuple se pose en s’opposant », in « Le peuple », in Les lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, tome 3, Paris, Gallimard, 1993, p. 185. (par exemple, le peuple républicain n’est affirmé que dans la mesure où il prétend anéantir le peuple « communautaire », naguère celui de l’Église, aujourd’hui celui des banlieues). De même qu’il n’y a pas de peuple sans conflit, il y a toujours conflit sur ce qu’est le peuple. À ce double axiome, une scolie : le peuple, d’être produit, se confond avec son propre spectacle – pour lui, être et apparaître ne font qu’un, si bien que la réflexion politique revient pour une large part à une analyse esthétique, qui inspecte les figurations hégémoniques d’un âge donné, et ce au-delà des partages attendus entre art et non-art (le peuple, justement, se transvase sans cesse de l’un à l’autre). Ainsi un philosophe comme Rancière peut-il mobiliser les mêmes outils notionnels pour comprendre la construction victimaire du peuple koweïtien pendant la première guerre du Golfe et la mise en scène du peuple chez Godard, Dumont ou Tariq Teguia[1212] [1212] Voir respectivement, de Jacques Rancière : « La surlégitimation », in Moments politiques, Paris, La Fabrique, 2009, p. 29-38 ; « Arithmétiques du peuple (Rohmer, Godard, Straub) », Trafic, n° 42, été 2002, p. 65-69 ; « Le bruit du peuple, l’image de l’art », Cahiers du cinéma, n° 540, novembre 1999, p. 10-12 ; « Inland de Tariq Teguia », Trafic, n° 80, hiver 2011, p. 73-78. Ce sont bien sûr loin d’être les seuls textes que Rancière a consacré aux figures du peuple. Côté livres, trois ouvrages l’abordent de front : Courts voyages aux pays du peuple, Paris, Seuil, 1990 ; La Mésentente, Paris, Galilée, 1995 ; Les scènes du peuple, Lyon, Horlieu, 2003 ; mais nombre de textes de Moments politiques ou d’autres recueils s’y attelent. À cela s’ajoute d’innombrables entretiens : « L’image fraternelle », avec Serge Daney et Serge Toubiana, Cahiers du cinéma, n° 268-269, juillet-août 1976, p. 7-19 ; « La visite au peuple », avec Serge Le Péron et Charles Tesson, Cahiers du cinéma, n° 371-372, mai 1985, p. 106-111 ; « Les hommes comme animaux littéraires », avec Christian Delacroix et Nelly Wolf-Cohn, Mouvements, n° 3, mars-avril 1999, p. 133-145 ; « Identifications du peuple », avec Diane Arnaud et Stéphane Bou, pour un numéro de la revue Simulacres qui n’a jamais paru (ces quatre entretiens ont été reproduits dans Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Amsterdam, 2009). Citons aussi, récemment, « Le reste, c’est à nous de l’inventer », avec Stéphane Delorme et Dork Zabunyan, Cahiers du cinéma, n° 709, mars 2015, p. 84-94. . L’homme, dont le travail sur la question est pléthorique, l’a ainsi synthétisé dans un entretien donné à la revue Ballast :

« Le peuple, ce n’est pas la masse de la population ; le peuple est une construction. Il n’existe pas, il est bâti par des discours et des actes. Occupy, le Printemps arabe, les Indignés, la place Syntagma à Athènes, les mouvements des sans-papiers, tout cela fabrique un certain peuple d’anonymes. Et ce peuple est celui de la démocratie : un peuple qui manifeste le pouvoir de n’importe qui. Mais qui dit construction dit qu’il peut y avoir plusieurs constructions du peuple : le peuple n’est pas que celui de l’égalité et de la démocratie, que je viens de décrire, il peut aussi être celui que gèrent le gouvernement et les sondages, celui que produisent les discours d’extrême droite (la majorité silencieuse, le peuple profond, le peuple des banlieues abandonnées, le peuple des ouvriers sans travail, le peuple français dont les immigrés ont pris la place, le peuple qui a une tradition historique et religieuse balayée par l’arrivée des barbares). Peuple de droite, peuple de gauche : bien sûr, à certains moments, il y a des sections de la population qui se constituent selon des modèles de peuple.[1313] [1313] Ballast, n° 3, automne 2015, entretien sans titre ni signature, p. 69.  »

