Avi Mograbi

Un cinéaste pas radical

Quand, accompagné de Dork Zabunyan, j’ai rencontré Avi Mograbi, celui-ci subissait le lot des réalisateurs étrangers de passage à Paris pour promouvoir leur film : il enchaînait les entretiens. Nous n’étions pas les derniers sur la liste et, lorsque le temps qui nous avait été imparti fut écoulé, nous l’avons quitté avec une légère précipitation pour laisser place au suivant. Une fois à l’extérieur, nous nous sommes aperçus que nous n’avions pas payé nos consommations. Je recroisai Mograbi quelques jours plus tard, et m’excusai de cet oubli. Il me répondit alors du tac-au-tac : « Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ? C’est le pot-de-vin habituel : une fois que vous avez accepté le verre, vous êtes obligé d’écrire des choses positives sur moi et mon film ». Vous serez donc à présent seuls juges, et déciderez si ce qui suit est l’effet de mon honnêteté, ou la preuve éclatante de ma corruption. Lors de la discussion, nous avons pu voir un homme alliant la franchise à l’humour (une forme d’ironie mordante perceptible dans ses films), un curieux mélange de témérité et de réalisme, avec, affleurant, une once de mélancolie. Il se proclame loin des questions théoriques, mais ses réponses montrent une réflexion qui, pour être sans fioritures, n’en est pas moins profonde et soutenue, dans l’ouverture et l’exigence. La genèse et le tournage de son dernier film, Dans un jardin, je suis entré ont été abordés de manière privilégiée, mais en débordant régulièrement sur une conception plus générale de sa pratique : le rapport avec ceux qu’il filme, l’affirmation d’une subjectivité et d’une démarche dans laquelle la politique est, dans le contexte particulier à Israël, à la fois omniprésente et atypique. Nous avons également voulu aborder un aspect moins connu, peut-être, de ses activités, à savoir les performances, expositions et installations. Mais il était déjà temps de partir, sans payer.

Romain Lefebvre

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La fuite dans la politique

Débordements : Le titre de votre film, Dans un jardin, je suis entré, est tiré d’une chanson très célèbre de la chanteuse Asmahan. Les paroles sont « Dans un jardin, je suis entré, pour sentir le parfum des fleurs et consoler mon âme en peine… ». Pour commencer, nous pourrions vous demander si ce film est un film de consolation, et si cette consolation entretient un lien avec la situation totalement bloquée du conflit israélo-palestinien aujourd’hui.

Avi Mograbi : La chanson a été évidemment une source d’inspiration pour le titre. Elle était comme la chanson des deux amoureux du film, suggérant l’idée d’un amour mutuel. Ce qui est amusant, c’est que lorsque nous l’avons choisie, à la fois pour le titre et comme musique, je n’avais toujours pas fait le lien avec le jardin où Ali et sa fille se rendent. Je pensais à ce que le jardin signifiait dans les cultures juive, chrétienne, arabe, c’est-à-dire un lieu d’utopie, de sérénité, de fertilité. Le jardin d’Éden, en somme. Ce n’est qu’ensuite que j’ai réalisé que nous entrions dans un jardin interdit. Le jardin peut aussi être ce territoire interdit : c’est d’ailleurs le thème de la chanson, qui parle de la destruction d’un amour, et non d’espoir. Selon moi, le film a à voir avec la fuite, la recherche d’un refuge. Habituellement, mes films avancent bille en tête, s’affrontent aux problèmes avec énergie. Celui-ci est très différent puisqu’il ne commence pas par une opposition, un antagonisme. Au contraire, c’est un film sur la participation, le partage, la complicité. Peut-être aussi est-il question du désespoir que provoque le présent, la possibilité de le changer ou non. En ce sens encore, il s’agit d’une forme de fuite, puisque nous ne tentons même pas d’attaquer le problème – on se dirige vers le rêve, le fantasme ou vers une sorte de consolation par rapport à ce que l’on peut réaliser aujourd’hui dans la réalité. Aux temps difficiles, la culture a tendance à devenir un lieu d’évasion. Cela signifie éviter la nature politique de la situation et s’en remettre aux plaisirs quotidiens, au divertissement. Mais évidemment, quand Ali et moi fuyons, nous fuyons de nouveau vers la politique – seulement, elle se présente comme alternative. C’est un rêve, qui a à voir avec le besoin de consolation, qui ne peut pas être réalisé.

D : Vous choisissez les chemins combinés de l’amitié et de l’amour. La réalité désespérante à un niveau politique semble ici trouver une ouverture à travers l’amitié, en particulier votre relation avec Ali. Mais aussi à travers les relations amoureuses qui viennent rythmer Dans un jardin, je suis entré, que ces relations soient réelles ou fictionnées. En voyant le film, il est possible de songer à la fonction du couple homme-femme dans le cinéma moderne. Quand Godard évoque par exemple Rossellini, son Voyage en Italie, il dit que ce qui est important c’est de partir du couple pour retrouver un état du monde, quelque chose qui dépasse le couple. Est-ce que l’amitié et l’amour constituent pour vous un détour de ce type, même indirectement ?

