Avé, Konstantin Bojanov

Mentir c'est gai, mentir c'est triste

par ,
le 1 mai 2012

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Par hasard, Avé arrive sur les écrans de France au moment où celle-ci vit des émois électoraux. Comme à chaque fois dans ces circonstances, l’on assiste à une recrudescence de grandes valeurs et de grands mots. L’un d’eux, non des moindres, est « vérité ». Dans une dénégation grandiose venant néanmoins attester du régime du doute généralisé, les candidats doivent et veulent dire la vérité. On saura alors gré à ce premier film d’un réalisateur bulgare, Konstantin Bojanov, de nous inviter, certes timidement, à une forme de réhabilitation du mensonge.

Tout commence avec Karem, jeune étudiant dans une école d’art, à qui l’on vient annoncer une nouvelle qu’il ne nous est pas donné d’entendre. Nous retrouvons alors Karem en auto-stoppeur, bientôt rejoint dans le cadre par une jeune fille, Avé. Ils s’observent puis, sans que rien ne soit convenu, avec un peu de réticence de la part de Karem, montent tous deux à l’arrière d’une voiture. Avec ce début fortement elliptique, pauvre en information et en explication sur l’identité et le but des personnages, nous ne pouvons qu’errer au fil du film, selon son bon vouloir, tout comme Karem et Avé sont livrés au bon vouloir des automobilistes.

Le mystère sera levé, trajet faisant, selon le principe habituel du road-movie, office de révélateur. Nous découvrons avec Karem la mythomanie d’Avé. Chaque rencontre avec un automobiliste est pour elle l’occasion d’un mensonge. Karem semble au contraire, d’après ses réactions, honnête. Ce n’est pourtant pas uniquement de la révélation d’un caractère prééxistant qu’il s’agit, mais de leur transformation par la rencontre. C’est aussi dans les effets de celle-ci que va se tisser un discours possible sur le mensonge et la vérité.

Avé ment, mais l’opposition de principe de Karem va côtoyer la fascination et, si l’on peut dire, se terminer par une conversion. Il finit lui aussi par mentir à un homme rencontré dans un train. Son sourire traduit alors le plaisir qu’il éprouve. C’est une manière de répondre par le visage à la question : le mensonge est-il un bien ou un mal ? Peut-être vaut-il mieux se demander, de manière moins essentialiste : le mensonge fait-il du bien ou fait-il du mal ? Si le mensonge ne nuit pas à celui qui l’émet ou à celui qui le reçoit, et s’il peut même être bénéfique à l’un des deux, au nom de quelle valeur le décréterait-on mauvais ?

Dans Avé, si un mal résulte d’un mensonge, cela tient moins au mensonge en lui-même qu’au fait que Karem ne le supporte pas et s’acharne à dire la vérité aux automobilistes dupés. Non, nous ne sommes pas frère et sœur. Non, je n’ai pas de frère mort en Irak. Sans aucune certitude sur le sujet, nous pouvons logiquement supposer que la rectitude morale de Karem a à voir avec le suicide de Viktor, l’ami à l’enterrement duquel il essaie de se rendre. Karem confie qu’il a commis une faute en passant une nuit avec la petite amie de Viktor. L’honnêteté pourrait l’avoir poussé à un aveu insupportable pour l’ami trompé. À la civilité ou à la joie du dupé succèdent la colère ou la tristesse de celui qui se sait dupé et, inévitablement, un danger pour lui-même ou pour le dupeur. Le mensonge non découvert est un outil pratique (il aide à déjouer la méfiance des automobilistes) ou un acte altruiste (en se faisant passer pour la petite amie du fils défunt, Avé apporte une forme de réconfort à la famille endeuillée.)