Ce « peuple de la démocratie », c’est celui sur lequel Rancière a concentré la majeure partie de ses recherches depuis La nuit des prolétaires, ce peuple confondu avec ce qu’il appelle les « sans-part », les incomptés, dont le clignotement historique tend à se confondre avec les secousses insurrectionnelles des deux derniers siècles. Peuple qui rappelle par intermittence aux gouvernants que leur règne est indu et leurs titres illégitimes, et que la politique est intrinsèquement anarchiste, dénuée de tout fondement ou règle, soumise à la seule loi du partage des places et de sa permanente contestation. C’est, surtout, un peuple qui loin d’aspirer au pouvoir s’ingénie à le mettre en déroute. Là est peut-être la nouveauté de notre époque quant aux conceptions du peuple : il tend à se détacher, à de rares exceptions près, de toute problématique de souveraineté. Le peuple marxiste, baptisé prolétariat, se concevait comme la classe appelée à réaliser la société sans classe en prenant le pouvoir pour établir l’identité du gouverné et du gouvernant. Ceux d’aujourd’hui ont pour spécificité de se dégager de cette équation ; ils ruinent la centralité de l’État, et leurs actes ne se réfléchissent que peu à travers les institutions. Signe en est le zapatisme, acte de naissance de la gauche contemporaine, dont la stratégie a justement consisté à se détourner du pouvoir au lieu de lorgner vers lui comme le faisaient encore un Lénine, un Mao ou un Che[1414] [1414] Voir John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution aujourd’hui, trad. Sylvie Bosserelle, Paris Syllepse, 2008 (édition originale 2002). .

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Hélas, comme le pointe Rancière, ce peuple en concurrence d’autres aux abords moins seyants (pour « nous », en tout cas). Autre trait de notre âge, cette floraison d’une rare luxuriance : jamais on aura tant différencié les visages du peuple, quand les époques antérieures se trouvaient vertébrées par une contradiction principale (type bourgeoisie versus prolétariat). Cette augmentation est bien sûr proportionnelle à la multiplication des conflits actuels, la plupart transversaux les uns aux autres – peut-être pourrait-on mesurer la radicalité d’un temps à la somme des peuples qui bourgeonnent en lui (le nôtre alors dominerait le podium).

En France, on aura attendu plus longtemps qu’ailleurs cette moisson miraculeuse. Le quinquennat de Sarkozy aura à ce titre eu valeur de vaste campagne de stérilisation, empêchant l’émergence d’aucun autre peuple que celui, quelque peu vitré et falot, des winners et autres valeureux travailleurs. Aucune production symbolique n’y aura véritablement vu le jour. La stratégie de ce magouilleur de l’extrême a consisté en une hyper-personnalisation du pouvoir ne prétendant jamais s’appuyer sur aucun groupe déclaré – ce n’est que depuis qu’il a quitté la présidence qu’il en appelle au peuple (récemment dans un discours à Lille, sur les terres de qui on sait). Le propre de Sarkozy, dans la lignée présidentielle, fut peut-être d’avoir gouverné en incarnant un système éthique (et émétique) plutôt qu’un corps social majoritaire ; il n’a jamais réellement joué de l’identification fantasmatique entre son corps et celui de la nation, quand la stratégie de Hollande en 2012 reposa entièrement sur ce ressort (sa mine bonhomme et sa médiocre carrure devaient se faire allégorie de la normalité des classes moyennes). Sarkozy ne voulait représenter que le Capital dans toute sa splendeur, et le capitalisme est incapable de secréter le moindre peuple à son effigie. Il y eut toutefois, avec lui, l’amorce ou la confirmation de ce durcissement identitaire qui depuis n’a fait que s’aggraver – celui qui aujourd’hui banalise, selon des modalités variées (républicaine ou raciste, souvent les deux ensemble), l’idée d’une intégrité nationale (plutôt que d’une simple identité). Devait en naître un peuple exclusiviste, définit par son imperméabilité et son enracinement. Seulement, sous Sarkozy, cette gestation restait reportée, parce que sa féroce politique anti-immigration ne s’est jamais accompagnée d’un mouvement débordant la sphère institutionnelle ; privatisée par l’État, elle s’est privée de symbole. Le racisme des Le Pen produit un peuple, parce qu’il renvoie à des groupes à la fois désignés et créés par leurs discours. Celui de Sarkozy, articulé à la seule mise en scène de lui-même, ne pouvait déboucher sur aucune identification collective.

