Boris Lehman ne repose pas en paix

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le 2 août 2017

Durant l’hiver 2016, j’ai fait la connaissance de Boris Lehman à Bruxelles. Ayant découvert son atelier, capharnaüm magique, j’ai eu l’idée d’un entretien où il présenterait cet espace. C’est finalement devenu une discussion sur son travail, sa philosophie de vie et son parcours. Débordements m’a alors invité à présenter cet entretien et à écrire quelques mots. Il est possible que cela marque le début d’une série de portraits. Merci encore à Gabriel Bortzmeyer pour sa proposition, Raphaël Nieuwjaer pour ses remarques, et à eux deux pour leur patience.

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Boris Lehman habite ses films. Son corps, perdu dans les limites du cadre ou bien disséqué par le montage, y est inlassablement présent. Puisqu’il ne s’est jamais résigné à « se fixer » (il n’a jamais eu qu’une adresse d’emprunt, un ami proche reçoit ses lettres), c’est donc la caméra qui l’aura fixé, lui, d’un film à l’autre, dans l’entreprise autobiographique qui est la sienne. « Je ne fais pas mes films, je suis fait par eux », dit-il. Il y a une dichotomie dans son travail entre la mise en scène elle-même, rigoureuse, précise, et le corps singulier du cinéaste qui s’y meut. Incertain, fébrile, il s’agite, se déguise ou se déshabille, interrompt ou garde un silence têtu, ne tient plus en place… Au début d’A comme Adrienne (2000), une femme apprend à nager à ses petits-enfants ; cette introduction est interrompue par un plan du cinéaste affublé d’un maillot trop large et d’un bonnet de bain assorti qui saute dans la piscine pour les rejoindre. Ces interventions burlesques atteignent parfois des moments de grâce, instants fugaces où Lehman s’immobilise. Quelque chose s’installe alors au-delà de l’image, sérénité ou grand désespoir innommables qui ne peuvent trouver forme que dans un gros plan du visage du cinéaste, semblant tout entier contenir l’émotion secrète du film. Le cinéma de Lehman repose avant tout sur son corps et son visage, soit dans l’écart qu’il y a entre le déplacement, la recherche de sens d’un enfant qui joue, et la soudaine sérénité de l’adulte qui se rassemble, ou plutôt rassemble en lui toutes les images dispersées pour les faire siennes.

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Homme portant, Boris Lehman, 2003.

I. Corps là-bas

Bill Murray est magnétique parce que le fait même de jouer semble le fatiguer. Il consent à être dans le cadre, il accepte à la rigueur. Chez Boris Lehman, cette impression est redoublée par le fait que l’acteur contraint est aussi son propre metteur en scène. Il aime à dire qu’il est le personnage principal de tous ses films parce que le comédien ne coûte pas bien cher et qu’il est toujours à portée de main, mais sa présence n’est pas simplement affaire de narration. L’esthétique lehmanienne repose en partie sur l’incarnation : elle n’est pas seulement expérience d’un regard, mais aussi du corps qui lui correspond. Cela fait bien sûr songer à d’autres cinéastes, comme Avi Mograbi[11] [11] Voir les deux entretiens publiés avec Avi Mograbi sur Débordements : “Un cinéaste pas radical” et “L’homme qui haïssait les valses de Vienne“. et ou Michael Moore. Chez eux pourtant, le corps n’est pas le point de départ : il s’agit plutôt d’un thème, d’un lieu, d’un tiers sur lequel le corps parachuté vient s’ancrer. Dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1996), par exemple, le film, d’une pseudo-enquête politique, devient une parodie d’auto-analyse de Mograbi, qui s’abandonne finalement dans une danse endiablée. Chez Moore, le corps est là comme un écueil contre lequel viennent s’échouer les interviewés acculés par la caméra. Le paradoxe chez Lehman, c’est que tout part du corps et aspire à y échapper, mais y revient inlassablement. Tout est prétexte au voyage, mais le voyageur reste le même. Ce paradoxe est incarné par Bruxelles, la ville de prédilection du cinéaste, territoire familier qui est en même temps un incroyable bazar ethnique et architectural. Bruxelles contient toutes les possibilités de voyage et devient le monde lui-même (comme Lisbonne pour Pessoa), où circule la silhouette du cinéaste. Depuis le temps qu’il fait des films, on serait en droit de considérer ses apparitions dans Bruxelles, qu’elles soient imprimées ou non sur la pellicule, comme un happening constant. Dans Homme portant (2003), on le voit trimballer des bobines de négatifs dans la ville le temps d’un plan-séquence d’une dizaine de minutes. Son cinéma est hanté par les rues, les insignes, impasses, arbres, fenêtres de la capitale, tout comme la ville elle-même est hantée par le corps de Lehman. La marche, c’est son obsession. Il dit avoir fait plus de cent mille kilomètres à pied, il se considère comme un cinéaste urbain, et dit que ses films, comme ceux de Rohmer, ont une « vision de piéton ». Il y oppose la vision de Wenders, qui serait plutôt celle d’un aviateur. Mais si Rohmer ou Wenders sont absents du cadre, Lehman lui a besoin d’y être pour lancer le film, dans les deux sens du terme : pour le faire démarrer, mais aussi pour en projeter l’expérience à l’extérieur de lui-même. S’engage alors un dialogue singulier où lieux, objets, êtres viennent sans cesse se heurter au corps du cinéaste. L’ouverture de L’art de s’égarer ou l’image du bonheur (2015) le montre grognon, oscillant doucement sur une balançoire, la casquette rabattue sur les yeux, ces derniers plissés à cause du soleil, expliquant qu’il ne peut plus filmer avec son ancienne caméra qui lui a été volée, et qu’il se retrouve obligé d’utiliser celle-ci. Faire un film, c’est donc franchir un obstacle, constater au fur et à mesure le chemin parcouru, mais aussi les changements que cela imprime sur le corps et l’esprit. C’est un cinéma profondément autobiographique, mais au présent. Le journal de bord d’une exploration à la fois extérieure et intérieure. Dans Choses qui me rattachent aux êtres (2010), Lehman recense toute une suite d’objets ayant appartenu à des amis (passés, présents ? Rien n’est dit). L’émotion est contenue dans chaque geste, fût-il infime, qui dit toute l’affection qu’il a pour la ou le propriétaire. Son corps dans ses moindres tremblements complète l’aspect frontal de la mise en scène et la monotonie de son énonciation : ‘Le sac de Guy, le train de Jean…’ L’expérience du cinéaste passe donc plus dans ses gestes que dans ses mots. En effet, Lehman parle peu. Car il regarde aussi, beaucoup. Il nous regarde.