AM : En entendant votre question, je me dis que pour vous répondre, il faudrait remonter à l’origine du projet. L’idée était très différente au départ. Quand j’ai fait, en 2010, la performance avec Akram Zaatari[11] [11] Une description de la performance, qui a donné également par la suite un livre, a été faite par Nataša Petrešin-Bachelez. , il m’a demandé de trouver des photographies de ma famille, que j’avais dû voir à de multiples reprises dans mon enfance, mais que j’avais complètement oubliées depuis. Vous les voyez dans la performance, et elles ont mené au film. En les trouvant, j’ai commencé à m’intéresser à la question des origines de ma famille. Le travail biographique ne m’intéresse pas tellement, mais je me suis rappelé l’histoire de l’un des cousins de mon père, Marcel. Le père de Marcel et ma grand-mère, Rachel, étaient frère et soeur. Marcel était né à Alep et avait grandi à Beyrouth. Au moment de la fondation de l’État d’Israël, il était tout jeune homme. La famille était restée à Beyrouth, comme la grande majorité de la communauté juive au Liban : il n’y avait aucun problème à être Juif au Liban avant la guerre de 1967. Marcel avait quelque chose d’étrange : il ne comprenait pas la nouvelle situation, la division du Moyen-Orient, les frontières. Il n’avait rien d’un activiste politique, mais il a disparu de Beyrouth au milieu des années 1950, s’est retrouvé à Tel-Aviv, le temps de passer quelques mois dans l’armée, ce qu’il n’a pas du tout aimé, avant de revenir à Beyrouth comme si de rien n’était. Or, une chose pareille était impensable : il n’y avait en général que des allers sans retour. Il a refait un bref voyage au début des années 60, alors qu’il avait une femme et deux filles, ne s’installant en Israël qu’en 1969. J’ai pensé que, même s’il n’était pas tout à fait le personnage que je souhaitais, sa vie pouvait m’inspirer. Lorsque l’idée d’un film nommé “Retour à Beyrouth” est venue, comme je le dis à Ali au début de Dans un jardin, je voulais un personnage qui n’accepte pas les nouvelles règles imposées au Moyen-Orient. Et je voulais aussi mettre en scène des moments imaginés de la vie du cousin Marcel. Comme cela devait être partiellement en arabe, j’ai décidé de travailler avec Ali. Ça a commencé comme ça.

Une fois commencé le travail avec Ali, le film sur le cousin s’est perdu et quelque chose d’autre s’est produit. Ce n’était pas volontaire, je ne cherchais pas à créer une alternative à la réalité par l’amitié. Evidemment, il était clair pour moi que c’est ce qui était en train de se produire devant la caméra. Et, qu’on considère cela comme une coïncidence ou non, j’avais au même moment une relation avec une femme, et tout cela s’est entrelacé. Je ne peux cependant pas dire qu’il s’agissait d’une manière de remplacer le projet initial, toute sa matière qui n’était pas faite d’échanges humains, de rapports d’individus à individus. Quelle était la question, déjà ?

D : Que le réel soit désespérant, c’est aussi lié à un discours médiatiquement dominant sur le conflit en question. Un geste fort du film réside dans ce déplacement opéré par rapport à ce discours dominant, grâce à cette fuite dans la politique depuis un noyau amical ou amoureux. En aucune façon, il ne s’agit pas de discours englobant sur le conflit.

AM : Quelqu’un m’a interrogé sur le fait que ce film, qui est comme un murmure, une manière de chuchoter plutôt que de crier, ne rencontre pas un grand succès en Israël. Je lui ai répondu : “Ce film est très doux, et ne se concentre apparemment que sur des relations humaines, mais en réalité, c’est mon oeuvre la plus radicale.” Pourquoi ? Parce que film invente une réalité complètement différente. Les sionistes devraient considérer cela comme une proposition très dangereuse.

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Filmer un ami

D : Et il y a le fait que la première personne, quand Ali ou vous dîtes « je », devient très rapidement un « on ». Une des forces du film est de passer d’un « je » à un « il » impersonnel. C’est là où ça devient politique, quand on passe du « je » au « il ». On peut revenir sur la question de l’amitié, mais aussi la déplacer et parler du dispositif. Dans votre cinéma il y a différentes approches, des moments où vous vous dessaisissez de la caméra, de l’image, où vous laissez la personne filmée faire sa mise en scène, et des moments où vous intervenez. Est-ce que le fait de filmer un ami influence la mise en scène ? Est-ce qu’il a été, dans ce film, plus facile de vous dessaisir de l’image ? J’imagine qu’il y a une différence entre filmer un ami, et filmer Ariel Sharon (Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon).