La mandature de Hollande aura eu un effet inverse. La seule vertu qu’on pourra lui reconnaître, c’est d’avoir tant et si bien craquelé l’image du souverain, à force de ridicule et d’incohésion, que cet émiettement de la figure censée incarner la totalité nationale a laissé le champ libre à la naissance de bien des peuples. Il fallait la crise définitive du pouvoir institutionnel – de son exercice comme de ses symboles – pour qu’apparaissent des figures qui lui disputent la propriété du peuple. Aussi devrait-on passer en revue les principaux peuples se spectacularisant aujourd’hui, puisque la bataille des années à venir – bien au-delà du calendrier électoral dont l’innocuité n’est plus un secret – tournera autour de cela : quel peuple voulons-nous construire, auquel prétendons-nous appartenir ? Bataille qui se jouera bien moins sur des pétitions de principes ou des achalandages de votes que sur les figurations des collectifs en lice : la lutte est entre des mises en scène, pas entre des idées.

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Commençons par le perdant annoncé, le peuple gouvernemental – celui qui entend superposer la figure régalienne du souverain et la collectivité citoyenne qui l’a élu pour représentant. L’institution électorale repose sur une double délégation, de décision bien sûr, mais de figuration tout autant ; charge revient au représentant d’incarner, autant qu’une volonté, une chair commune – le chef fonctionne avant tout comme support d’identification (principe que renforce la constitution de la cinquième République). L’harmonie républicaine, c’est l’osmose entre deux corps et la parfaite adéquation entre trois principes – politique (le peuple légal), sociologique (le peuple réel) et symbolique (le chef allégorique)[1515] [1515] Pour une histoire de ces superpositions précaires et des déséquilibres entre les différents principes républicains, voir Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998. . Hollande, de ce point de vue, aura souffert d’un paradoxe lié à sa double posture. D’un côté, il revendiquait la banalité du quidam, conforme à l’idée du « président normal », de l’autre il se devait, comme l’exige la fonction, d’assumer un peu d’une superbe qui lui semblait tragiquement refusée. Sa silhouette a toujours été prise dans cet écartèlement figuratif, le vouant à la fois au trivial et à un impossible grandiose.

Piteux destin déjà inscrit dans son portrait officiel. Le genre avait pour coutume de représenter le souverain en majesté devant une bibliothèque ; seuls Giscard d’Estaing et Chirac y avaient dérogé, le premier pour se planter devant un drapeau, le second pour se poster dans les jardins de l’Élysée, devant le château. Hollande a opté pour le même décor champêtre, mais en l’accentuant – le bâtiment est repoussé à l’arrière-plan, l’herbe grasse et le ciel azuré occupent l’essentiel de l’image tandis qu’un beau soleil printanier annonce l’éclaircie politique. Il a le sourire franc et les épaules un peu tombantes, les bras ballants, légèrement crispés, comme s’il avait tenu à manifester une certaine détente du style et un gain d’humilité après les rigides statures des portraits de Chirac et de Sarkozy. Surtout, il a recouru pour cette image aux services de Raymond Depardon, et, supposera-t-on, moins en raison de ses talents de photographe que pour ce que l’homme représente au sein du panorama artistique national. Depardon est le photographe-cinéaste français au sens le plus fort du terme ; il est celui qui a arpenté tous les étages sociaux, de la population des commissariats ou des tribunaux (Faits divers, Délits flagrants, 10è chambre, instants d’audience) aux hautes sphères (1974, une partie de campagne) en passant par les recoins ancestraux (la série des Profils paysans), et qui les a portraiturés avec l’équanimité d’un regard enclin à dépolitiser toute chose pour n’en garder que le suc pittoresque. Son tardif Journal de France résume l’imaginaire à la source de l’œuvre : un lyrisme de l’anodin, identifié aux petits commerces des villes génériques, doublé du fantasme d’un trombinoscope intégral unifiant toutes les cases du pays. Le cinéma de Depardon est la figure même du consensus national sous la bannière du prosaïsme et du style de gazetier. On comprend l’intérêt que Hollande pouvait y trouver. En lui commandant le blason de son règne, il rappelait à chacun qu’il entendait incarner ce paradoxe d’une exceptionnalité ordinaire, ramenée aux proportions du commun. Le pauvre ne se doutait pas qu’en attentant ainsi au prestige symbolique de sa fonction, il ruinait par avance son propre terrain et encourageait toutes les séditions.