Si Avé séduit, c’est peut-être alors parce que son apparente mythomanie n’est pas coupée d’un système de valeur propre, d’une certaine conception du vivre-ensemble où il serait admis de mentir pour ne pas blesser. La relation à l’autre s’y ferait ainsi dans une évaluation pratique du bon et du mauvais, en dehors de toute réquisition, de tout impératif de vérité posé a priori. Avé prétexte une opération chirurgicale récente pour éviter de coucher avec Karem mais, si l’on peut y voir un mensonge destiné à une préservation personnelle, celui-ci donne lieu à une étreinte tendre et forge une relation plus forte que si elle avait été, sans délai et exclusivement, sexuelle.

Avé, cependant et malheureusement, n’est pas un personnage si positif, qui aurait décidé de revendiquer le mensonge suite à une réflexion philosophique dans une lignée nietzschéenne. Le film commet l’erreur de la dévaloriser en voulant suggérer, dans une allégeance à la psychologie aussi confortable qu’inutile, des raisons à son comportement. Elle vient d’une famille apparemment aisée et semble avoir fui une mère étouffante, qu’elle ne croit pas quand elle lui annonce le coma de son frère. La force du personnage, son manque d’inhibition morale face au mensonge, se retourne alors en faiblesse, comme fuite, manière d’échapper à un destin personnel, et la fascination cède la place à l’apitoiement. La menteuse ne veut pas croire au réel et se ment à elle-même. Le dernier mensonge d’Avé est triste, signalant son enfermement en dehors du réel et de tout contact durable avec ceux qu’elle rencontre.

On pourrait déceler dans le film une certaine tiédeur dont l’incapacité à se détacher de ses deux personnages pourrait être un symptôme. Le mensonge y apparaît comme une arme contre une réalité apparaissant comme éminemment déprimante, mais la réalité y constitue néanmoins une butée. La réalité, ce qui doit être nié, ne peut pas être nié sans retour de bâton. Laissant entrevoir la possibilité d’un mensonge gai et créatif [11] [11] Ou “artistique” : Nietzsche définit l’art comme culte du non-vrai permettant d’expérimenter de nouvelles sensibilités et possibilités de vie. On se rappelle que Karem est étudiant en art ; on s’étonne d’autant plus que le film, lui-même œuvre artistique, ne croie pas davantage en la puissance du faux. C’est lutter contre soi-même. , le film retourne finalement à la vision pathologique (psychologiquement correcte éventuellement, émouvante peut-être…) du mensonge. [22] [22] On pourrait exprimer le revirement du film comme ceci : il passe d’une interrogation sur les résultat du mensonge (fait-il du bien ou du mal?) à une vision du mensonge comme résultat (d’une situation personnelle, d’un monde invivable…) La part psychologique est, avons-nous dit, confortable et inutile. Disons plutôt qu’elle est utile parce qu’elle rassure. Elle rassure parce qu’elle “normalise” Avé en la tirant vers la pathologie et la soumet à la valeur du vrai et au réalisme dans lequel la mise en scène reste engluée. C’est le dernier mensonge du film, qui ne nous vient pas d’un de ses personnages, mais de son auteur. Y croire signifie que la vérité, dans son acception la plus plate et stérile, a encore de beaux jours devant elle.

Concluons donc avec le Zarathoustra de Nietzsche: “l’impuissance à mentir n’est pas encore, et loin de là, amour de la vérité. Soyez sur vos gardes ! L’absence de fièvre cela n’est pas encore, et loin de là, de la connaissance ! Je ne crois pas aux esprits refroidis. Celui qui ne peut mentir ne sait ce que c’est la vérité.” [33] [33] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le Livre de Poche, “Librairie générale française”, 1972, trad. de G-A Goldsmith, p 413

Avé, un film de Konstantin Bojanov, avec Angela Nedialkova (Avé), Ovanes Torosian (Karem)

Scénario : Arnold Barkus, Konstantin Bojanov / Photographie : Nenad Boroevich, Radoslav Gochev / Montage : Stela Georgieva / Musique : Tom Paul

Durée : 86 mn

Sortie : 25 Avril 2012