AM : Comme je l’ai dit, mes précédents films se construisaient sur un antagonisme. Le sujet du film, ou la personne présente dans la scène, était un ennemi. Dans ce cas, il faut trouver une stratégie pour pouvoir être là, en face de cet ennemi et, d’une, survivre, et de deux, faire un film. La différence la plus importante est peut-être entre le film sur Sharon et celui-là, car ils sont tous les deux consacrés à une personne. Pour le film avec Sharon, j’ai dû me créer une identité, comme une sorte de kit de survie. S’il avait découvert mes opinions politiques, et que mon but était de montrer le monstre qu’il était, il n’aurait pas été intéressé par le projet. Je ne savais pas qu’il n’aurait aucun intérêt pour le projet de toute façon ! Mais je suis arrivé armé de l’identité de quelqu’un qui n’a pas d’appartenance politique, et ma chance a justement été son indifférence. Ils n’ont pas fait de recherche sur moi : s’ils avaient vérifié dans les journaux, ils auraient vu que j’avais fait partie du mouvement d’opposition radicale à la guerre au Liban et ça se serait arrêté là. Une chose essentielle était donc de ne rien dire de mes propres idées ou pensées, mais de jouer un rôle. Dans l’histoire de ma pratique de cinéaste, c’est un moment décisif : grâce à M. Sharon est née ma manière de faire des films. J’ai mis du temps à comprendre qu’il avait inventé pour moi cette “persona” alternative qui apparaît dans mes films. Évidemment, quand je filme Ali, qui est un ami très proche, et quelqu’un avec qui je partage des idées, la dernière chose à faire est de mettre un masque et de jouer. Il n’y a pas d’antagonisme, rien à révéler, pas non plus de police à fuir. Au contraire, la séquence d’ouverture montre le contrat que nous passons ensemble. Nous nous promettons d’être sincère l’un envers l’autre, et je lui donne les clés du film. Soit l’inverse de ce que ce qui se fait normalement au cinéma : même avec toute la confiance et la sincérité que vous voulez, le réalisateur garde les clés pour lui et reste comme Dieu planant au-dessus de tout le monde. Là, je dis à Ali, et lui répète même à diverses occasions : “Tu as le pouvoir de réaliser ce que tu veux, et si ça ne te plait pas, on arrête”. Je préférais ne pas envisager la possibilité qu’il me dise à la fin qu’il n’aimait pas le film, mais c’était malgré tout une possibilité. Je me suis demandé, quand il était en train de regarder le premier montage, si c’était une décision vraiment intelligente que de remettre la vie du film entre ses mains. Je l’aimais déjà et j’avais peur que ça ne soit pas le cas pour lui – il avait détesté celui sur Sharon, n’y voyant pas du tout l’ironie, et il était donc possible qu’il reçoive le film d’une manière différente de la mienne. Au final, il n’y a pas eu de problème, mais nous avons dû tous les deux nous confronter au moment où Yasmine a dit qu’elle n’aime pas l’entendre prononcer le mot “ghetto”. Ce sont donc deux manières tout à fait différentes d’exister dans un film. Pouvoir être là sans avoir à jouer un rôle offre beaucoup de liberté et délivre de la tension du combat. Car même si vous ne vous battez pas d’une façon explicite, vous vous trouvez pris dans la tension que génère l’antagonisme derrière tout le film. Le point de départ du projet était donc différent. Il n’a pas débuté parce que nous étions amis, je ne voulais pas faire un film sur mon amitié avec Ali, mais le film a été rendu possible grâce à elle. Une fois encore, j’ai oublié la question. Est-ce que ça ressemble à une réponse ?

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Documentaire et subjectivité

D : Nous pourrions peut-être évoquer plus largement la pratique documentaire, et notamment la place de la subjectivité dans le documentaire. Dans vos précédents films, vous aviez le devoir, en un sens, à cause de votre position politique, de vous présenter comme “Avi Mograbi-le-réalisateur”, quand bien même, comme vous l’avez dit, vous jouiez un rôle. Vous deviez insérer des scènes dans lesquelles vous vous exprimiez, peut-être en tant que personnage, mais il s’agissait malgré tout de tirer le film vers vous – soit une direction opposée à ceux que vous filmiez. Que diriez-vous, à ce propos, de la place de la subjectivité dans votre pratique ? En quelles circonstances la subjectivité doit-elle passer au premier plan ? Et quelle est la relation entre cette subjectivité et la pratique documentaire telle qu’on la pense de manière générale, c’est-à-dire comme enregistrement de la réalité ?

AM : Je ne pense pas que le documentaire soit différent d’autres pratiques ou de la fiction en ce qui concerne l’importance de la subjectivité, ou de l’expression subjective. Ce que vous voyez dans un documentaire est une vision subjective et reconstruite de la réalité. Il y a tellement de filtres entre la réalité et ce que vous voyez. Quand vous faites un documentaire, vous déconstruisez la réalité et la reconstruisez d’une manière qui peut être très différente, qui peut ne correspondre qu’à votre manière de la voir. Et cette “manière de voir” est la base de la subjectivité. Donc, si vous me demandez la différence, je vous réponds qu’il n’y a en pas. Bien sûr, le matériau est, en un sens, différent, mais le produit fini… Aucune réalité n’entre dans l’objectif d’une caméra pour en ressortir telle quelle. Entre l’objectif et l’écran, il y a toujours la tête de quelqu’un.