Seul le 11 janvier lui aura permis de restaurer l’équation rapportant un peuple à son souverain. Fanfare eucharistique – communion autour des martyrs et sous la houlette des dirigeants –, la manifestation post-attentats aura réintroduit l’image pastorale d’un peuple chaperonné par son bienveillant berger. Il y a au fond peu à dire sur cette grande messe républicaine, sinon qu’elle s’habille avec le vieil apparat des cérémonies royales – même drapeau-linceul, même fusion nationale. La nouveauté est moins dans la constitution d’un collectif soudé que dans l’antagoniste qu’il se donne. Car les anciens nationalismes (et, le 11 janvier, il s’agissait bien d’un nationalisme républicain, à grands coups de Marseillaise) s’érigeaient contre d’autres nations, d’autres peuples (façon « perfide Albion » et compagnie). Depuis le 11 septembre et, en France, le 11 janvier, l’unité du peuple ne s’adosse pas à un autre peuple, mais à cet anti-peuple qu’est la figure du terroriste. C’est le visage de l’ennemi qui a changé, inaugurant ainsi une asymétrie toute neuve. L’iconographie du terroriste le définit avant tout par son absence de réelle appartenance, par sa nature anomique, voire « déterritorialisée » ; tout est fait pour l’isoler, le disjoindre du moindre collectif, pour le constituer en négatif de ce qu’est censé être un peuple. Il y a là un avantage tactique : on peut l’occire en toute impunité, puisque sa désaffiliation lui confisque tous ses droits de citoyen ; et, les derniers événements l’ont prouvé, on peut taxer de terroriste tout individu contrevenant aux désirs de l’Etat, et ainsi l’extraire du peuple pour mieux le pilonner (ainsi des manifestants de Rennes accusés d’entreprise terroriste, pour avoir voulu bloquer le métro, voire de la CGT selon Gattaz). Mais il y a surtout la redéfinition de ce qui constitue la frontière d’un peuple. Auparavant, un peuple s’arrêtait là où un autre commençait. Désormais, il ne se consolide que par la mise au ban de certains de ses éléments formant comme une extériorité intérieure : cohésion basée sur le principe du bouc émissaire, qui fonde la communauté sur un ostracisme inaugural (lequel contamine, à cause de certains hystériques de type zemmourien, tous les musulmans, vilipendés comme groupe sectaire entamant l’organisme national).

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Ce peuple du 11 janvier, peuple de la réconciliation républicaine, ne devait pas durer. Aussi, il était ensandwiché par d’autres peuples autrement plus pérennes et polémiques. Or ceux-là se définissent selon des critères qui échappent au jeu des institutions. La plupart s’enracinent dans des manifestations – celle qui a ouvert le quinquennat (la Manif pour tous, elle-même agrégat de plusieurs peuples : le vieux peuple français immémorial, le peuple des religions, le « peuple des valeurs », etc.), celui qui en a délicieusement perturbé le crépuscule (le mouvement contre « la loi travail et son monde », qui là encore combine plusieurs peuples). Ce qui ne signifie pas qu’un peuple est nécessairement solidaire d’un événement du type mobilisation sociale. Le cas d’école, de ce point de vue, serait le « peuple des banlieues », appellation abusive dans la mesure où ses membres sont loin d’être tous logés dans la périphérie des grandes villes. « Banlieue » ne se justifie comme étiquette que par son étymologie : la mise au ban, à l’écart. Peuple de relégués, il peine justement à se construire comme peuple, à se subjectiver par ses propres figurations et un discours qui lui soit propre, qui l’organise comme entité politique. Étrangement, la révolte de 2005, au lieu de constituer le coup d’envoi d’un nouveau peuple, en aura signé l’éradication figurative. La fin des années quatre-vingt-dix et le début des années deux mille avaient vu une multiplication des « banlieue-films », pour le meilleur (Ma 6-T va crack-er de Richet, Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? d’Ameur-Zaïmeche) et pour le pire (La Haine de Kassovitz, ou les productions de Luc Besson, qui relèvent du vampirisme iconographique). 2005 a marqué un coup d’arrêt. De l’insurrection elle-même, presque aucune image n’aura circulé, à part les quelques morceaux de propagande fournis par la police. L’événement constitue en quelque sorte le trou de la politique française contemporaine. Et depuis, le nombre de films se zonant en banlieue n’a fait que décroître, comme s’il avait fallu proroger cette absence d’images jusqu’au prochain soulèvement.

