Dans Pour un seul de mes deux yeux, Avi Mograbi et un ami palestinien vivant dans les territoires occupés en venaient, au cours d’une discussion téléphonique, à s’interroger sur la valeur de la vie. Alors que cette œuvre faisait résonner les histoires de Massada et de Samson avec les attentats kamikazes de l’époque contemporaine, Mograbi finissait par affirmer à contre-pied la valeur intrinsèque de la vie humaine. Une conversation de Dans un jardin, je suis entré pourrait bien faire diptyque avec celle-ci. Réunissant Mograbi, Ali, son professeur d’arabe et personnage principal de ce film, et Philippe Bellaïche, le caméraman, elle tourne autour de la question de la renaissance : si on avait le choix, choisirait-on de renaître ? D’emblée, la position de Mograbi s’affirme : non, pas besoin de renaître, pas besoin de repartir à zéro et de se dire qu’on aurait pu faire les choses autrement.
Cet échange a un contexte particulier : il a lieu dans une voiture qui, avançant d’abord par à-coups, finit par être prise dans un embouteillage, celui-ci s’accompagnant des caractéristiques klaxons. On n’aurait pas pu rêver de meilleure situation pour caractériser le cinéma de Mograbi que cette poursuite d’une conversation alors même que ceux qui la tiennent se retrouvent pris en étau et contraints à l’immobilité. Evidemment, il convient alors de lire ce trafic encombré comme une métaphore des relations politiques entre Israëliens et Palestiniens. C’est ce constat d’un blocage, quand il ne s’agit pas d’un envenimement ou d’un pourrissement, qui pousse certains à songer au suicide ou à la renaissance, à chercher l’issue dans le sacrifice ou le fantasme ésotérique. Sans doute Mograbi y voit une forme de triche et considère qu’il n’y a pas de coup de baguette magique qui permettrait de changer les choses. Pas de fuite en arrière ou en dehors qui ne ramènerait au dedans. La seule chose à faire, c’est partir de là où l’on est, de sa vie et du présent. On ne cherche pas un refuge, mais on voit ce qu’on peut faire.
Le cinéma de Mograbi suit donc un régime de la responsabilité dans lequel il convient à la fois de prendre acte d’une situation, soit en refuser la négation (omniprésence de la politique), et de chercher un moyen de s’en sortir, soit refuser la résignation. Si un de ces deux mouvements manque, alors la responsabilité elle-même manque. Les choses étant bloquées, qu’est-il encore possible de faire ? La question paradoxale contenue dans la séquence en question, et qui vient symboliser tout le travail de Mograbi, se pose donc ainsi : comment continuer à avancer tout en étant coincé dans un embouteillage ?
En 1999, Mograbi réalisait un court-métrage intitulé Relief. On y voyait, en une masse compacte, des soldats Israéliens tentant de contenir une foule arabe. Montée sous forme de boucle, la scène se poursuivait indéfiniment, sans possibilité de résolution. Véritable cauchemar, qui pourtant, en se proposant de rendre sensible la stagnation, devait pousser le spectateur à souhaiter son achèvement. Il faut en effet voir, subir la répétition et son caractère intolérable pour travailler à la différence. Avec Dans un jardin, je suis entré, l’avancée se situe au sein du film lui-même aussi bien que dans sa réception, comme il arrive dans chacun des longs-métrages. Mais, contrairement à la majorité des films précédents, Mograbi n’y intervient pas seul, face caméra, pour raconter une histoire ou réfléchir sur le film en train de se faire. Il est toujours dans l’échange, avec Ali et les autres, qui, tous associés, trouvent là une forme de travail en commun proche de l’égalité. La caméra peut même continuer à filmer en l’absence du « réalisateur Mograbi », non pas parce qu’il a confié celle-ci à un personnage dans le but d’obtenir une parole plus libérée et authentique, voire intime, comme dans Z32, mais, plus prosaïquement, parce qu’il doit par exemple s’absenter pour satisfaire un besoin pressant.
Si au dehors les voitures n’avancent pas, ça bouge et parle beaucoup à l’intérieur. La grande partie des séquences se passe en appartement ou dans un habitacle d’automobile, mais l’important est moins de sortir d’un espace clos que de l’ouvrir, c’est-à-dire en faire le réceptacle de rapports à même d’induire un mouvement dans les représentations. S’intéresser à un petit microcosme, à son groupe de travail et d’amis, ce n’est pas pour Mograbi savoir apprécier le goût d’un bon houmous loin du tumulte politique : Ali déclare dès le départ que son existence est indissociable du conflit, et cette coalescence entre l’intime et le public ou le politique a toujours fourni à Mograbi son armature narrative. On peut voir ici à la fois des amis qui font un film et un Arabe, un Juif, un Français et une petite fille (Yasmine, la fille d’Ali, née de son mariage avec une femme Juive), tiraillée entre deux identités. C’est la manière de faire se côtoyer ces dimensions qui fait la grande richesse et la portée considérable d’un tel travail. À plusieurs reprises, des blagues à propos de la Nakba sont échangées entre Ali et Mograbi : le spectacle est surprenant car si les deux amis rient de l’histoire, sont reliés par la plaisanterie, chacun l’est à partir de sa position respective, supra-individuelle, l’un Israëlien, l’autre Arabe, et cette conscience apparaît comme ce qui à la fois donne sa source à l’humour et le dépasse, en fait quelque chose de moins ou de plus.
