Baron noir, Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon

Le changement, c'est la maintenance

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le 15 mars 2016

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Peut-être la télévision fut-elle trop longtemps conçue, en France, comme instrument d’une pédagogie républicaine de masse pour que cela n’ait pas enrayé son démarrage dans l’art sériel. De là viendrait le parfum de Qualité française qui s’en dégage souvent, avec ses aspirations au grand style (Les Revenants) et au digne sujet (Ainsi soient-ils, dont les séminaristes revisitent tous les mystères de la foi et les articles de la discipline). Baron noir rompt avec cette manière empesée. Elle est la première série à ne pas avoir à rougir d’une comparaison avec ses sœurs américaines – notamment parce qu’elle en a intégré le génome dramatique et la vitesse d’action. Tout les ingrédients s’y retrouvent : machiavélisme, esprit clanique, dominos narratifs et échiquier en charpie. Mais Baron noir s’est en même temps adaptée à un autre imaginaire politique, innervé par deux éléments fondateurs : l’image régalienne du souverain, et la tradition de l’éloquence démocratique. Eric Benzekri, showrunner avec Jean-Baptiste Delafon, a d’ailleurs jadis officié comme plume de dirigeants. Si la série profite de sa connaissance des coulisses, elle est tout autant portée par cet art très français, aux antipodes du small talk saxon : la rhétorique républicaine, et les croyances qu’envers et contre tout elle continue de colporter.

Rappel des faits : Philippe Rickwaert, député-maire PS de Dunkerque, est lâché par celui qu’il a aidé à conquérir la présidence, Francis Laugier. À défaut de devenir éminence grise, l’homme se trouvera une vocation d’épine dans le pied du pouvoir. Magouilleur comme pas deux, il circule de l’Assemblée où l’on écrit la loi aux bas-fonds où on l’enfreint, mobilise des bataillons de militants et monte des alliances rocambolesques. Et cela à un rythme frénétique – tout est mené chronomètre en main, au point de faire de la politique un scénario de l’état d’urgence perpétuel et de la navigation à vue. De la téléphonie mobile, aussi bien : l’essentiel du drame passe par les combinés. Prendre ou ne pas prendre l’appel, c’est à cela que tient le destin de Rickwaert ou le succès de ses menées. Rarement une série aura autant insisté sur la touche « refuser l’appel » des smartphones, et bien des moments de tension viennent de ce qu’un pion ou un roi demeurent injoignables. C’est que l’action, dans les séries en général et dans Baron noir en particulier, se confond avec l’information. La série entière est d’ailleurs suspendue à un secret qu’il reviendra à Mediapart de divulguer, un détournement de fonds par Rickwaert au profit de son ancien mentor, malversation à l’origine de leur rupture et qui pourtant scelle un destin commun. C’est le coup de génie de la série que de s’ouvrir sur une faute à triple emploi. D’un côté, elle lie à jamais les deux personnages principaux tout en les opposant ; de l’autre, elle vertèbre l’ensemble en lui imposant une trajectoire fatidique. Mais surtout, elle interroge le sens de la politique dès lors que celle-ci nage en des eaux si troubles. D’où la question propre à Baron noir : comment maintenir la croyance une fois les dernières illusions dissipées ?