Le dernier film en date, l’affreux Dheepan d’Audiard, n’a rien d’une tentative de subjectiver ce peuple, au contraire. Il témoigne plutôt du statut paradoxal de ce territoire symbolique, sorte de marge centrale qui n’existe que par les annexions discursives qu’opèrent les autres peuples. Car les banlieues, privées d’images propres, sont en même temps la pierre de touche des autres mises en scène : bête noire du peuple identitaire, elles sont à l’inverse le Graal du peuple de gauche qui veut opérer enfin l’impossible jonction avec elles (la fameuse « convergence des luttes » toujours déçue) ; de même, elles tendent aujourd’hui à structurer, mais négativement, l’ensemble du discours républicain. C’est ce dont témoigne à sa façon Dheepan, film-excursion à frissons : que la banlieue n’existe plus qu’à travers un regard extérieur, horrifié, fasciné ou désirant, mais qu’elle se voit interdite de faire circuler les images qu’elle produit d’elle-même. À cela s’ajoute en plus la dangereuse superposition de la banlieue et d’un « islam » fantasmatique qui lui-même tend à être défini par le voile, soit ce qui cache, obscurcit – le conflit actuel entre une République de plus en plus identitaire et ses banlieues s’organise plus autour de la question de la visibilité des visages que d’une affaire de principes abstraits (ainsi de la « laïcité », qui d’armure pour préserver la neutralité de l’Etat s’est transformée en massue utilisée à l’encontre des dominés). On pourrait gager que si les politiques s’acharnent tant sur le foulard, c’est qu’un visage voilé représente l’antithèse de la Marianne, elle toujours plus ou moins dévêtue. Derrière un « débat sur les valeurs » à la bêtise consternante se cache une question esthétique : quel visage sied au peuple, celui d’une femme dépoitraillée à l’albe incarnat, égérie des virils patriotes, ou celui d’une femme qui se voile.

Restent les deux peuples dont le conflit s’envenime chaque jour, l’identitaire et le démocratique soit, si l’on veut bien, le peuple de droite et le peuple de gauche, celui qui délire et celui qui rêve. Aucun ne correspond réellement à des partis en place, même si dans le FN se résorbent beaucoup d’aspects du premier. Un changement est à l’origine de leur mutuelle reconfiguration : le déplacement du motif républicain. La droite s’en est longtemps écartée, et pour cause, elle faisait fond sur les valeurs de la Terre et de l’ancestralité. Elle se l’est désormais entièrement approprié, aussi parce que l’idée républicaine, jusqu’alors principalement articulée autour du principe d’égalité, a laissé l’emporter le principe identitaire, au point de confondre la République, la Nation et un corpus de croyances nauséabondes. Le racisme un peu encombrant de l’ancienne droite a trouvé à se reconvertir dans un laïcisme agressif qui en reprend les principales caractéristiques, et surtout la fonction princeps : délimiter le peuple, circonscrire l’appartenance – qu’on postule certains groupes inaptes à la laïcité revient à dire qu’elle se pense sous les auspices de la race, quand elle était à l’origine un principe d’inclusion. Ce peuple-là a aussi pour spécificité que les images qu’il produit ne sont que rarement des œuvres d’art, chose qu’il a plutôt tendance à conspuer. La fachosphère produit beaucoup moins de vidéos que de textes (eux massifs, sur internet comme dans le milieu du livre[1616] [1616] Sur les stratégies éditoriales des Zemmour, Camus et consorts, voir Ellen Salvi, « La droite extrême à l’assaut du livre », Revue du crieur, n° 4, juin 2016, p. 113-127. ). En comparaison avec la tradition gauchiste, elle rechigne à l’art, et même, faute d’une réelle culture carnavalesque, ne parvient pas à chambouler le spectacle du quotidien (en matière de happenings ou de tags, elle reste largement à la traîne). Ses canaux sont ailleurs, dans les drapeaux français flottant aux fenêtres, dans l’infestation du langage officiel (Hollande a pu une fois parler de « Français de souche », c’est dire l’étendue du désastre), dans les publicités (voir la récente affaire Bagelstein et ses immondes slogans), dans un martialisme déteignant sur tant d’aspects qui font le tissu sensible de nos existences. Mais, de ce fait, cette image du peuple de droite se répand par petites touches discrètes, certes insidieuses, mais jamais regroupées en un seul et même spectacle. Il ne semble pas y avoir eu, pour le moment, de mise en scène fasciste de qualité, ou du moins d’ampleur, comme celles qu’avaient imaginé Hitler et Mussolini. La faiblesse actuelle du peuple identitaire, alors qu’il est numériquement en position de majorité, c’est de ne pas trouver le relais figuratif de son discours qui lui, plus qu’agressif, n’en finit pas de triompher.