D : La différence entre documentaire et fiction tient peut-être au fait que, dans le documentaire, même si cela passe par la tête du réalisateur, il faut faire avec les moments où la caméra est là pour enregistrer une personne également là, en face d’elle, sans intervention tierce. Dans le film avec Sharon, il y a des moments où il dit simplement ce qu’il a envie de dire, et la caméra l’enregistre. La différence pourrait tenir à la relation entre celui qui filme et celui qui est filmé : vous devez faire avec une matière, des éléments qui ne sont pas nécessairement pensés, composés ou voulus. Certes, il y a un contrat avec Ali, mais, puisqu’il n’est pas un acteur, qu’il est une personne réelle, il peut dire ce qu’il veut…

AM : Certains films soulevaient le genre de problème ou de dilemme qui me faisaient ressentir la nécessité de les traiter, personnellement, face à la caméra. Comme le film sur Sharon, ou Happy Birthday Mr. Mograbi, ou Août (avant l’explosion)… Puis il y a eu Pour un seul de mes deux yeux, dans lequel ce dispositif qui consistait à soulever des questions en parlant directement à la caméra, a disparu. C’est de ce point de vue mon film le plus documentaire, car tout ce qu’on y voit est spontané. Les ingrédients y sont tirés de la nature, mais la préparation ressort de la haute couture. « Haute couture » non pour sa qualité, mais pour sa complexité. En ce sens, c’est une fiction totale : je crée des phrases et des idées avec des mots. Chaque scène est comme un mot avec lequel je crée une idée. Par conséquent, les stratégies peuvent différer. Au moment de Z32, j’avais de nouveau besoin de poser certains problèmes qui n’apparaissaient pas au tournage mais que j’avais à l’esprit. Ainsi vint l’idée d’utiliser la musique, les chansons : aussi, en partie, pour ne pas me répéter, ce qui est toujours un problème. Quand on parle de subjectivité, il faut ajouter qu’elle contient toujours un petit miroir dans lequel vous pouvez vous voir en permanence. L’une des raisons qui m’a poussé à chercher d’autres façons de m’exprimer est cette lassitude que j’éprouvais à répéter d’anciennes méthodes. Comme en chirurgie, les instruments subjectifs sont là, présents sur la table d’opération, et vous vous en servez ou non quand vous avez quelque chose à faire. Cela importe peu. Il y a toujours ce moment où vous mettez toute la nourriture ensemble et lui faîtes quelque chose de très violent : parfois vous ne reconnaissez plus les carottes que vous avez mises dans la machine. Tout le monde fait la même chose, et il n’y a que des menteurs pour prétendre le contraire. Ce sont d’eux qu’il faut se méfier. Pour autant, il y a toujours la question de votre intégrité, de permettre un rapport cohérent entre le produit final et la réalité. Il ne s’agit pas de représenter la réalité comme elle est, mais d’être cohérent, de faire quelque chose qui peut vraiment dériver, ou provenir de la réalité – cela d’une façon subjective, puisqu’il n’y en a pas d’autres. J’oublie toujours quelle était la question…

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Le travail en collaboration

D : Ce qui peut casser la subjectivité, c’est notamment le travail en collaboration. On a parlé d’Ali qui était associé sur le film, qui avait un droit de regard. Peut-être pourrions-nous parler d’une autre collaboration qui rompt avec le caractère solipsiste du travail, c’est celle avec Noam Enbar, le compositeur qui était déjà le musicien de Z32, avec qui vous avez écrit le scénario de Dans un jardin je suis entré. Sa musique intervient toujours à un moment important, celui où débute le récit du rêve ou du fantasme, ce moment où la fuite s’énonce… Comment s’est déroulée votre collaboration ? Noam Enbar est-il un musicien de formation ?

AM : Même s’il n’a pas étudié la musique, il est musicien de profession. Il a étudié le cinéma, puis a fait un master à Goldsmiths, à Londres, en art. C’est un musicien très important en Israël. Pas à cause de mes films, mais à cause de sa musique.

D : Par rapport à ce que vous disiez tout à l’heure sur la « haute couture », est-ce que la musique est une composante importante pour vous ? Vous dites parfois que vous tendez à porter le documentaire vers une certaine forme d’abstraction. Vous avez fait de la philosophie, donc vous savez que la musique est l’art qui échappe à la représentation, comme disait Schopenhauer. Il y aurait par conséquent deux questions : celle de la collaboration en général qui a pour effet de contrarier le fait que le film serait le fruit d’une seule personne. Et celle, plus particulière, de la collaboration avec un musicien : est-ce qu’une utilisation particulière de la musique peut être une manière de faire du documentaire le lieu d’une abstraction et pas forcément celui d’une tendance à l’objectivité – comme un détour pour retrouver ce réel ?