C’est toute la différence avec House of Cards, que personne n’a manqué de convoquer tant les scénarios, sur le papier, se ressemblent. Mêmes récits d’une revanche, mêmes manigances et coups bas. Mais la série américaine se contente de proclamer l’universelle crapulerie pour en conclure à un cynisme sans reste, qui annule toute velléité de réforme. Sa formule se résume en ces pénibles a parte d’Underwood, moments pseudo-brechtiens lors desquels le politicien rappelle au public que la vérité de la politique est son mensonge permanent et que qui prétend y entrer doit laisser au vestiaire et son âme et sa foi. Aussi la série n’a-t-elle pas besoin de préciser l’idéologie supposée du camp d’Underwood. Elle se complaît dans le description d’une noirceur aussi irrémissible que lassante, quand la nouveauté morale des séries était, à l’origine, la découverte du clair-obscur, la promotion de cette zone grise dont Walter White est resté l’allégorie. C’est cette nuance que retrouve Baron noir, et que personne n’était parvenu à pleinement transplanter dans le champ politique. En ce domaine, on avait jusqu’alors eu droit soit au diabolique Underwood, soit à la pastorale des Borgen, qui s’acharnait à concilier réalisme économique et morale humaniste sous les auspices de la social-démocratie scandinave. The West Wing, première du genre, était encore trop gentille, trop idéaliste. Et Boss, à ce jour meilleure série politique qui soit, gommait tout autant les partages et credos, écrasés sous le triomphe d’un nietzschéisme revisité par l’esprit capitaliste – la politique y était volonté de puissance plutôt que désir de changement. Baron noir échappe à ce double écueil. Elle concède l’impureté, mais réaffirme la croyance – on pourrait presque dire les valeurs, si le mot n’était pas tant sali. Rickwaert, aussi corrompu soit-il, n’en garde pas moins l’ardeur de la gauche, comme il reste fidèle à sa classe historique, les ouvriers. Il peut freiner des réformes pour satisfaire une ambition toute personnelle, mais il le fait en brandissant des idéaux qui, ici, n’ont rien d’interchangeables. La série superpose au jeu des places de pouvoir la querelle des positions politiques. Loin de tout réduire à des révolutions de palais, elle rappelle ce qu’ont d’irréductibles les oppositions de principe et combien les idées restent malgré tout une force agissante. Les débats n’y manquent pas, et en huit épisodes deux chantiers d’envergure sont mis en place – une réforme de l’éducation, une refonte des traités européens. Surtout, elle intègre à sa partition un mouvement social, lycéen qui plus est, chose quasi-absente de ses consœurs américaines (il faut avouer qu’elle peine à le faire exister pleinement, et qu’elle le réduit plus ou moins à un pantin aisément manipulable par quelques initiés ; mais c’est peut-être là une impossibilité structurelle inhérente aux séries, étrangères aux masses anonymes, amoureuses des seuls réseaux de pouvoir). Finalement, la série dont Baron noir est la plus voisine serait The Wire. Elle aussi dépeint la désertion du possible et l’entêtement du désastre. Mais elle n’en multiplie pas moins les personnages de réformiste qui, tant bien que mal, plâtrent un monde délabré. Le changement, c’est la maintenance.

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Aussi, que cette série soit apparue au terme d’un quinquennat dont il n’y a plus à redire le naufrage n’a rien d’anodin. Déjà parce qu’elle en décalque l’événement – élection d’un président socialiste, phénomène aussi courant que les années bissextiles dans le calendrier – et laisse affleurer en elle bien des angoisses du temps – montée du FN, extinction symbolique de la classe ouvrière, désir d’altérer la course austéritaire de l’Europe ; on pourrait même soupçonner, si ce n’était pas là faire preuve d’un odieux racisme, que la ministre de l’éducation dans la série est inspirée de Fleur Pellerin. Il y a bien copie. Mais il y a aussi correction, sublimation. Les showrunners peignent le camp socialiste non tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être. Non qu’ils prétendent le laver de tout péché et estomper ce fait, asséné avec force par la série, qu’il a délaissé la classe dont il né, le prolétariat. Ce qui est réparé, c’est l’élégance, la classe – la majesté. Niels Arestrup la porte à merveille. On sait par contre à quel point Hollande incarne si malaisément la fonction de souveraineté dévolue au président-roi de la cinquième République (sortie, pour rappel, du coup d’Etat d’un autocrate dont la sympathie pour le royalisme et son culte de la gloire du monarque est bien connue). Dans l’eucharistie républicaine, le corps du souverain se confond avec celui de la nation. De là que les critiques contre Hollande ne s’arrêtent pas à la liste de ses trahisons et abandons, qu’il a pourtant fort longue ; ce que beaucoup lui reprochent, de manière moins ouverte, c’est de manquer de superbe et d’attenter symboliquement à la fonction. Cela explique le secret désir de Baron noir : restaurer le charisme politique, pris dans son sens le plus fort – pas celui des achalandeurs d’électorat, mais celui, quasi-magique, de l’homme d’Etat thaumaturge, dont la prestance est égale au prestige de son poste. La série porte le triple deuil propre à la gauche contemporaine. Celui, non sans ambivalence, du mitterrandisme, comme âge fastueux d’un socialisme ayant su combiner la stature princière et le souci des gens de peu (avec le maigre succès que l’on sait). Celui de convictions dont l’actuelle équipe gouvernementale a depuis longtemps cessé de s’embarrasser, convictions qui font que la gauche, a priori, n’est pas une droite un peu plus câline que l’originale, mais le nom d’un combat pour la liberté politique et l’égalité sociale. Celui, inséparable de ce feu sacré, d’une éloquence à même de renverser l’ordre du monde – c’est peut-être là, depuis Robespierre, la plus intime croyance de la gauche française que de voir dans les envolées du langage le prélude au soulèvement des cœurs et des peuples. La scène la plus grandiose de la série consiste en une harangue de Rickwaert à l’Assemblée. À la comparer à l’état actuel des débats dans la chambre des députés depuis que Taubira en a quitté le plancher, on verra combien Baron noir entend ravauder le réel en le magnifiant. La série est la politique réalisée d’un désir demeuré désir – celui d’un changement à jamais reporté.