Le peuple démocratique aura, pour sa part, attendu longtemps avant de surgir. La situation n’y aidait pas, aussi – lorsque le PS est au pouvoir, la gauche devient facilement schizophrénique, ne se reconnaissant pas dans un parti de gouvernement tout en devant admettre que, a priori, elle et lui sont dans le même camp. Cet a priori, démenti dès le début du mandat, aura retardé l’apparition de cette gauche démocratique, celle pour qui il n’est de véritable raison que de la rue. Voilà quelques mois maintenant qu’existe un authentique peuple de gauche, et lui seul pourra faire barrage au fascisme, bien plus que le chantage à la démocratie exercé actuellement par Hollande. Aussi, alors même que la droite s’empare des thèmes républicains pour les tordre, ce peuple démocratique, lui, les congédie, et s’arme d’autres principes souvent bien plus concrets que les « valeurs » servant de hochet aux tribuns identitaires. Son mot-mana, « précarité », dit combien il est loin du prolétariat d’antan et de ses figurations dominantes[1717] [1717] Sur la progressive relève, en France, du prolétariat par le précariat, voir Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 (édité en poche chez Gallimard depuis 2000). . Ce précariat – chômeurs, étudiants sans le sou, intérimaires, contractuels, tous ceux dont le statut professionnel est plus liquide que solide – a des traits plus indéfinis et fluctuants que ceux de son aîné, lui souvent archétypé et homogène dans ses représentations. Il n’a pas pour se penser un logiciel de lutte comme pouvait l’être jadis le Manifeste du Parti communiste. Son programme est un refus et son nom l’anonymat. Et il a, lui, beaucoup d’images – si les fachos ont la mainmise sur le discours médiatique, le peuple démocratique a le magistère de la mise en scène.

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Il s’agit aussi, dans ses figurations tout du moins, d’un peuple bicéphale. Le mouvement contre « la loi travail et son monde » se sera fait remarquer par une triangulation rapportée à deux espaces. En manifestation se côtoient un appareil syndical reproduisant l’antique routine du défilé et un cortège de tête sans brassards ni drapeaux (mais avec les plus belles banderoles qui soient), et avec l’insurrection pour cri. Les places sont quant à elles occupées par des Nuitdeboutistes, parfois les mêmes que ceux qu’on trouve à la pointe des manifs, mais alors différemment encapuchés. Trois groupes donc, mais dont l’un – les syndicats de combat – manifeste plutôt la persistance de l’ancien peuple de gauche, l’ouvrier, toujours en vie et qui se partage l’espace symbolique avec le nouveau peuple. Celui-ci est fait des deux autres groupes, deux hémisphères en tout points différents mais inséparables : le forum et l’émeute, l’assemblée et la horde. L’un prend la suite du mouvement des places initié en Tunisie fin 2010, l’autre ressuscite la vieille tradition française des révolutions cycliques. Le premier aurait pour proue le triumvirat tout symbolique (qui n’a jamais prétendu au pouvoir) formé par Lordon, Ruffin et Mathieu, le second le Comité invisible, Lundi Matin et le Mouvement Inter Luttes Indépendant. Leurs modes d’action sont aux antipodes l’un de l’autre. Nuit debout, malgré son nom, préfère un immobilisme assis, qui trouve sa force dans la détermination de sa présence (guerre de position), quand les autonomes ne sont que course-poursuite et blocages (guerre de mouvement). L’un prône le pacifisme, l’autre recourt à une relative violence, mais les deux en ont un usage raisonné, stratégique – le pacifisme n’est pas de principe, mais fonctionne comme arme paradoxale, et la violence est ciblée, réfléchie. Tous deux sont pareillement ligués contre la police, autre figure de l’anti-peuple, elle inverse et solidaire du celle du terroriste (même si l’une pourchasse l’autre, les deux passent pour menaces et exceptions). Et en plus, ils ne se chamaillent pas entre eux.