AM : Noam et moi sommes des amis proches depuis Z32. Il a le titre de co-auteur même s’il n’a pas écrit un mot. Nous avons cependant passé tellement de temps à discuter des idées du film et dans le film, la question du langage, de la culture et de la culture alternative… il y a eu en effet une période durant laquelle nous pensions faire la musique du film en arabe, langue qu’aucun de nous ne parle – et Noam ne connait même pas suffisamment la musique en quart de ton pour pouvoir en composer. La musique a été écrite après le film, et tout du long, nous avons discuté de cette possibilité d’une musique arabe. Noam avait déjà contacté quelques musiciens arabes. Et puis finalement, on s’est dit qu’on passerait pour des idiots à tenter de faire une chose à laquelle on ne connait rien. Cela aurait demandé une troisième personne, pour nous guider. A ce moment-là, Noam a reçu le montage du film et m’a demandé ce que je souhaitais. “Je ne sais pas, dis-moi ce que toi, tu veux”. Ce n’est pas une réponse ordinaire. D’habitude, les réalisateurs disent aux musiciens : “J’ai besoin de ça et de ça”, et le producteur dit : “Tartine de la musique partout, que le public ne voie pas toutes les erreurs et les conneries !” (Rires). Évidemment, j’ai réagi aux propositions de Noam, lui ai dit ce que j’aimais ou non. Nous avons d’ailleurs décidé de ne pas utiliser un morceau. C’est encore une chose agréable : Noam n’essaie pas de me mettre de la musique partout, au contraire, il doute tout le temps de la nécessité d’en mettre, se demande si ce n’est pas trop. Au moment du montage, il a en outre joué un rôle important et m’a donné des idées pour l’organisation, la construction du film. D’où son titre de co-auteur : c’est tout à fait cela, co-écrire. Pas besoin de tenir un stylo, puisqu’il y avait ce dialogue très intense entre nous. Dans Z32, c’était plus évident car il écrivait les paroles des chansons – mais il avait d’ores et déjà cette importance dans le processus de discussion, de montage, etc, qui contribue à créer le film. Ce qui s’est produit – et c’est peut-être une des conséquences de Z32 -, c’est qu’après avoir longtemps été un maniaque du contrôle, je me suis octroyé plus de liberté. Avant, je me définissais comme un agent secret : “C’est quoi le film que vous faîtes ? – Un film intéressant...” Je ne répondais rien de plus. Ce n’est pas que j’étais paranoïaque, c’est quelque chose de personnel. Quand on demande aux gens comment ils vont, certains disent “Oh, fantastique, je suis amoureux, etc.”, et d’autres “Bien...”. Il ne s’agissait pas de peur, car je savais que personne n’aurait pu m’arracher mon film. Mais ici, d’une manière ou d’une autre, je me suis ouvert. D’abord, parce qu’Ali était invité à donner des idées, et ensuite parce qu’il était évident qu’il avait le pouvoir sur le produit fini, et que par conséquent, du début à la fin, le film se construisait sur une situation de collaboration. Le cinéma est toujours affaire de collaboration – sauf qu’il y a une hiérarchie. Il y avait ici une façon de briser un peu la hiérarchie. Un peu, car je produis, réalise et monte, donc n’exagérons rien… En tout cas, j’ai desserré l’étau de la hiérarchie. Regardez Philippe : il a deux scènes dans lesquelles je n’apparais pas. Et je ne lui ai pas dit : “Ok, je vais aux toilettes, tu continues…” Non. Je ne savais rien de ces deux scènes avant que la journée ne s’achève. Quand je suis remonté dans la voiture, il ne m’a pas dit “Tiens, j’ai eu une conversation très intéressante avec Yasmine…”. Tout simplement parce que ce n’est pas notre façon de travailler. Ce n’est pas courant qu’un opérateur tienne une conversation avec l’un des protagonistes sans que le réalisateur soit là. Je fus très heureux que ça se produise. Je pense que la première conversation avec Yasmine est venue du fait que je lui avais dit, avant, “Tu décidéras, tu feras ce que tu veux”, et cela l’a rendue active, elle a pris part au film. Nous n’avons pas réinventé le kibboutz (rires), mais ce fut un travail plus participatif, plus ouvert. Je suis très heureux car le contenu du film correspond à cette forme de travail.

D : Oui, tout le monde semble au même niveau.

AM : Il y a aussi la personne qui a filmé Beyrouth en super 8. Je ne savais quoi lui demander de filmer. Je ne pouvais pas aller sur place, évidemment, et je ne connaissais pas les lieux, ne savais pas à quoi ça ressemblait. Je lui ai donc dit tout ce que je voulais pour le film, je lui ai parlé de ma famille, de l’endroit où elle vivait, et puis je lui ai raconté l’histoire de Marcel.

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D : Celui qui a filmé est Libanais ?

AM : Oui, de Beyrouth. J’ai utilisé 95 % de ce qu’il a filmé. Ce qui n’est pas normal non plus. Vous avez rarement un tel ratio. Parfois, dans les films très pauvres, vous utilisez 50 %… ce n’est pas par manque de matériel, mais parce que ce qui a été filmé est, je pense, parfait. Ce n’est pas banal de recevoir de vos partenaires un travail dont vous vous dites “Wahou !”. Cela a commencé, en fait, avec Z32. Quand j’ai regardé les bandes enregistrées par le protagoniste et sa petite amie, j’ai été stupéfait par la qualité du dialogue. Il n’était pas prévu, planifié. Le fait est que j’ai inclus dans le film quelque chose qui a été fait pour le film mais sans mes conseils, sans que je dirige quoi que ce soit. Puis, concernant la musique, Noam a eu une grande liberté. Enfin, et c’est probablement ce qu’il y a de moins heureux, j’étais aux mains de l’équipe des effets spéciaux. Si Noam n’avait pas écrit une belle musique, nous aurions pu discuter tous les deux. Mais avec les gens des effets spéciaux je n’avais aucun pouvoir, je ne pouvais trouver d’alternative. Heureusement, le chef de l’équipe était un ami, mais j’étais quand même prisonnier de la technologie, du temps et de l’argent que cela réclamait. Cela m’a cependant permis de saisir que je pouvais laisser des gens faire des choses. Dans mes précédents films, je savais que, si quelque chose n’allait pas, je pourrais le corriger. J’étais un homme-orchestre capable de tout faire à ma façon, bien que ce ne soit pas nécessairement la meilleure – je suis un piètre caméraman… Enfin, je peux toujours trouver une façon de m’exprimer. Dans Z32, je ne pouvais pas faire la musique et les effets spéciaux sans aide.