C’est peut-être en cela que les fables politiques de notre temps ont changé. Elles s’endeuillent au lieu de dénoncer. Le trauma à la base de Baron noir est identique au constat désespéré que faisait peu avant L’exercice de l’Etat de Pierre Schoeller : que le pouvoir est désormais séparé de la puissance, que même, il y a de plus en plus de pouvoir, et toujours plus concentré, mais de moins en moins de capacité d’agir. Croire en la politique, aujourd’hui, demande moins de se bercer d’illusions quant à l’honnêteté de nos dirigeants que de bien vouloir s’imaginer que les plus probes d’entre eux pourraient dévier la trajectoire d’un monde mettant cap au pire. Chose bien difficile. L’idée fondatrice de notre modernité politique était pourtant que les hommes pouvaient faire leur propre histoire. Mais le tapis qui se déroule maintenant devant eux n’est plus celui du progrès ; il ressemble à une camisole aux couleurs de l’économisme. Le drame de l’impotence du souverain signe la fin de notre séquence moderne. À l’âge mondialisé, le président règne mais ne gouverne pas. Laugier le dit une nuit à Amélie Dorendeu, sa conseillère bientôt promue capitaine : la politique, naguère, relevait du militantisme ; elle s’est réduite à une affaire de gestion dépourvue de toute vision. Après le temps des grandes mesures prises par des gouvernants en lesquels s’incarnait l’esprit du temps vient celui des mesurettes administrées par des figures dévitalisées. Baron noir tente de ranimer une dignité défunte, malgré tous les relents de bonapartisme qu’elle contient. Mais c’est qu’elle s’accompagnait de l’espoir de briser la roue du monde[11] [11] Comme le dit Daenerys Targaryen au cours d’un fameux entretien avec Tyrion Lannister dans la cinquième saison de Game of Thrones. L’amazone mère des dragons partage beaucoup avec Francis Laugier. Les deux représentent des compensations, ou des tentatives désespérées de restituer au pouvoir une aura qu’il a résolument perdue. .

De cette éclipse s’induit un changement de programme. Ce que cherchent à faire Baron noir et d’autres œuvres, surtout sérielles, c’est sauver la politique. Il n’est plus temps de dévoiler les apparences et de crier haro sur le spectacle. À l’âge où l’on croyait encore à l’efficacité politique, on pouvait en dénoncer les fictions spécieuses et concevoir le geste militant comme un lever de rideau sur le théâtre des guignols assermentés. D’où la durable influence de Brecht au cinéma. Mais notre temps, lui, a digéré le spectacle, l’a accepté pour le meilleur et pour le pire, aussi parce qu’il s’est étendu au point de contaminer ses coulisses mêmes. Telle est la nouvelle formule : il n’y a pas, en politique, de vrai et de faux, mais une universelle perception. L’idée de distance critique s’en voit abolie. On ne la trouvera nulle part dans Baron noir, dont l’entreprise est inverse : érotiser la politique, en rafraîchir le charme. Quitte à utiliser comme moyens de séduction des personnages aux agissements des plus louches, et à faire passer la vie d’un député pour celle d’un agent secret doublé d’un metteur en scène. C’est que l’érotisme, aussi, se nourrit d’un soupçon de perversité dont la politique entretient le trouble – appelons cela « le théorème de DSK ». Si, dans Baron noir, on écarte le voile, si les couloirs des palais présidentiels et les chambres à coucher de ministres sont arpentés, c’est moins pour prendre sur le fait des politiciens occupés à ravir les biens publics (la série tend presque à exonérer Rickwaert, ou du moins à balancer sa culpabilité) que pour satisfaire une pulsion scopique qui identifie les derrières et les dessous au comble du désir érotique. C’est ce que n’ont cessé de faire les séries : rendre attrayant le pouvoir, célébrer la stratégie. Ce qui était auparavant la cible première de toute critique politique – l’éternel scandale de l’imperfection – est devenu l’instrument de sa sauvegarde, ce qui perpétue la croyance en la possibilité même de la politique. C’est par le spectacle qu’on agit sur le spectacle, dit le nouveau credo. L’ancien lui répond qu’à ce compte il ne réparera jamais le monde, et il a bien raison.

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Baron noir, une série d'Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, réalisée par Ziad Doueiri, avec Kad Merad (Philippe Rickwaert), Niels Arestrup (Francis Laugier), Anna Mouglalis (Amélie Dorendeu), Astrid Whettnall (Véronique Bosso), Hugo Becker (Cyril Balsan).

Musique : Evgueni Galperine et Sacha Galperine / Image : Tommaso Fiorilli / Production : Thomas Bourguignon et Stéphanie Carrère.

Chaîne : Canal +.

Date de diffusion : février 2016.