Surtout, ils expriment deux rapports complémentaires à l’image. Au niveau de l’anonymat déjà, dans son lien aux visages. Nuit debout les a surexposés, soit sous la forme de plans d’ensemble montrant des foules innombrables, soit par des albums infinis de visages inconnus ; le geste principal a été de donner chair à la multitude assemblée, et surtout de l’hétérogénéiser autant que possible. Autant l’imaginaire ouvrier tendait à unifier les contours, à typer les figures, autant le mouvement des places, lui, a maximisé l’écart entre chaque figuration et pluralisé les facettes, pour à terme estomper les prédicats à force de varier les traits. De là le succès du masque des Anonymous, au-delà du combat propre à ce collectif : sa fonction n’est pas tant de cacher l’identité que de révéler que la véritable identité est désidentifiée, que le peuple n’a plus de propre, plus de caractéristiques reconnaissables. L’anonymat des autonomes, parce qu’articulé aux pratiques policières de fichage, revient lui à une invisibilisation complète du visage, ce qui concourt, à rebours de Nuit debout, à une indifférenciation plus ou moins prononcée entre tous les individus, le but étant justement de devenir indistinct, furtif et sans empreinte. Anonymat de l’homogène, et qui s’accompagne d’une légère nuance martiale – les masques ne sont pas toujours très loin des casques de guerre.

Ces deux formes d’anonymat sont bien sûr le corollaire des deux modes d’action privilégiés : pour Nuit debout, collectiviser l’impuissance au lieu de personnaliser le pouvoir, et faire s’équivaloir l’action et la parole, pour figurer un splendide refus délégitimant tout gouvernement ; pour le cortège de tête, chercher la brèche, l’endroit où peut vaciller un instant le rapport de forces, multiplier les étincelles pour rappeler aux tenants de l’ordre combien leur monde est inflammable. Mais ces deux rapports au visage manifestent surtout deux regards sur les images, l’un iconophile, l’autre iconoclaste. Nuit debout a baigné dans les images et son action se confondait avec son spectacle donnant corps à un peuple du Non. Elle a fait montre d’une surproduction iconographique (et textuelle aussi bien), et n’a pas dédaigné les cajoleries des médias. Les autonomes, aussi spectaculaires puissent-ils être, se comportent comme des briseurs d’idoles capitalistes (en témoigne le funeste sort réservé aux affiches publicitaires qui ont le malheur de se trouver sur leur chemin), et reçoivent régulièrement les journalistes avec des bouts de pavés. Certes, ils taguent, mais le graffiti, avec son humour souvent ravageur, a justement pour fonction d’affirmer le pouvoir du texte (qui éveille l’esprit) sur l’image (qui l’endort en séduisant les sens). L’un des versants du mouvement est tout apparition, l’autre n’est que disparition.

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De ces différences s’en déduit une autre quant aux formes audiovisuelles qui ont été associées à chacun de ces pans. Nuit debout aura eu pour elle peu de vidéos stricto sensu, au contraire des autonomes dont les hauts faits ont été archivés, montés, glorifiés. C’est que l’agora polyphonique des places se laisse mal mettre en film. Difficile de dramatiser des séries d’homélies ou de laisser s’épanouir des paroles sur un temps court ; l’inaction revendiquée – celle pour laquelle la présence seule valait événement – y est peu propice, surtout quand elle prend la forme d’une simultanéité de propos tenus partout sur la place. Aussi, la forme propre à Nuit debout a-t-elle été le plan-séquence utopique, la continuité sans couture d’un ruban audiovisuel épousant l’infinité des paroles : les directs de TV Debout, qui à la différence des directs des télés marchandes se passent de tout commentaire ou relais d’antenne, et Périscope, mêmement continu mais plus mobile, et ouvert aux commentaires multiples (remember Rémy Buisine, parangon de l’esprit de « neutralité bienveillante »). Le principe même de Nuit debout interdit tout montage (toute ellipse), et tout découpage taillant dans le corps collectif des égaux. De là que les plans ne cadrent souvent que la foule immense ou l’orateur provisoire, en évitant toute fragmentation visuelle ; l’ensemble aboutit à une sorte de ventriloquie politique dans laquelle les paroles individuelles semblent émaner du collectif, comme si de chaque bouche sortait la voix d’un même peuple. Le mode esthétique de la place, c’est l’insécabilité figurative, adaptée à l’image d’un peuple soudé, donnant le spectacle de son nombre innombrable.