D : Pour en revenir aux lettres dans l’économie générale du film : souhaitiez-vous surligner d’une certaine manière leur artificialité ? N’avez-vous jamais envisagé d’utiliser des images d’archive ? Ou alors l’essentiel était-il d’abord que soit représenté le quartier de votre famille ?

AM : Les lettres devaient fonctionner sur deux plans. D’abord, le fait que ce soit le quartier de ma famille n’avait pas d’importance, puisque personne ne sait duquel il s’agit. Mais, pour la personne qui a filmé, ce fut une source d’inspiration. Mes consignes l’ont mené quelque part. Au passage, il est très intéressant de remarquer à quel point le centre de Beyrouth et celui de Tel-Aviv se ressemblent. Bien des gens de Tel-Aviv ont cru que ça avait été filmé là-bas ! Dans le film, je commence à raconter l’histoire de ma famille, puis cette histoire disparait et nous passons à celle d’Ali et des siens. En même temps, les lettres apparaissent. Pour moi, elles sont une extension de l’histoire de ma famille. Ça pourrait être deux Juifs libanais déchirés parce que l’un a émigré en Israël… Dans le même temps, je voulais aussi qu’elles soient un reflet de l’histoire d’amour contemporaine que je raconte à Ali. Une fois encore, nous n’y avons pas pensé par avance, bien des choses se sont faites de manière intuitive. Le super 8, cependant, en donnant une impression archaïque bien que tout ce que vous voyez est actuel, fait appartenir ces lettres aux deux périodes, le passé et le présent. C’est contemporain et archaïque en même temps.

D : Il était donc très important de tourner en super 8.

AM : Oui, mais de nouveau, ce n’est pas mon idée, mais celle de l’opérateur. J’ai fait si peu sur ce film, et c’est à moi qu’on donne tous les lauriers… ce qui vous prouve bien que je suis encore le réalisateur ! (Rires).

D : Une question précise à propos de ces images en super 8. Il y a un moment où l’on voit un bâtiment en ruine, troué. C’est une image qui revient deux fois : une fois en noir et blanc et une fois en couleur. Pourquoi ce choix ?

AM : Beyrouth est une ville minuscule (Rires). Je ne sais pas si l’opérateur y a pensé en ces termes, mais lorsque le spectateur reconnait le bâtiment, il se dit, peut-être pas de manière consciente : “Je connais cet endroit, ça doit avoir une signification particulière”. Soudain, le bâtiment devient un personnage. Mais vous savez, je suis comme vous, et il y a beaucoup de choses qui m’échappent. Je dois comprendre ce que je vois.

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Une relecture de l’histoire

D : Dans le film on voit qu’Ali est hanté par la Nakba, et une question s’impose sur la nécessité de faire le récit de la Nakba.

AM : La Nakba est le sujet fondamental de la vie d’Ali.

D : Est-ce un sujet dont on parle en Israël, qui est présent dans les consciences ? Il existe un groupe d’historiens nommés les “nouveaux historiens”. Travaillez-vous avec eux ?

AM : Il y a effectivement beaucoup de recherches menées à propos de la Nakba. C’est même une mode. Le surnom “nouveaux historiens” avait une connotation négative. Il s’agit d’historiens qui écrivent une histoire alternative, non dérivée des conceptions sionistes. Il existe également des sociologues que l’on pourrait appeler “nouveaux sociologues”, bien que le débat a surtout porté sur les historiens, ceux qui ont mis au jour l’histoire de 1948. Pour Happy birthday Mr. Mograbi j’ai utilisé deux livres. L’un écrit par Benny Morris, un historien israélien, apparemment sioniste et pas tellement gauchiste. Il a écrit à la fin des années 80 The birth of the Palestinian Refugee Problem. Tout l’establishment sioniste l’a attaqué pour avoir écrit une “nouvelle histoire”, prétendument déconnectée de la réalité. Bien sûr, elle était simplement déconnectée du récit sioniste. Et je me suis servi d’un second livre, cette fois rédigé par un historien palestinien, Khalid Walidi, All that remains. C’est un grand livre encyclopédique, avec tous les sites religieux palestiniens qui furent détruits pendant ou après la guerre de 1948. C’est un ouvrage fondamental : vous le trouverez dans tous les foyers palestiniens où il y a des livres. Mais hormis cela, je ne travaille pas avec des historiens.