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Choses qui me rattachent aux êtres, Boris Lehman, 2010.

II. Regard ici.

Dans La dernière (s)cène (1995), Lehman fait installer de grandes tables recouvertes de draps blancs au milieu d’un chantier à Bruxelles. Entre les pelleteuses, les nuages de fumée et les bâtiments qui s’effondrent, il reconstitue la Cène avec douze amis, dont quelques cinéastes. Tandis qu’ils discutent et que le chantier à l’arrière-plan semble à l’arrêt, on aperçoit Boris au centre du cadre, incarnant le Christ lui-même. « Je vais mourir, n’est-ce pas ? » demande-t-il après un temps. Cette phrase est réitérée dans un gros plan où il nous fixe, imperturbable. Puis il lave les pieds de ses apôtres et, un à un, les embrasse. Lorsque son visage envahit à nouveau l’écran, il annonce : « En vérité, je vous le dis, l’un d’entre vous va me trahir. » Se dégage alors l’impression que le traître pourrait bien se trouver de l’autre côté de la caméra. Lorsque le film se finit, il ne reste plus que des tables vides. Mais un carton en lettres capitales survient : « Où sont les traîtres ? », avant que l’on nous montre de nouveau des plans du chantier, théâtre absurde, métaphore d’un monde qui tourne à vide.

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La dernière (s)cène, Boris Lehman, 1995.

Ce monde qui entoure Lehman, ce monde qui change, il faut donc bien l’expérimenter, mais il contient une menace évidente de destruction et de séparation. C’est dans les métaphores religieuses, voire mystiques, qui parsèment son cinéma que l’on y ressent alors toute sa profondeur. Lehman est un cinéaste juif, et illustre dans la plupart de ses films la tragédie du judaïsme, persécuté à travers les âges. Bruxelles est ainsi une terre promise provisoire qui, dans ses dédales, ne peut effacer la difficulté de faire monde, de créer une communauté. Lehman est en perpétuel exil et le cinéma est une nécessité brûlante pour fixer les choses et transformer cette perpétuelle fuite en témoignage. C’est pourquoi sa présence dans le monde doit être comprise dans le cadre : il y cherche une maison, mais se tourne sans cesse vers nous, et on lit dans ses yeux toute la tristesse d’un enfant banni. Quoiqu’il arrive, il sera seul, et malgré la galerie infinie de personnages qui traverse ses films, comme lors de sa cérémonie d’enterrement fictif dans Funérailles (2015), le gros plan survient dans le chaos du monde pour rappeler le tragique de son existence, qui le pousse à faire des films en se sachant condamné à ne pas avoir de toit. Au sein des images qu’il me montre dans l’entretien que j’ai tourné avec lui, on aperçoit des images d’Auschwitz et un gros plan singulier : il se couvre les yeux. Il m’expliquait que ce geste revient souvent dans ses films lorsqu’il se trouve face à l’innommable. Je ne pus m’empêcher de penser à un autre plan dans Homme portant (2003), qui le voit au milieu d’un parc, les mains tendues vers le ciel, l’une d’elles contenant quelques pellicules. Il y a, dans ce passage magnifique où le soleil apparaît comme par magie, une sérénité qui inonde tout le plan : les deux mains tendues, l’équilibre fragile des pellicules, mais surtout ses yeux qui se ferment progressivement. Un carton suit : « Oh ma chère, tout est devenu si léger ! Je n’entends plus rien. » Il ne voit plus rien non plus, et c’est justement la beauté : ce cinéaste qui ne voit ni n’entend plus est alors consacré au temps du présent, et ses yeux fermés ne sont plus un refus face à un monde qui le rejette, mais une réconciliation avec celui-ci à travers l’acte de filmer. C’est dans cette fenêtre ouverte par le cadre que Lehman devient un véritable habitant du monde, qui en souffre mais ne peut faire autrement que de le parcourir à la recherche d’autres images.

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Homme portant, Boris Lehman, 2003.

Serge Daney faisait du cinéma un refuge des images orphelines de ce monde. L’œuvre de cet infatigable voyageur en quête d’abri qu’est Boris Lehman est malheureusement en danger. La Cinémathèque de Belgique ayant refusé d’inclure dans ses archives ses films, les bobines s’amoncellent dans son atelier, sans compter tous les documents précieux, photos, découpages, scénarios… Lehman a signé ce qu’il appelle son « dernier film », Funérailles, il y a deux ans, fatigué du cinéma, fatigué aussi que son œuvre, si originale dans le cinéma belge, soit condamnée à l’oubli. J’espère que cet entretien filmé, accompagné de cet article, permettront d’attirer de nouveau l’attention sur son travail, afin que l’on puisse apprécier ces films auxquels on rend si peu souvent hommage.

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