Les vidéos de manifs ou d’actions reposent elles sur une ultra-dramatisation, dès lors qu’elles sont un peu travaillées – et la plupart de celles qui ont beaucoup circulé l’étaient (les rares documents bruts à avoir été viraux documentaient surtout des exactions de la police). Taranis News demeure l’emblème de cette production, aux côtés d’autres chaînes YouTube plus ou moins fameuses et prolixes. À en voir les fruits, on se doute vite que le désir qui les anime n’est pas qu’un souci d’auto-documentation au sens strict, comme contre-récit face aux médias ; y est palpable l’envie (très défendable) d’alimenter la ferveur des militants et de magnifier leur lutte. Ces vidéos, loin du simple document, supplémentent et auréolent. Aussi font-elles appel à toutes les recettes dramatiques : découpage intensif, raccourcissement de la durée des plans, jeux sur la dilatation temporelle (Taranis adore interrompre le défilé des actions par des pauses, sur un vieux assis avec un mégaphone ou tel homme transportant un chien dans son sac à dos), dialectique du vide et du plein (soit une alternance permanente entre des plans de foule et des plans sur quelques individus), et variation continue des échelles de cadrage. Si la cinégénie propre à Nuit debout est continue, homogène, fixiste, celle des vidéos d’actions est exactement le contraire. C’est que s’y essaie une autre manière de figurer le nombre, par le montage, façon cinéma soviétique : par le staccato visuel et la multiplication des points de vue, par l’intensité du mouvement et non plus le spectacle de la masse. Chose sensible dans cette vidéo-manifeste qu’est « We Are Taranis », probablement la plus courte qu’ait jamais publiée le collectif. S’y agglomèrent toutes les images possibles – une manif de migrants, des lancers de caillasse, un bout de cortège syndical, du foot-lacrymo, des interpellations, etc. – pulsées par un rythme pour le moins tonique. Lyrisme de la multitude, et surtout d’une multitude présentée comme turbulente et débordante, comme pure énergie vitale, quand en face la police est portraiturée en puissance monolithique et mortifère. L’image du peuple, côté Nuit debout, c’est le bloc à l’unisson, l’horizon saturé de visages fondus les uns dans les autres. Côté autonomes, le modèle serait plutôt l’hydre : l’image d’un peuple surgissant partout, par petits bouts, nuée éparpillée et insaisissable. D’où aussi un autre rapport au discours. Nuit debout et sa temporalité pleine préféraient la parole. Celle-ci est rare dans les vidéos d’action, qui privilégient plutôt les textes courts type slogans (via les graffitis et banderoles surtout). S’instaure alors un autre rapport entre le discours et le groupe. Les énoncés collectifs de Nuit debout fonctionnent sur la coalescence figurative de l’orateur et de l’assemblée. Les slogans sur les murs ou sur les banderoles renforcées anonymisent plus encore les propos, pour en faire l’expression, la trace d’un collectif fugitif qui voit dans l’inscription le complément obligatoire du saccage – sa signature.

Peuple double, donc. C’est peut-être là une spécificité des événements français. Ailleurs, sauf en Grèce, les mouvements n’étaient pas si bifides, divisés entre l’occupation de place et les batailles de rue (il y eut bien sûr bien des conflits de ce type dans le 15-M espagnol ou avec Occupy, à Oakland surtout, mais sans que cela ne débouche sur la formation d’une tête de cortège spécialisée dans l’affrontement). Ce pays, aussi, est fort d’une longue tradition insurrectionnelle, concevant l’action militante comme une suite d’explosions interrompant par intermittence le défilé des monarques – étrange combinaison de bonapartisme et d’anarchisme qui constitue notre génome politique.

On ne peut qu’espérer que ce peuple arrivera à prolonger le spectacle de lui-même au-delà d’un mouvement qui risque de s’échouer à force d’être empêché et muselé. Nul autre moyen ne nous est offert, pour renverser le rapport de forces actuel, que d’imager un peuple de gauche. Après avoir occupé les places et les rues, reste à submerger les images.

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Images du peuple, par le peuple et pour le peuple (à l'exception des images mettant en scène divers fondés de pouvoir du capital).