D : La façon dont l’histoire travaille le film est l’un de ses aspects politiques. Il y a une relation politique à l’histoire. Dans le film, lorsque vous parlez de vos aïeuls, du fait qu’ils étaient des Juifs arabes, vous dites : “Si j’avais dit à mon père que son grand-père était Arabe, il se serait tué”. C’est une manière de remonter vers le passé pour proposer un nouveau récit, une nouvelle identité. Il y a aussi la présence du calendrier multi-confessionnel, le fait qu’Ali a épousé une Juive… il y a toujours des mélanges, et peut-être est-ce l’aspect le plus politique du film, mais de manière plus générale de votre cinéma. Je pense qu’on peut dire qu’il y a en Israël un récit dominant avec un “nous”, c’est-à-dire les Juifs avec leurs histoire et identité séparées, et un “eux”, les autres, en particulier les Arabes. Dans vos films, pourtant, une identité est toujours en voie de reconstruction, votre personnage évolue et se redéfinit. C’est évident dans le film sur Sharon, quand vous abandonnez votre identité de “bon gauchiste”. C’est probablement pour cela qu’Ali n’a pas aimé le film…

AM : Dans un jardin est mon film le plus radical pour cette raison. Il propose vraiment une identité hybride. Une identité dans laquelle être Juif, en contrôle, dominant, n’est pas nécessairement le sommet de la hiérarchie. C’est cela, Israël : soit tu es Juif et dominant, soit Israël n’existe pas. Et ce film propose autre chose. On est bien loin du cœur des discussions internes à Israël.

D : Votre film avance la fin d’une identité unique et l’accès à une identité multiple. Le but est de faire comprendre aux gens que c’est quelque chose de radical.

AM : Non, le but est de faire comprendre aux gens que ce n’est pas radical ! Qu’ils ne se disent pas “Oh, c’est radical !” (Rires). Mais c’est un échec, de toute façon…(Rires).

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Ce que peut le cinéma 

D : Notre présent n’est pas aussi simple que certaines personnes le voudraient. Mais le film traite de la complexité de la situation sur le terrain et historiquement. Que peut le cinéma dans ce contexte politique ?

AM : Rien.

D : Vous dites que votre film ne devrait pas être perçu comme radical, et je crois que si le cinéma peut faire quelque chose, c’est bien de placer les relations individuelles avant les positions idéologiques. Vous ne claironnez pas “Ce sera un film sur un Juif et un Arabe, et ce sera très politique”. Mais nous voyons deux amis, Ali et vous, en train d’échanger, etc.

AM : La question politique derrière ce film et le précédent est claire. Il ne s’agit pas juste de deux personnes qui discutent. Ils parlent, mais en deux langues, et ils parlent d’une tragédie fondamentale dont la communauté dominante refuse la responsabilité. Bien sûr, ce n’est pas un discours de campagne, mais cela est évident, et les gens qui ne veulent pas regarder le film savent très bien pourquoi. Alors, que peut le cinéma ? Je croyais qu’il pouvait changer le monde. La vérité est que, par chance, il ne le peut pas. Sinon, Schwarzenegger l’aurait transformé en un endroit insupportable. Mais c’est très décourageant et frustrant. Je veux bien entendre ce que dit habituellement la critique, que mes films sont bons, intéressants, complexes (Rires). Mais ne pas faire partie du débat social en Israël est frustrant… Mes films ont une vie plus longue que bien d’autres, même s’ils ont un public moindre, et il faut patienter pour avoir des réactions, parfois des années. Mes films ont un effet, mais ce n’est pas celui dont je rêvais, ce n’est pas « l’effet Michael Moore »… À un moment, avec Bowling for Columbine et Roger and me, il a eu une grande efficacité. Naïvement, je voulais que mes films soient projetés un jour, et qu’ils se retrouvent le lendemain dans le débat public. Mais ça ne fonctionne pas ainsi, pas pour mes films. Pour d’autres, oui. Je ne sais pas si vous avez vu The law in these parts, un film israélien à propos de la loi martiale dans les territoires occupés. C’est un film très fort. Le réalisateur, Ra’anan Alexandrowicz, est un ami. Il a réussi à entrer dans le débat social et politique en temps réel, quand c’était dans l’atmosphère, et non des années après. Peut-être qu’il se fera enterrer pour ça, parce que la société doit se défendre. J’aimerais une fois être à la place d’Alexandrowicz, au point où différentes parties de la société se mettent à s’occuper, professionnellement ou non, de votre film. Pas juste une histoire de cinéma, mais de loi, de gouvernement…

D : D’où la question sur les historiens. Dans le cas du génocide arménien, par exemple, le problème a trouvé un écho en Turquie à travers les historiens, les « nouveaux historiens » turcs, et non à partir d’un choix politique ou par opportunisme électoral.