On voit bien ce qui change ici par rapport à ce que montrait et pouvait signifier Relief. L’interminable du conflit vient de la permanence des identités de chaque camp et des individus qui les composent, de l’incapacité à modifier sa position. Longtemps Mograbi a travaillé sur son propre personnage, pour le faire passer d’un “je” à un autre, le transformer (exemplairement, dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon) ; ici le questionnement est plus directement collectif, et il concerne le « nous » et le « eux », le Juif et l’Arabe. À plusieurs niveaux, dans les rapports amicaux, dans la fabrication du film, dans le passage de l’arabe à l’hébreu, dans les discussions à cheval entre le biographique et l’historique, le film s’emploie à rendre un tel clivage chimérique et intenable (s’opposant ainsi radicalement à la politique identitaire de l’Etat Juif Israëlien et aux conceptions qui la sous-tendent). Entre l’arrière grand-père de Mograbi caractérisé comme juif-arabe (de religion juive mais de culture arabe), et Yasmine, issue d’un mariage mixte, ce sont des zones de partage et d’échange qui sont mises à jour.
Une forte dimension biographique imprègne le film, Mograbi y racontant donc à Ali l’histoire de sa famille, qui a jadis quitté le Liban pour s’installer en Israël. Là encore, il s’agit d’une manière d’instaurer un rapport entre l’intime et le politique, puisqu’à partir de cette histoire, le film déploiera un système d’échos, de montage, entre différents récits d’amour et de terre. L’histoire d’amour réelle de Mograbi avec une Libanaise, rendue impossible par les relations entre Israël et le Liban, se mêle avec une histoire fictive, et située dans le passée, d’une Libanaise et d’un Israëlien. Ce deuxième récit nous parvient par une voix de femme, s’exprimant en français (le Liban ayant été sous mandat français) sur des images tournées en super 8 – ce qui leur confère une apparence “ancienne” – dans le Beyrouth contemporain [11] [11] Ces images ont été tournées par un collaborateur libanais de Mograbi, puisqu’il ne peut séjourner au Liban. Nous publierons prochainement un entretien avec Mograbi, où il revient sur la conception de Dans un jardin, je suis entré, ainsi que sur l’ensemble son cinéma. . Dans chaque cas, l’amour s’affronte aux frontières. Pourtant, la seconde histoire diffère de la première puisque la femme est elle-même, comme le dit le texte, “israëlite”, et qu’il ne serait donc pas impossible pour elle de rejoindre son amant. Mais, par attachement au lieu où elle a toujours vécu, elle ne peut s’y résoudre. Il est clair alors que ce qui intéresse Mograbi n’est pas simplement l’histoire d’amour, la séparation douloureuse des amants, mais le fait que ces amants, du fait de la situation géopolitique, ne puissent s’appartenir l’un l’autre sans rompre d’autres liens, et doivent trancher entre le sentiment amoureux et le sentiment d’appartenance à une terre. Sentiment que l’on pourrait aussi, d’une certaine manière et dans le plus parfait mélange des registres, qualifier d’amoureux. L’autre histoire qui vient dans le cours du film s’entrelacer à celles-ci lie d’ailleurs avant tout un homme à une terre, soit Ali à son village natal, Safuriyeh, qu’il fut forcé de quitter à l’âge de quatre mois.
Dans une société israélienne colonisatrice, la question de la terre et, celle qui lui est associée et constitue un enjeu politique majeur, du droit au retour pour les Palestiniens, est évidemment primordiale. Les embouteillages de Tel-Aviv ne sont qu’une des difficultés de circulation, à laquelle s’ajoutent les panneaux, barrages, murs et frontières. S’il ne faut peut-être pas les comparer en terme d’importance, l’idée du droit au retour palestinien, et en l’occurrence celui d’Ali, trouve un complément dans l’idée que Mograbi aurait envie, pour sa part, de retourner sur la terre de ses ancêtres, le Liban. Nouvelle figure de partage, d’une possible réciprocité. Chacun semble ici rêver de la possibilité d’être ailleurs, de lutter contre ce « déracinement » spatial et temporel que les images de Beyrouth, à l’apparence ancienne et alternant couleur et noir et blanc, inscrivent dans le corps du film. Ce déracinement semble à la fois abstrait et omniprésent, ancré dans le quotidien. Il peut saisir au détour d’une chanson, rappel nostalgique, mais permet tout autant d’avancer.
Contre les problèmes routiers qui en sont le contexte, le cinéma de Mograbi sait encore une fois inventer une aire de composition qui lui est propre, en enregistrant les échanges amicaux, en articulant éléments biographiques, historiques et fictifs, en faisant place aux rêves individuels portés par la politique, en écoutant des chansons. Faire un film n’est pas ici une échappatoire, mais une manière de tracer une voie parallèle en s’insérant dans une situation réelle. Si le film mène à un embouteillage, il faut y voir un rappel du contexte, pas nécessairement un geste destiné à en amoindrir la portée ou à le faire tomber à plat. Pour être “réaliste”, la démarche n’en est pas moins optimiste, et aura permis beaucoup de circulations : en dehors du film, ça n’avance pas, mais on le voit d’autant mieux que ce film existe et constitue une réponse à cette situation. Bien sûr, celui qui attend du cinéma qu’il résolve les problèmes routiers pourra légitimement être déçu. Mais celui qui considère, naïvement peut-être, que le chemin ne sera débloqué qu’à condition que les représentations le soient, se désolera davantage de la circulation limitée des copies d’un film aussi doux que percutant.