AM : Il n’y a aucun doute que la présence de la Nakba dans la société israélienne tient aux recherches des nouveaux historiens. De nombreuses informations, mais aussi des conceptions, des nouvelles élaborations conceptuelles, viennent de là. Je pensais que Pour un seul de mes deux yeux était un film très fort… s’il y a bien un de mes films dont je pensais qu’il laisserait une empreinte en dehors des cercles du cinéma, c’est celui-là. Je me suis senti tellement dévasté après… cette frustration s’est exprimée dans une ou deux chansons de Z32, lorsque je dis “Ce que nous faisons ici est au profit des artistes, pas du monde.” Il est probable que je souhaite plus que ce que le monde peut offrir pour ce genre de cinéma, ou de position politique. De temps en temps, heureusement, je rencontre des gens qui me donnent de la force.

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Cinéma, installation, performance

D : Nous aimerions poser une question supplémentaire sur les différents types de formats que vous expérimentez : le film, le livre, il y a les « details », espèce de courts-métrages qui correspondent à une sorte de journal de bord du cinéaste. Vous avez fait Pour un seul de mes deux yeux, qui contient les « details »…

AM : C’est différent. J’ai fait Pour un seul de mes deux yeux et avant que ce soit fini, j’ai pris quelques scènes pour en faire des “details”. Puis, encore après, j’ai conçu l’installation.

D : J’ai l’impression que votre manière de travailler renvoie à une économie de la manière de faire des films. Il y a le livre, le film…

AM : Le livre est d’Akram Zaatari, pas de moi. J’y participe simplement. Là encore, il y a une hiérarchie.

D : Passer d’un format à un autre, ne pas se focaliser sur le long-métrage, semble pour vous une chose récurrente. Pour pouvoir continuer à travailler tout le temps, multiplier les expositions, les formes brèves. Est-ce une réponse à une situation économique contemporaine ? Vous aviez déclaré à Lussas il y a trois ans que c’était pour vous une manière de « faire des films sans avoir à les tourner »…

AM : Vous pensez que je me souviens de toutes les bêtises que je raconte ? (Rires) D’abord, sûrement parce que j’ai grandi dans le cinéma mais ai étudié l’art, les frontières sont pour moi floues. Cette affaire de séparation, de genres, s’estompe de toute façon. Je suis ouvert à différentes formes. On m’a proposé une exposition, j’ai donc commencé à réfléchir à la manière dont je pourrais présenter mon travail, et ainsi l’installation est née. Je pense avoir acquis durant mes études une grande flexibilité, ce qui me rapproche plus de l’art contemporain que du cinéma traditionnel. Cela me permet de faire beaucoup de choses – certes, moins que ce que vous suggérez ! Je ne crée vraiment pas tant d’œuvres que ça. Bien des fois, c’est une variation, une interprétation d’un travail précédent. Je me sens plus impliqué dans les longs-métrages. Et puis, d’une manière ou d’une autre, d’autres choses se font d’elles-mêmes. Je recycle, propose une nouvelle possibilité, comme un film projeté sur plusieurs écrans de manière parallèle et non linéaire. D’une façon spatialisée. La vérité est que je m’investis dans les films longs, et que le reste est un produit dérivé de cet investissement.

D : Si quelqu’un vous proposait une grande exposition, comme cela est arrivé à Harun Farocki par exemple, accepteriez-vous ?

AM : (Il se penche vers le dictaphone) Oui ! Quand ? (Rires). Le souci serait que la personne me demande une nouvelle œuvre. Si je ne suis pas déjà en train de travailler à quelque chose, ça pourrait être un problème. De ce point de vue, je diffère des artistes contemporains qui ne sont pas surpris par une nouvelle commande, qui vont juste dans leur cuisine se préparer un repas en apprenant une telle nouvelle… quelqu’un comme Arkam sait vivre dans un monde avec des contraintes de temps, d’espace… Pour moi, le monde n’a pas de “deadline”, et l’espace est l’écran unique d’une salle de cinéma. Quand j’ai le temps et rien d’autre à penser, je peux déconstruire une œuvre, et en faire autre chose. Il est possible que ça devienne une autre proposition. Mais ce n’est pas mon monde. Je vis dans le cinéma.

D : Mais vous appartenez aux rares cinéastes qui pensent réellement l’espace quand ils sortent de la salle de cinéma pour faire des expositions.

AM : Je crois que cela vient de ma formation de plasticien, d’artiste visuel. La pensée sculpturale, de l’environnement… quand j’ai étudié à la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’environnement sculptural et l’installation étaient évidemment très importants. Quand j’ai fait ma première exposition, le commissaire m’a suggéré de projeter mes films dans différents espaces. Je n’aimais pas cela, car je sais comment ça se passe : les gens traversent l’espace sans prêter attention, s’asseoir et regarder. C’est un peu comme Youtube maintenant. Quand vous regardez les statistiques, vous constatez que, même pour un film de neuf minutes, très peu de gens le regardent en entier. C’est la même chose avec les expositions. Ou quand je vais au Louvre, je passe devant Mona Lisa, juste pour voir si elle sourit toujours, et si les touristes japonais sont là, puis je continue…

Entretien réalisé le 4 Juillet 2013, à Paris.

Traduit de l'anglais par Raphaël Nieuwjaer.

Iconographie : 1,2,4,5,7 : Dans un jardin, je suis entré / 3 : Comment j'ai appris à vaincre ma peur et à aimer Ariel Sharon / 6 : Août (avant l'explosion) / 8, 9 : Pour un seul de mes deux yeux